Pas plus aujourd’hui qu’hier les matérialistes ne pensent que la classe est la seule clé d’explication des phénomènes sociaux. Il se peut que la classe soit « plus importante » que le genre pour certains problèmes, mais l’inverse est aussi vrai. Il nous a semblé intéressant ici d’insister sur le rôle pionnier de Flora Tristan (1803-1844) par ses propositions liant lutte des femmes et mouvement ouvrier.
Quatre ans avant le Manifeste du parti communiste et vingt ans avant la fondation de l’Internationale des travailleurs et des travailleuses, Flora Tristan, écrivaine féministe et socialiste, publie l’Union ouvrière. Elle y revendique « le droit au travail », mais aussi la nécessité d’organiser ceux et celles qui ne disposent que de la propriété de leurs bras, à défaut des moyens de production. En se refusant de séparer la cause des femmes de celle du prolétariat dans la lutte contre le capitalisme, Flora Tristan a posé les principes de base du féminisme, mais aussi de l’utilité d’une organisation prolétarienne. Sa trajectoire biographique singulière, couplée à ses talents d’enquêtrice des milieux ouvriers, lui permet de poser un regard novateur sur son époque. Après avoir passé en revue ses principaux ouvrages et les moments marquants de sa vie, on reviendra plus spécifiquement sur l’apport de l’Union ouvrière qui, loin d’avoir perdu sa pertinence, permet de penser les problématiques actuelles de la question sociale, et l’organisation de notre parti.
Enquêtrice de la condition féminine et du social
« Mes sœurs, je vous jure que je vous délivrerai », écrit Flora Tristan quelques mois avant de mourir d’épuisement à 41 ans, durant un tour de France en 1844. Au cours de réunions publiques, elle rencontre des ouvriers et des ouvrières, à l’image des blanchisseuses de Nîmes, « condamnées à passer leur vie, le corps dans l’eau jusqu’à la ceinture, et dans une eau qui est un poison ». Si Flora Tristan place au cœur de sa réflexion l’émancipation des femmes, c’est parce que son histoire personnelle s’inscrit dans une double exploitation, de classe et de genre.
« Sur la question féministe, Flora Tristan, comme d’autres militantes socialistes telles que Clara Zetkin des années plus tard, pense que les femmes sont amenées à jouer un rôle prépondérant dans l’accroissement du mouvement prolétarien. »
Issue d’une mère française et d’un père aristocrate péruvien, qui, du fait de sa mort prématurée, laisse la famille dans la misère, Flora Tristan se marie à 17 ans avec André Chazal, un graveur qu’elle rencontre à l’imprimerie où elle travaille en tant qu’ouvrière coloriste. À la suite de violences conjugales, elle s’enfuit de son domicile, enceinte, avec ses deux aînés, durant la période de la Restauration, où le divorce n’existe plus. En 1837, son conjoint, qui tente de récupérer la garde de sa fille, est accusé d’inceste. Flora Tristan adresse alors une pétition aux députés et décide de faire de sa cause individuelle un combat plus large en demandant de rétablir le divorce. Le 14 mars 1838, la justice prononce la séparation des corps. Son ex-conjoint tente alors de la tuer et est finalement condamné aux travaux forcés.
Durant le procès qui oppose André Chazal à Flora Tristan, celle-ci est accusée de bigamie et désignée comme consentante à ce mariage et, de ce fait, responsable des violences qu’elle a subies. Elle rétorque alors : « Que signifie le consentement d’une jeune femme de 17 ans, pauvre, orpheline, bâtarde, qui n’a aucun appui familial ? » Outre le fait d’interroger la notion de consentement amoureux, il s’agit pour elle de penser l’oppression des femmes en lien à la domination de classe. Selon son expression, qui n’est pas sans faire penser aux propos d’Engels des années plus tard, « [la femme] est la prolétaire du prolétaire même ». Dans son ouvrage De la nécessité de faire bon accueil aux femmes étrangères (1835), elle affirme la nécessité d’instruire les femmes et de les unir, en faisant référence à celles qui, comme elle, ont quitté leur domicile conjugal et se retrouvent en infraction à la loi. Plus étonnant pour l’époque, elle évoque le droit des femmes à occuper l’espace public, non pas comme George Sand, déguisé en homme, mais en tant que femme. Durant ses voyages, Flora Tristan se voit en effet refuser la location de chambres d’hôtel, n’étant pas accompagnée, et se retrouve exclue de certains événements politiques, à l’image du banquet-anniversaire de la mort de Fourier.
