Par

et Franck Gaudichaud

Après une période régressive, les résultats électoraux de la gauche dans un certain nombre de pays pourraient annoncer un retour des processus d’émancipation, mais le contexte international, le poids pris par les droites extrêmes laissent planer beaucoup d’incertitudes.

 

La victoire du libéral Mauricio Macri en Argentine en 2015, l’élection du député d’extrême droite Jair Bolsonaro au Brésil en 2018 après l’impeachment abusif de 2016 contre Dilma Rousseff, le coup d’État contre Evo Morales en Bolivie en 2019 et le retour au pouvoir de la droite uruguayenne après quinze années de gouvernement du Frente Amplio semblaient augurer d’un retour des droites au pouvoir en Amérique latine. Cette conjoncture sociopolitique régressive pour les gauches de gouvernement était également marquée par l’effet de la crise du capitalisme mondial, débutée au Nord en 2008, et qui atterrit avec force dans la région à partir de 2013-2014, clôturant le cycle postnéolibéral ouvert notamment par Hugo Chávez (Venezuela), Lula (Brésil) et Rafael Correa (Équateur).

Un retour en force de perspectives progressistes ?
Pourtant, l’élection historique d’Andrés Manuel López Obrador en 2018, mettant fin à près d’un siècle de la « dictature parfaite » du Parti révolutionnaire institutionnel au Mexique, le retour d’un péronisme de centre-gauche au pouvoir en Argentine en 2019, la fin du gouvernement putschiste bolivien grâce à un nouveau succès électoral du parti d’Evo Morales en 2020 et les victoires de Pedro Castillo au Pérou, de Xiomara Castro au Honduras et de Gabriel Boric au Chili semblent augurer d’une nouvelle vague de gouvernements progressistes en Amérique latine. Le « tournant conservateur » paraît avoir du plomb dans l’aile, confirmant ainsi certaines analyses du sociologue et ex-vice-président de la Bolivie, Álvaro Garcia Linera, quant aux fluctuations, avancées et reculs – telles des marées – des gauches et des progressismes latino-américains, et par là même, selon lui, de la possibilité même de révolutions démocratiques et décoloniales.

« L’Amérique latine est entrée dans une zone de turbulences et de forts affrontements de classe. »

Le moment actuel semble d’autant plus favorable à un retour en force de perspectives progressistes que les sondages donnent désormais les candidats de gauche favoris des prochaines élections présidentielles en Colombie (avec Gustavo Petro et Francia Márquez) et au Brésil (avec Lula pour le Parti des travailleurs). Peut-on, dans ces conditions, parler d’un nouvel « âge d’or » des gouvernements progressistes latino-américains enterrant définitivement l’idée d’une « fin de cycle », concept âprement débattu dans le champ intellectuel critique sud-américain il y a quelques années, et largement abandonné depuis ?

Au-delà de la grande diversité des expériences qui sont parfois comprises dans ces processus, il est évident que cette nouvelle vague de victoires électorales progressistes ravive les couleurs des gauches latino-américaines (tout au moins celles qui ont pour objectif la conquête électorale du pouvoir d’État) des dernières décennies. Ceci alors que plusieurs expériences emblématiques apparaissent éloignées de la ferveur qui les avait portées au pouvoir, dans des configurations toutefois bien différentes et selon des temporalités propres à chaque processus. Ainsi, à rebours de la révolution sandiniste, le clan de Daniel Ortega a mis en place un népotisme brutal. Au Venezuela, le souvenir d’Hugo Chávez paraît lointain lorsqu’on observe la dollarisation rampante, dénoncée notamment par le Parti communiste vénézuélien dans un contexte d’effondrement économique et de sanctions impérialistes états­uniennes. Á Cuba, les effets conjugués de la pandémie (particuliè­rement destructrice dans une économie dépendante du tourisme) et du blocus ont débouché sur une manifestation d’une ampleur inédite le 11 juillet 2021, dont la répression a remis sur le devant de la scène la question du pluralisme politique dans la plus grande île des Caraïbes.

