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Le relativisme en sciences, tout comme l’irrationalisme, est la marque d’une bourgeoisie sur la défensive, qui mène une bataille idéologique acharnée pour empêcher l’émergence d’une pensée rationnelle susceptible de dévoiler l’obsolescence historique et le caractère mortifère de cette classe.

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Dans un article d’une rare irrationalité, publié en 1998 dans la revue La Recherche, Bruno Latour écrivait que le fait de déclarer que Ramsès II était mort de la tuberculose, trois mille ans avant la découverte du bacille de Koch, relevait de l’anachronisme : « Avant Koch, le bacille n’a pas de réelle existence. »

Modification des programmes scolaires et obsolescence de la pensée critique
L’ambiance générale est délétère quand, au pays des Lumières, la voyance draine plus d’argent que le budget consacré à la recherche publique, que l’enseignement des mathématiques devient optionnel dans l’enseignement secondaire, et que le travail et l’inconscient sont malmenés dans l’enseignement de la philosophie. Qu’on ne s’y trompe pas, cette amputation, dans le cursus scolaire, de la pensée mathématique aboutie, en particulier du concept et de la pratique de la démonstration logique, n’est pas anodine. Par ailleurs, il est déjà possible de ne jamais rencontrer ni Marx ni Freud dans un cours de philosophie de terminale : la liste des auteurs au programme n’étant pas impérative, les enseignants « piochent » parmi ces auteurs, mais ne sont pas tenus de les aborder.
Il faudrait être bien naïf pour ne pas voir dans cette proposition de modification des programmes un signe fort envoyé, au-delà même de la philosophie, à l’opinion publique, d’une obsolescence de la pensée critique, marxiste en particulier bien sûr, et ce au nom de la modernité. Il s’agit là de la bataille idéologique, au sens fort du terme, d’autant plus que c’est tout le programme de l’enseignement qui est chamboulé et orienté vers une philosophie officielle insidieuse, idéaliste bien entendu, avec une ode au libéralisme en tant que sublimation de l’individu, le tout commençant – l’aurait-on cru ? – par un chapitre intitulé « Métaphysique ». Le XIXe siècle n’est pas loin ! C’est la jeunesse qui est ici visée ; on lui donne des outils conceptuels ringards ou émoussés repeints aux couleurs de la liberté individuelle (en fait du libéralisme de Jean-Baptiste Say) et ce sous couvert de la nécessité d’introduire des matières nouvelles. L’irrationnel ici n’est pas fortuit, il a un sens, celui d’une classe dominante sur la défensive historique.

« À l’heure où le prêche, la croyance, l’émotion priment, il est indispensable de revenir au primat de l’analyse rationnelle. La peur n’a jamais été un élément d’analyse. »

Cette irrationalité dans laquelle s’enfonce notre société libérale ne touche pas que le monde culturel. Quand un Yannick Jadot, qui se prétend écologiste, en vient à défendre le libéralisme, quelle est la rationalité de la démarche ? Je ne vais pas ici énumérer tous les contresens et oxymores du discours de certains écologistes. Être à la fois pour l’arrêt de la production électro-nucléaire plutôt que pour la production énergétique décarbonnée et être pour le moteur à hydrogène sans poser la question de la production de ce gaz, et surtout sans poser la question des transports en commun et donc du service public. Ou encore plus prosaïquement être contre le compteur électrique Linky et prôner la production locale et « verte » de l’électricité alors que ledit compteur est précisément la pièce maîtresse qui permet que le réseau électrique soit géré en « grille », ce qui rend ainsi possible la gestion souple des différentes sources d’énergie.

La prédominance du discours brillant
Ce qui compte ici, et de façon générale comme en témoigne l’exergue de cet article, c’est le discours pour lui-même, la forme, pas le fond, il faut choquer, provoquer, d’où la mode des bobards (fake news en français !), tel Nicolas Dupont-Aignan lors du débat télévisé du 6 avril, avec ses dix-huit millions de migrants. L’essentiel, c’est de briller, de marquer les esprits, il en restera toujours quelque chose, peu importe la véracité ou la cohérence logique du discours. C’est ainsi que Jean-Luc Mélenchon, ancien candidat à l’élection présidentielle, après avoir passé trente ans dans un parti politique défendant l’électronucléaire, s’y déclare opposé urbi et orbi, histoire de récupérer le courant écolo-obscurantiste. C’est aussi ce que fit Lionel Jospin en son temps, en faisant arrêter le réacteur nucléaire expérimental Superphénix en espérant récupérer lui aussi les voix écologistes qui lui manquaient pour assurer sa réélection. Cela n’a pas suffi et Superphénix a été arrêté, ce qui « casse » la cohérence de la filière électro-nucléaire car il était l’outil susceptible de « brûler » les déchets de nos centrales à fission et d’en réduire le volume et la durée de vie de façon drastique. Dans le même mouvement, les quinze ans d’avance qu’avaient pris les ingénieurs français sur cette filière sont perdus. Il en va de même pour la décision concernant l’arrêt du programme Astrid de réacteur expérimental à neutrons rapides, cent fois plus performant que les réacteurs actuels.