Dans Pérégrinations d’une paria, journal de son voyage au Pérou publié en 1837, elle décrit la condition des esclaves et la société péruvienne. Néanmoins, elle ne parvient pas à se dégager d’un certain ethnocentrisme, son regard étant d’abord focalisé sur l’aristocratie créole dont elle est issue, et non sur les mouvements populaires qui agitent le Pérou.
« L’Union ouvrière met l’accent sur la nécessité de penser l’organisation de la classe ouvrière en acte, sur le rôle prépondérant des femmes dans l’émancipation de la classe ouvrière et sur la nécessité de mener le combat pour le “ droit au travail ” pour toutes et tous. »
Après la condamnation de son ex-mari en 1839, elle passe plusieurs années en Angleterre en tant que dame de compagnie, et visite les quartiers ouvriers et les bordels de Londres. C’est à cette période, à Manchester, Birmingham, Newcastle, Sheffield, que les ouvriers de Grande-Bretagne se regroupent dans les premiers Trade Unions (syndicats ouvriers). Dans Promenades dans Londres, elle décrit les conditions de vie misérables des ouvriers, des ouvrières et des prostituées. Elle en retient la notion de lutte de classes et écrit : « Depuis 1789, la classe bourgeoise est instituée. En 1830, elle choisit un roi à elle, procède à son élection, sans prendre conseil du reste de la nation, et, enfin […] se place à la tête des affaires, pour imposer aux vingt millions de prolétaires, ses subordonnées. » Toutes ses observations l’amènent à un constat : il ne suffit pas seulement d’observer le monde, il est nécessaire de le transformer. Si Flora Tristan n’évoque pas, contrairement à Marx, la nécessité d’abolir la société de classe, elle va penser concrètement une organisation capable d’unir le mouvement ouvrier.
L’Union ! L’Union ! Une doctrine en acte
« Ouvriers, le jour est venu où il faut agir, et c’est à vous seuls qu’il appartient d’agir pour votre cause. » En 1843, l’Union ouvrière, constituée de soixante-quinze paragraphes, se veut un livre pratique destiné à organiser le monde ouvrier, quarante ans avant l’apparition des syndicats en France. Dans cet ouvrage, on retiendra trois choses qui peuvent éclairer des débats plus contemporains : le besoin de penser l’organisation de la classe ouvrière en acte, le rôle prépondérant des femmes dans l’émancipation de la classe ouvrière ; la nécessité de mener le combat pour le « droit au travail » pour toutes et tous.
Pour Flora Tristan, une doctrine ne se porte pas seulement dans le débat d’idées, mais doit être transposée en acte. Sa première préoccupation est d’apporter des solutions concrètes aux besoins d’organisation du monde ouvrier. Alors que les partis modernes n’existent pas encore, ces propositions apparaissent novatrices et renvoient à la nécessité d’un travail coordonné au niveau national, dont les ramifications s’étendent sur l’ensemble du territoire (villes, villages et hameaux). Tout en comptant sur des solidarités ponctuelles d’autres groupes sociaux (par exemple une solidarité financière de certains membres de la petite bourgeoisie), il s’agit pour elle de cibler des catégories sociales qui demeurent le fer de lance de la révolution prolétarienne.
En outre, Flora Tristan comprend que le nerf de la guerre est financier, et qu’avec des moyens humains limités, propres aux organisations ouvrières, des priorités politiques doivent être décidées. Le rôle des émissaires qu’elle évoque, qui pourraient s’apparenter dans une période récente à celui des permanents politiques, s’avère pour elle particulièrement important : où doivent-ils être envoyés prioritairement ? Quels bilans et retours de la direction vis-à-vis des membres de l’union sur le renforcement de l’organisation ?
