par Dorian Mellot et Jean Quétier
Au moment de choisir le thème de ce dossier, le ministre français de la Transformation et de la fonction publique, Stanislas Guérini, n'avait pas encore formulé les déclarations provocatrices qu'il allait tenir, au mois d'avril 2024, au sujet du prétendu « tabou » pesant sur le licenciement dans la fonction publique. « C’est un dévoiement du statut de la fonction publique que de considérer qu’au nom de la garantie de l’emploi on ne puisse pas se séparer d’un agent qui ne ferait pas son boulot », a-t-il ainsi affirmé dans Le Parisien, propageant ainsi de façon insidieuse le cliché du fonctionnaire fainéant sur lequel il serait nécessaire de faire peser une menace permanente pour garantir sa productivité. Ce dossier résonne donc avec l’actualité, bien contre son gré, mais ne s’y résume pas. Il se propose de donner des clés de lecture permettant de comprendre ce qu’est la fonction publique en France et son rôle stratégique pour répondre aux besoins collectifs.
« Il y a bien une portée communiste dans la fonction publique française telle qu'elle a été construite au XXe siècle, et qui, pour cette raison même, constitue une cible privilégiée du camp néolibéral. »
La question est d’importance pour les communistes même si la place qu'elle est appelée à occuper dans leur combat est moins évidente qu'il n'y paraît. D'une part, dans le contexte français, l'histoire même de l'institution de la fonction publique semble indissociable de l'action des communistes, et en particulier de celle de deux ministres emblématiques : Maurice Thorez, qui met en place le statut de la fonction publique en 1946, et Anicet Le Pors, qui est à l'origine de la loi de 1983 sur les droits et obligations des fonctionnaires. D'autre part, depuis le XIXe siècle, il n'est pas rare que la fonction publique, appréhendée sous l'angle de la bureaucratie, soit présentée dans le discours marxiste comme un rouage essentiel du pouvoir de la classe dominante par l'intermédiaire de l’État. Faut-il y voir l'indice d'une contradiction fondamentale entre deux logiques irréconciliables ? Rien n'est moins sûr. L’État qu'avaient sous les yeux Marx et Lénine était, à bien des égards, différent du nôtre, et n'avait pas encore été façonné en profondeur par les luttes sociales du XXe siècle. Cela ne signifie pas que leurs analyses soient toutes aujourd'hui devenues caduques, mais qu'il convient au minimum de les reprendre à nouveaux frais pour qu'elles puissent être en phase avec le contexte qui est le nôtre.
Ce qu’est la fonction publique
La fonction publique regroupe aujourd’hui plus de 5,6 millions d’agents. En France, la fonction publique au sens strict réunit les agents soumis au statut de la fonction publique : les fonctionnaires. Un statut général, c’est-à-dire un ensemble de règles est applicable à tous les agents de la fonction publique. Celle-ci est composée de ce que l’on appelle les trois versants, la fonction publique d’État, la fonction publique territoriale et la fonction publique hospitalière. Chacun de ces versants est soumis à un corps de règles particulier.
« Si le statut général de la fonction publique tel qu'il existe en France constitue un enjeu aussi central pour les communistes, c'est aussi parce qu'il permet de concevoir le travail sous une autre modalité que celle du marché capitaliste. »
Mais on sait bien qu'il ne s'agit souvent là que de la partie émergée de l'iceberg : on trouve également des agents contractuels, qui ne sont pas titulaires du statut de la fonction publique alors qu’ils en assurent les missions (des enseignants, des techniciens employés dans les différents services). Bien qu’on les appelle contractuels de la fonction publique, ils n’y sont pas pleinement intégrés faute de bénéficier des mêmes droits. C’est évidemment pour contourner le statut de la fonction publique que les recrutements de ce type ont été étendus. Il y a là une stratégie nettement identifiable de la part des gouvernements successifs depuis plusieurs décennies, que les communistes se sont toujours employés à dénoncer.