« Il ne s’agit pas de nier le dangerqui consisterait à adopter une attitude technophile inconsidérée, mais il nous faut poser les problèmes en toutes leurs dimensions, y compris politiques car les choix technologiques qui concernent et engagent la société revêtent toujours un caractère politique. »

Cette prédominance du discours brillant, du « show-biz », accompagne une démission de la pensée des Lumières ; c’est là que prennent corps les peurs irrationnelles, sur les vaccins, sur les organismes génétiquement modifiés (OGM), sur les nanotechnologies, sur le nuclé­aire, sur les pesticides… Il ne s’agit pas de nier ici le danger qui consisterait à adopter une attitude technophile inconsidérée, mais il nous faut poser les problèmes en toutes leurs dimensions, y compris politiques car les choix technologiques qui concernent et engagent la société revêtent toujours un caractère politique.
Concernant, entre autres, la pratique des pesticides et plus généralement l’utilisation de toute substance, rappelons-nous cet exorde de Paracelse (1493-1541) : « Tout est poison et rien n’est sans poison ; la dose seule fait qu’une chose n’est pas un poison. » Signalons au passage que le curare, ce poison très violent a été très largement utilisé en médecine pour des anesthésies. À l’heure où le prêche, la croyance, l’émotion priment, il est indispensable de revenir au primat de l’analyse rationnelle. La peur n’a jamais été un élément d’analyse.
Le credo du capitalisme c’est d’accumuler le maximum de capital, et donc de profit, dans le minimum de temps, peu importent les moyens, et donc aussi les dégâts environnementaux. Qui plus est, avec le libéralisme, la société est vue comme une juxtaposition d’intérêts individuels. Dans ces conditions, comme l’avait fait remarquer Cécile Duflot en son temps, lors de sa démission du gouvernement, la préservation de l’environnement est un vain mot en système capitaliste, Nicolas Hulot en a lui aussi fait l’expérience.

Avoir une vision à long terme de l’écosystème
Une société basée sur l’intérêt commun, à l’heure du dérèglement climatique, est à l’ordre du jour malgré la prédation capitaliste de la nature. La rationalité exige une gestion globale des ressources de la planète. Les sciences et les techniques offrent dès aujourd’hui la perspective d’une production guidée par la satisfaction des besoins et non pas basée sur l’exploitation capitaliste ou la prédation sauvage de l’écosystème. Mais cela nécessite une gestion et par conséquent une vision à long terme (pluridécennale, voire pluriséculaire) de l’écosystème. Cela touche là aussi à l’irrationalité de la course aux armements, nucléaires en particulier, comme à la militarisation de l’espace eu égard aux sommes fabuleuses ainsi stérilisées et qui pourraient servir à contrecarrer les effets du dérèglement climatique. Non seulement les sommes au sens financier, mais aussi les forces intellectuelles et l’outil industriel afférent. La démarche qui préside à la possibilité du suicide nucléaire – les accidents révélés comme la fausse alerte à une attaque de missiles en Union soviétique, ou la perte de deux bombes H en état de marche par un bombardier états-unien et dont une seule a été retrouvée laissent mal augurer de la prétendue sécurité apportée par « l’équilibre de la terreur » – interroge la rationalité de la lutte contre les conséquences du dérèglement climatique dû au réchauffement anthropique.

« Les sciences et techniques offrent dès aujourd’hui la perspective d’une production guidée par la satisfaction des besoins et non pas basée sur l’exploitation capitaliste ou la prédation sauvage de l’écosystème. »

Avec la revue Progressistes, nous menons la bataille pour la réappropriation du rationalisme par le mouvement révolutionnaire. Plus particulièrement, Progressistes traite des rapports entre la science, le travail et l’environnement. L’histoire de l’humanité étant celle de ses forces productives, il convient en toute rationalité de comprendre le mouvement de ces forces, son influence sur la façon de produire. n

Ivan Lavallée est directeur éditorial de la revue Progressistes.

Cause commune n° 11 • mai/juin 2019