S’inspirer aujourd’hui de Flora Tristan
La nécessité de recourir à des permanents n’enlève rien à la place de la formation, en particulier pour les femmes qu’elle sait peu instruites. Aujourd’hui, si ces dernières ont un accès égal à l’éducation, la féminisation du PCF à tous les échelons (cellule, section, fédération, CN, CEN, porte-parole…) est une priorité politique, qui implique non seulement de la formation, mais aussi une structuration féministe du PCF : campagne de recrutement ciblée, mode de garde, temps d’échanges entre militantes, à l’image de l’assemblée des femmes organisée pour la deuxième fois en 2024 au siège national du Parti communiste.
« Si Flora Tristan n’évoque pas, contrairement à Marx, la nécessité d’abolir la société de classe, elle va penser concrètement une organisation capable d’unir le mouvement ouvrier. »
Sur la question féministe, Flora Tristan, comme d’autres militantes socialistes telles que Clara Zetkin des années plus tard, pense que les femmes sont amenées à jouer un rôle prépondérant dans l’accroissement du mouvement prolétarien. Si la défense des femmes apparaît comme un objectif en soi, l’universalité portée par la classe ouvrière, qu’elle définit par ailleurs assez largement (les ouvriers, les artisans, mais aussi les domestiques, tout en refusant l’adhésion des militaires et des marins), est aussi stratégique. En intégrant les femmes dans le mouvement ouvrier, il s’agit d’étendre l’influence politique de l’union ouvrière. Le fait de considérer les femmes comme des sujets politiques influents est, encore aujourd’hui, loin d’aller de soi. Le nombre de femmes participant au mouvement des gilets jaunes en 2018 a ainsi étonné bon nombre de commentateurs médiatiques. Cette mobilisation a pourtant été révélatrice de la capacité des femmes à mobiliser leurs réseaux de proches dans le blocage des ronds-points, du fait d’un travail d’entretien des relations sociales déjà effectif dans leur quotidien.
Le droit au travail
Enfin, un axe fort de l’œuvre de Flora Tristan est celui du « droit au travail ». L’autrice dénonce d’abord l’insuffisance des salaires des ouvrières, ce que des sociologues et des féministes nommeront « le salaire d’appoint ». Flora Tristan critique le légalisme des droits de l’homme, où l’égalité de principe se substitue à l’égalité vivante. La légitimité du droit de vivre ne peut s’opérer que par la reconnaissance du droit au travail, en tant que première équité. Cette égalité sociale résonne particulièrement avec l’actualité, dans un contexte, où en 2024, le nombre de chômeurs (au sens du Bureau international du travail) atteint 2,3 millions de personnes, soit 7,4 % de la population active. De la même manière, la part de femmes pauvres en activité professionnelle est passée de 5,6 % à 7,3 %, et concerne en premier lieu les familles monoparentales. La campagne décidée par le Parti communiste en direction des familles monoparentales porte cette ambition de lutte contre le capitalisme et le patriarcat, via des mesures structurelles : une politique d’attribution prioritaire de logements sociaux pour les parents seuls grâce à un système de cotisation ; la gratuité effective de fournitures scolaires et les modifications de tarifs de la cantine… Si ces mesures sont ambitieuses, il convient de ne pas déconnecter le droit au travail des femmes de celui des familles dites « monoparentales ». Celles-ci sont avant tout associées à une catégorie administrative, les femmes étant d’abord perçues comme des mères, bénéficiant de certaines prestations d’aides sociales, et non comme des travailleuses.
Enfin, le droit au travail a été pour bon nombre de militants et militantes socialistes opposé au droit des armes. Dans un contexte de guerre en Ukraine, ou en Palestine, réaffirmer le droit au travail, c’est remettre au centre du débat politique l’alliance des prolétaires, par-delà les inimitiés des gouvernements, et ainsi porter une vision positive de l’avenir.
Maëva Durand est docteure en sociologie. Elle est membre du comité de rédaction de Cause commune.
Cause commune n° 42 • janvier/février 2025