« Je dis toujours la même chose parce que c’est toujours la même chose » (Jules Guesde).
L’aspiration à un « retour aux fondamentaux » est souvent formulée par des communistes, parfois au-delà même des rangs du PCF. Elle exprime à la fois une insatisfaction réelle non exempte de nostalgie et une aspiration à la rigueur. Pour y répondre, il faut démêler ce qu’elle contient de légitime et la forme en grande partie mystifiée dans laquelle elle s’exprime. Malaise identitaire ? Pas seulement.
Une notion ambiguë
Il est arrivé que certains se réclament carrément d’un « fondamentalisme communiste » (Pierre Juquin en 1984). Expression forte, pour ne pas dire forcée, qui dit l’essentiel. Et qui, comme on l'a vu, ne prémunit contre aucune dérive dans la réalité. Tout fondamentalisme, et comment ne pas penser au fondamentalisme religieux, veut dire : il y a une doctrine achevée, inscrite dans un livre canonique, dans lequel l’esprit ne peut être détaché de la lettre. L’histoire est ainsi ramenée au temporel, à l’écume des choses, voire à la mode : pas question de se compromettre avec l’inessentiel ! S’agit-il là d’un extrême caricatural ? Mais la caricature est bien réelle ! Comment ne pas voir que, dans des pays beaucoup plus imprégnés que le nôtre de valeurs religieuses, le marxisme est spontanément compris, autant par ses adversaires que par ceux qui s’en réclament, comme une autre religion, avec ses dogmes et sa liturgie ? Le « Ni Marx ni Jésus » affiché par de nombreux étudiants états-uniens dans les années 1960-1970 et que certains ont tenté d’acclimater en France exprime cette mystification.
« Ce qui manque souvent à la gauche et au mouvement social, c’est de replacer la partie dans le tout, et de saisir comment la misère réelle n’est que le corollaire d’une forme de développement de nos sociétés, avec sa division en classes antagoniques. »
Mystification : un bâtiment possède des fondations sur lesquelles il repose : modèle statique. Une technique possède des fondamentaux, et ne peut se modifier qu’à la marge. Des fondamentaux, c’est une infrastructure inaltérable. Evgueni Preobrajenski écrit en 1918 un ABC du communisme ; Staline intègre à son Histoire du PC(b) de l’URSS un chapitre simpliste mais maniable sur « les bases du léninisme ». Dans tous les cas, il s’agit de l’enseignement d’un dogme, sans appel à l’appropriation critique. Le religieux n’a fait que changer d’objet. Il n’a pas changé de nature.
Comment s’étonner dès lors que la chute de l’URSS, la crise du marxisme et les mutations sans précédent de la simple vie à la fin du XXe siècle aient entraîné la tentation chez certains de tout envoyer promener au nom de « l’ouverture », tandis que d’autres se refermaient sur l’idéalisation nostalgique d’un passé révolu ? Ouverture, fermeture : la voilà, la contradiction à dépasser ; le voilà, le piège.
Et il faut rendre hommage à tous ces militants et acteurs de terrain qui, dans la pratique et dans la vie, ne cessent, au quotidien et non sans peine, de dépasser cette opposition calamiteuse du sectarisme ruineux et de la pseudo-ouverture démagogique et opportuniste. « Le communiste qui va au charbon, il lui faut des certitudes, il faut qu’il ait quelque chose à dire à ses camarades de travail, à leur répondre, et ça ne le dispense pas de les écouter, bien au contraire », disait volontiers Henri Alleg à propos du contenu de L’Humanité. Ouverture, oui, fermeté, oui : mais fermeté sur quoi ?
« Les poissons rouges ne sont pas solubles dans l’eau »
Les communistes ne sont pas, contrairement à ce que disait Staline, « une race à part ». Ni dans la société, ni dans la gauche à laquelle ils appartiennent de plein droit. « Nous sommes dans la citoyenneté comme des poissons dans l’eau, mais les poissons rouges ne sont pas solubles dans l’eau », me disait avec humour un militant. Les communistes partagent avec d’autres, tant d’autres, et au-delà même parfois de ce qu’il est convenu d’appeler la gauche, un grand nombre de valeurs : féminisme, antiracisme, accueil de l’autre, souci de l’environnement, rejet des discriminations, attention portée aux plus fragiles, refus de la marchandisation du corps humain… la liste serait indéfinie.
Cet ensemble de valeurs partagées ne contient cependant pas ce que les logiciens appelleraient la « différence spécifique » des communistes. Des féministes, des antiracistes, des militants syndicaux efficaces et résolus, il y en a, et c’est heureux, bien au-delà de nos rangs et souvent, historiquement, avec un temps d’avance sur nous. Pourtant, c’est souvent elles et eux qui soulignent que les communistes ont « quelque chose » à leur apporter. Quoi ?
Là encore, il n’est pas besoin de chercher très loin : l’apport communiste à la gauche et au mouvement social, c’est en premier lieu l’articulation qu’ils s’efforcent de réaliser entre les valeurs, largement partagées, et leur réalisation dans la vie. Une partie de celles et ceux qui adhèrent aux valeurs de liberté et de justice sociale s’en tiennent au wishful thinking, à l’espérance, à ce que Hegel appelait sarcastiquement « la belle âme ». Mais chez ceux-là mêmes qui cherchent à descendre du ciel des valeurs au concret de la réalité humaine, que de fausses routes ! Que de mots creux ! Que de gestes platement symboliques !