D’autres agents publics ne sont pas fonctionnaires, au sens du statut général, alors qu’ils disposent d’un statut proche de celui de la fonction publique. Il s’agit des militaires, des magistrats de l’ordre judiciaire, des praticiens hospitaliers et des ouvriers de l’État.
Ce avec quoi la fonction publique ne se confond pas
La fonction publique ne se confond pas pour autant avec le service public et ne s’identifie pas avec le secteur public.
De nombreux et importants services publics ne sont pas assurés par des fonctionnaires. Certains sont assurés par des entreprises privées employant des salariés de droit privé (Veolia ou Suez pour le traitement et la gestion de l’eau), certains sont réalisés par des entreprises privées à capitaux publics employant des personnels avec un statut différent de celui de la fonction publique (la SNCF avec le statut de cheminot, EDF-GDF avec le statut des industries électriques et gazières). Dans ce paysage, La Poste fait exception pour des raisons historiques puisqu’il s’agit d’une entreprise privée à capitaux publics qui emploie encore des fonctionnaires. Un tel mélange des genres ne va pas sans poser problème et témoigne souvent de l'effet délétère de l'introduction des logiques du profit et de la rentabilité dans des services qui devraient pourtant relever du bien commun.
« L'histoire même de l'institution de la fonction publique semble indissociable de l'action des communistes, et en particulier de celle de deux ministres emblématiques : Maurice Thorez, et Anicet Le Pors. »
Le secteur public, quant à lui, comprend toutes les activités gérées par une structure publique sans que les activités relèvent obligatoirement des services publics et sans que les personnels qui y sont employés ne soient nécessairement des fonctionnaires. Il comprend ainsi les administrations à proprement parler mais aussi des entreprises publiques détenues en majorité par l’État (France Télévisions, SNCF…), des établissements publics administratifs (Caisses de la sécurité sociale, France Travail, anciennement Pôle emploi…) et des établissements publics industriels et commerciaux (l’ONF, la comédie française…).
Les enjeux sur lesquels nous nous concentrerons dans ce dossier sont donc ceux de la fonction publique définie en ce sens, en prêtant une attention particulière à ce qui relève du statut général.
Ce que la fonction publique préfigure
On voit donc des pans entiers du service public et toute une part du secteur public qui ne sont pas assurés par des fonctionnaires. Ce sont autant d’activités ouvertes à la prédation du capital, autorisé à se substituer à l’État quand ce n’est pas l’État lui-même qui se comporte en actionnaire au prétexte de rendre les services plus efficaces et moins coûteux – ce qui reste à démontrer. Si elle est tant attaquée, c’est aussi pour ce qu’elle représente comme conquête sociale en protégeant les fonctionnaires contre les changements de pouvoir politique et la corruption, gardant en ligne de mire l’intérêt général, ou à tout le moins celui des usagers.
En effet, si le statut général de la fonction publique tel qu'il existe en France constitue un enjeu aussi central pour les communistes, c'est aussi parce qu'il permet de concevoir le travail sous une autre modalité que celle du marché capitaliste, dans la mesure où il permet de sécuriser l'emploi en mettant le fonctionnaire à l'abri des aléas qui pèsent sur les salariés du secteur privé, jamais entièrement à l'abri de la menace du licenciement. Le rôle joué par les communistes dans la construction de ce statut ne doit donc rien au hasard : il y a bien, quelle que soit la façon dont on l'interprète, une portée communiste dans la fonction publique française telle qu'elle a été construite au XXe siècle, et qui, pour cette raison même, constitue une cible privilégiée du camp néolibéral. Or, si la fonction publique préfigure bien à sa manière un avenir dans lequel le travail serait émancipé d'une bonne part des tutelles qui pèsent sur lui, les luttes dont elle fait l'objet ne sauraient être des luttes simplement défensives. Il ne s'agit pas seulement de protéger un acquis du passé, mais d'étendre et d'améliorer encore un outil d'avenir.
Dorian Mellot et Jean Quétier sont membres du comité de rédaction de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier.
Cause commune n° 39 • juin/juillet/août 2024