« La menace impérialiste n’est pas effacée : les blocus dont souffrent Cuba et le Venezuela et le rejet que subissent les migrants centre-américains en témoignent. »

Dans le sillage de mouvements sociaux et populaires puissants à partir de l’automne 2019 dans des États néolibéraux qui semblaient condamnés à être des alliés fidèles des États-Unis, des gauches unies en Colombie (coalition entre le Parti communiste, Colombie humaine et Union patriotique) et au Chili (coalition entre le Parti communiste, des écologistes régionalistes et le Front large) ont réussi à s’imposer électoralement face aux oligarchies ou sont en passe de le faire. Par ailleurs, les trajectoires de la lutte sociale jusqu’au palais présidentiel de Pedro Castillo (syndicaliste péruvien, enseignant d’une région rurale et indigène) et de Gabriel Boric (leader chilien du mouvement étudiant de 2011) sont aussi « disruptives » que celles de Lula et Evo Morales (tous deux syndicalistes, indigène dans le cas du président bolivien) avaient su l’être à l’orée des années 2000. Cette nouvelle vague ne saurait pourtant être idéalisée : la droite équatorienne a emporté l’élection présidentielle de 2021 face à une gauche divisée entre écologistes, indigènes et partisans de l’ancien président Correa ; la droite argentine a largement gagné les élections législatives de 2021 ; en Uruguay, la droite libérale gouverne depuis 2020 et consolide son pouvoir après quinze années de gouvernement social-démocrate (Front large).

Des marges de manœuvre limitées et des obstacles institutionnels
À la différence des années 2000, ce « progressisme tardif » a toutefois des marges de manœuvre beaucoup plus limitées et des objectifs politiques largement revus à la baisse. Si les exécutifs du temps de Lula et Chávez ont pu bénéficier d’une période de relative abondance grâce au boom du prix des matières premières, les seconds arrivent au pouvoir dans une conjoncture économique beaucoup plus morose, dans un continent épuisé par les effets conjoints de la baisse du cours des matières premières et de la profonde crise sanitaire de la covid-19. On peut ajouter à cela des cas nationaux spécifiques. L’endettement massif de l’Argentine, lancinant depuis la crise de 2001 et fortement aggravé par Mauricio Macri, auprès du FMI ces dernières années limite d’autant les ambitions de son successeur de centre-gauche, qui se refuse à dénoncer cette dette. Au Mexique, Donald Trump a imposé à Andrés Manuel López Obrador un chantage sur les exportations mexicaines en contrepartie d’une gestion répressive des flux migratoires provenant d’Amérique centrale. Enfin, une des causes des difficultés économiques majeures de Cuba et du Venezuela réside dans les mesures coercitives unilatérales impériales adoptées par ce même Donald Trump et jusqu’à présent maintenues par Joe Biden.

« La puissance des mouvements populaires peut être la clé afin de dépasser les obstacles, qu’ils soient économiques, institutionnels ou politiques. »

Les nouveaux gouvernements progressistes ou de centre-gauche se heurtent également à des obstacles institutionnels : ni Pedro Castillo, ni Gabriel Boric ne disposent de majorité parlementaire. La recherche de soutiens au sein des différentes chambres tend à aseptiser leurs programmes de changement vers un « extrême centre » qui risque d’alimenter rapidement mécontentements et désillusions du « peuple de gauche », à commencer par les classes populaires. Le président péruvien a même déjà dû essuyer deux tentatives de destitution, pour l’heure avortées. Quant à Gabriel Boric, sa cote de popularité est déjà en berne, alors que s’approche la date fatidique du référendum du 4 septembre prochain destiné à valider la nouvelle Constitution en cours de rédaction (qui serait alors l’une des plus démocratique et « avancée » de l’Amérique latine).
Enfin, obstacle politique considérable, l’émergence de l’extrême droite comme force majeure de certains pays peut s’avérer un danger mortel pour les processus d’émancipation. Au Brésil, le protofasciste Jair Bolsonaro, s’il n’a pas réussi à s’implanter localement, menace de ne pas rendre le pouvoir en cas de défaite face à Lula en octobre prochain. Au Chili, le candidat d’extrême droite, José Antonio Kast, lui aussi nostalgique de la dictature militaire, est arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle et a obtenu 44 % des suffrages exprimés au second. Au Pérou, les soutiens de Keiko Fujimori, fille de l’ancien autocrate, ont contesté durant de longs mois l’élection de Pedro Castillo, en tentant d’entacher sa légitimité. Les moteurs de ces forces politiques réactionnaires sont multiples. Dans certains pays, la revanche contre la gauche est une des caractéristiques majeures de celles-ci, en rejet du pouvoir jugé « corrompu » du PT au Brésil (qui l’était toutefois beaucoup moins que les partis de droite), contre le supposé « désordre » créé par le mouvement social chilien (en oubliant surtout la féroce répression étatique dont il a fait l’objet). Les millions de Vénézuéliens hors de leur pays sont la cible d’une xénophobie croissante au Chili et au Pérou. Enfin, le développement des Églises évangéliques contribuent à l’avancée des idées les plus réactionnaires sur les problématiques de genre. En réponse, les gauches cherchent parfois des alliances « contre-nature » : c’est le cas de Lula qui a choisi de s’unir avec une figure de la droite libérale pour affronter Bolsonaro.