Pourquoi ces insuffisances et ces échecs ? Parce que ce qui manque souvent à la gauche et au mouvement social, c’est de replacer la partie dans le tout, et de saisir comment la misère réelle n’est que le corollaire d’une forme de développement de nos sociétés, avec sa division en classes antagoniques. Et c’est là que l’apport communiste peut se révéler décisif. Montrer la réalité incontournable mais impalpable des rapports sociaux derrière les figures bien tangibles du patron, du contremaître ou de la marchandise, montrer une nécessité réelle à l’œuvre sous une contingence apparente, c’est la tâche. Et elle n’est pas évidente. À qui rêve de justice sociale, répondre « services publics » a quelque chose de prosaïque, voire de mesquin. Et pourtant…
« Chaque injustice, chaque discrimination, si durement qu’elle soit vécue dans le singulier d’une histoire personnelle, est un parmi les millions de points d’impact d’une situation globale : à la fois persistance de l’ancien monde, régression toujours possible des rapports humains à la barbarie originelle, et effets inédits de la crise du capitalisme. »
Le réel et la lettre
Ce que les communistes ont retenu de Marx et avant lui de Hegel, c’est que l’universel n’existe que dans le singulier. Chaque injustice, chaque discrimination, si durement qu’elle soit vécue dans le singulier d’une histoire personnelle, est un parmi les millions de points d’impact d’une situation globale : à la fois persistance de l’ancien monde, régression toujours possible des rapports humains à la barbarie originelle, et effets inédits de la crise du capitalisme. « La crise », ce n’est pas un discours, c’est une réalité. Et s’il est vrai que le mot peut être employé mécaniquement, la chose ou plutôt le rapport qu’il désigne n’en est pas moins réel, connaissable et par là même susceptible d’être transformé.
Prenons un exemple, qui est peut-être l’exemple majeur : le mouvement du capital. Marx explique dans le chapitre sur les échanges que si l’on appelle M la marchandise et A l’argent, on peut représenter l’histoire des échanges, dans sa logique réelle, de la façon suivante : après une longue période de troc (M-M), l’introduction progressive de l’argent (M-A-M) caractéristique des sociétés non capitalistes et des économies qu’on peut appeler « circulaires ». Le capitalisme commence quand le rapport s’inverse, que l’argent avancé est mis en premier et permet d’acheter, non seulement des marchandises, mais une marchandise bien spécifique, à savoir la force de travail de ceux qui, expropriés (l’accumulation dite primitive), n’ont pas autre chose à vendre, ce qui permet le processus A-M-A’ (A’>A). Processus qui entraîne à la fois production de richesses, réduction du travailleur à la condition de salarié, formation chez le travailleur de compétences et de savoirs nouveaux en même temps qu’il se déforme et s’use, lutte des classes lui permettant d’améliorer quelque peu sa condition, accumulation du capital génératrice à terme de crise. De fait, la logique même du capital aboutit à faire l’économie du passage par la production des richesses, avec le mouvement A-A’, où l’argent va directement à l’argent, au détriment du plus grand nombre…
« L’apport communiste à la gauche et au mouvement social, c’est en premier lieu l’articulation que les communistes s’efforcent de réaliser entre les valeurs, largement partagées, et leur réalisation dans la vie. »
Ce résumé est évidemment incomplet et très schématique. Pourtant, il contient les aspects fondamentaux, non pas du marxisme, mais de notre monde économique et social, et de sa crise. Il décrit l’essence de l’exploitation capitaliste. Marx n’avait pas connu, à son époque, le mouvement A-A’. Il l’avait prédit. Non qu’il ait eu on ne sait quel don de voyance, mais parce qu’il a su mettre en place une matrice d’explication. Pas un dogme à révérer, mais un instrument à faire fonctionner.
On pourra chercher à diluer cette « loi d’airain » de toutes les façons, imputer à autre chose qu’à la lutte des classes l’amélioration, toute relative, de la condition salariée, chercher à diviser les travailleurs entre eux, nationalement et internationalement, prolétariser les consommateurs par le biais de plus en plus sophistiqué du crédit, chercher à balkaniser la société de toutes les façons possibles, opposer les femmes aux hommes, les jeunes aux vieux, les fonctionnaires aux autres salariés, justifier la consommation somptuaire de quelques privilégiés en parlant de « ruissellement »… on ne fera que noyer le poisson et se détourner de l’essentiel. Bien avant la création du Parti communiste français, Jules Guesde a eu ce mot fameux : « On me reproche de dire toujours la même chose : mais c’est parce que c’est toujours la même chose. » Sous ses travestissements d’opportunité, la même structure dure et perdure.
Car c’est de l’essentiel, plutôt que du fondamental, qu’il convient de parler : le capitalisme produit, entre autres choses, la nécessité de son propre dépassement. Le communisme n’est pas quelque chose que l’on applique, mais tout au contraire quelque chose qui est impliqué dans un grand nombre de pratiques et de revendications, y compris en l’absence de toute référence explicite et même consciente. Et l’apport des communistes au mouvement populaire, ce qui fait leur identité propre, c’est l’articulation qu’ils se sont donné les moyens de faire entre les espérances, voire les revendications, justifiées mais dispersées, et la nécessité d’une révolution sociale et politique, dans des formes encore difficilement prévisibles.
Jean-Michel Galano est agrégé de philosophie.
Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020