« En temps d’abondance, les gouvernements progressistes actifs entre 2002 et 2015 ont pu redistribuer les revenus, mais sans s’en prendre aux possédants, ni transformer en profondeur la distribution des actifs productifs et les relations sociales de production capitalistes. »

Toutefois, la puissance des mouvements populaires peut être la clé afin de dépasser ces obstacles, qu’ils soient économiques, institutionnels ou politiques. Le mouvement social chilien a su, à partir d’octobre 2019, rompre le cadre institutionnel hérité de Pinochet avec une vague de manifestations qui a obtenu la convocation d’une Convention constitutionnelle chilienne ; la puissance des mouvements féministes a été décisive pour cela. La montée récente du prix des carburants a provoqué des manifestations réprimées dans le sang par le gouvernement Castillo au Pérou.

Une ère de polarisation et d’incertitudes
Dans l’ensemble de l’aire latino-américaine, les enjeux d’émancipation d’un mode de développement « extractiviste », fondé sur les matières premières et l’extraction de biens communs naturels, schéma hérité de la colonisation ibérique, demeurent entiers. La place assignée à l’Amérique latine dans le cadre de la division internationale du travail du capitalisme mondialisé est celle d’un fournisseur de produits à faible valeur ajoutée, condamnant la région à des cycles d’abondance et de crise, à la prédation de l’environ­nement et à la dépossession des terres des com­­mu­nautés indigènes. En temps d’abondance, les gouvernements progressistes actifs entre 2002 et 2015 ont pu redistribuer les revenus, mais sans s’en prendre aux possédants, ni transformer en profondeur la distribution des actifs productifs et les relations sociales de production capitalistes. En outre, dans la période actuelle, des réformes fiscales radicales et des audits sur le paiement des dettes extérieures seraient indispensables pour redistribuer durablement les richesses dans un continent qui reste le plus inégalitaire de la planète. Aucune des gauches de gouvernement actuelles n’a souhaité s’engager jusque-là sur un tel chemin, et encore moins assumer l’héritage « rupturiste » des gauches révolutionnaires des années 1960 et 1970.
Ce début de XXIe siècle a été le moment d’un basculement majeur de l’Amérique latine. La Chine est devenue le premier partenaire commercial de la plupart des pays de la région en lieu et place des États-Unis, ainsi qu’un prêteur alternatif aux institutions financières internationales placées sous la domination états-unienne. La menace impérialiste n’en est pas pour autant effacée : les blocus dont souffrent Cuba et le Venezuela et le rejet que subissent les migrants centre-américains en témoignent. Les échanges commerciaux avec la Chine, s’ils ne sont pas assortis d’une ingérence politique et militaire, n’en demeurent pas moins clairement asymétriques, tout comme le seront immanquablement ceux résultant du projet d’accord de libre-échange entre l’UE et le Mercosur en l’absence de transformations profondes du modèle de développement actuel. L’enjeu d’une intégration régionale « latino-américaniste » demeure central face à ces grandes puissances avides de s’approprier les matières premières. Les gouvernements progressistes des années 2000 avaient su créer des institutions nouvelles (CELAC, UNASUR, ALBA-TCP) et conquérir une relative autonomie diplomatique que le retour des droites avait tenté d’éteindre.
L’objectif de ces nouveaux gouvernements progressistes est désormais de s’affirmer sur la scène géopolitique mondiale à l’heure où les tensions sont majeures et de bâtir de manière concertée un mode de développement et productif caractérisé à la fois par le retour de la puissance publique, la redistribution fiscale, la coopération économique, les transferts technologiques et une transition écologique « postextractiviste ».
Plus qu’un retour des gauches au pouvoir, on observe ainsi une ère de polarisation et d’incertitudes. Nous sommes pour l’heure loin d’un nouvel âge d’or des gauches en Amérique latine : à l’inverse de ce qui se passait entre 2002 et 2015, il n’y a pas d’hégémonie de ces nouveaux exécutifs et moins de récits mobilisateurs pour un « autre monde possible ». La situation actuelle correspond plutôt à ce que Antonio Gramsci appelait une « crise organique » : lorsqu’une crise économique se poursuit, et que les gouvernants, quelle que soit leur couleur politique, ont des difficultés à obtenir le consentement de leurs populations dans un contexte où la coercition augmente de la part des États. Très clairement, l’Amérique latine est entrée dans une zone de turbulences et de forts affrontements de classe.

Franck Gaudichaud est historien. Il est professeur en histoire et études latino-américaines à l’université Toulouse-Jean-Jaurès.

Thomas Posado est docteur en sciences politiques à l’université Paris-8 et chercheur au Centre de recherches sociologiques et politiques.

Cause commune • été 2022