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Ce n’est pas la fin du travail qui est à l’ordre du jour mais l’impératif d’une révolution quant à son positionnement dans la société et dans la vie de chacun. Le travail est en pleine mutation en lien avec les grands défis auxquels l’humanité doit faire face.

Le thème de la fin du travail est apparu dans le débat public au milieu des années 1990 à la faveur notamment de la publication en 1995 du livre de Dominique Méda Le travail, une valeur en voie de disparition ? et de celui de Jeremy Rifkin La fin du travail. Depuis, cette thématique est très présente dans la bataille des idées soit, du côté des libéraux, pour justifier l’état catastrophique du marché de l’emploi qui relèverait en quelque sorte de la fatalité, soit, pour certains courants de gauche ou écologistes, pour étayer la nécessité du revenu d’existence ou encore pour montrer le caractère inéluctable de la décroissance.
Pourtant, le raisonnement employé pour défendre la fin du travail n’est pas sans poser problème. Pour le dire sans fard, les principaux auteurs de cette thèse, que ce soit Dominique Méda, Jeremy Rifkin ou encore André Gorz opèrent un amalgame entre le concept de travail et celui d’emploi salarié. Ils proclament la fin du travail en s’appuyant sur les réalités de la mise en cause, par les stratégies du capital, des emplois et des garanties collectives qui y sont attachées et furent conquises de haute lutte. Ce faisant ils exonèrent, qu’ils le veuillent ou non, les forces capitalistes de leurs responsabilités et contribuent à accréditer les représentations du chômage de masse et de la précarité comme relevant d’une hypothétique fin du travail.

Une offensive majeure contre les garanties collectives
Il ne fait aucun doute que le patronat et les grands groupes multinationaux conduisent, depuis maintenant des décennies, une offensive majeure pour faire reculer voire pour éradiquer le modèle « de l’emploi sûr, permanent, à plein temps » pour reprendre l’expression d’André Gorz (Quel type de travail prend fin ? EcoRev’, 2017).

« Qui pourrait nier aujourd’hui la nécessité de création massive d’emplois dans la transition écologique et énergétique ou dans les services publics désormais sinistrés. »

La montée du chômage de masse est une réalité incontournable et dramatique comme l’explosion des bas salaires, des emplois précaires, des temps partiels subis dont les femmes et les jeunes sont les principales victimes. Le recul des garanties collectives frappe partout. En France, le code du travail a fait l’objet d’une attaque en règle provoquant sa régression historique avec la loi travail sous le quinquennat de François Hollande. Les garanties en matière de sécurité et de conditions de travail ont été remises en cause avec la suppression des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Comment s’étonner, dans ces conditions, que certaines catégories d’emplois avec des conditions de travail difficiles et des salaires bas ne trouvent pas preneurs ? Comment s’étonner que l’image de l’emploi salarié se dégrade et que dans une partie de la jeunesse les illusions véhiculées par l’auto-entreprenariat gagnent du terrain ? Ce qui profite largement aux stratégies d’ubérisation.
La dégradation des systèmes de formation et la désindustrialisation contribuent également à ce mouvement. Cela conduit à la cohabitation d’une moindre attractivité du travail salarié et d’un manque de main-d’œuvre qualifiée.
Doit-on par ailleurs considérer que les avancées technologiques tuent l’emploi sans que l’on puisse s’y opposer et contribuent donc à la fin du travail ? Cela relève, à mon sens, d’une analyse erronée. Bien sûr, l’arrivée de nouveaux automatismes, le recours accru à l’intelligence artificielle suppriment des emplois. Pour autant, la révolution numérique aujourd’hui à l’œuvre en crée beaucoup d’autres. Les rapports ne manquent pas qui polémiquent autour du résultat final de ce mouvement. Quelques éléments sont néanmoins assurés. Si l’influence des technologies sur l’emploi est laissée au libre jeu du marché, comme c’est le cas aujourd’hui, le processus se règle « à la sauvage ». Les salariés dont l’emploi est supprimé ne sont pas ceux qui pourront se reconvertir dans les emplois nouveaux. L’introduction de technologies nouvelles a souvent servi de prétexte pour délocaliser ou à tout le moins pour réaliser les investissements dans des pays où les salaires sont structurellement plus bas. La désindustrialisation de la France n’est pas d’abord liée aux technologies mais aux stratégies et choix de gestion néolibéraux dont la boussole est la rentabilité financière et qui ont été soutenus pendant des décennies par des politiques macroéconomiques au service de l’accumulation du capital.

Des enjeux incontournables
La question doit donc être posée autrement et prendre en compte trois dimensions complémentaires.
La première est celle de la réponse aux besoins. Au-delà des emplois supprimés par l’introduction de technologies nouvelles ou par des choix de localisation indexés sur la seule rentabilité financière, qui pourrait nier aujourd’hui la nécessité de création massive d’emplois dans la transition écologique et énergétique ou dans les services publics désormais sinistrés par les conséquences du rationnement budgétaire. De la santé à l’enseignement en passant par les transports publics, l’énergie ou encore la protection sociale, la culture et l’environnement, les besoins de recrutements sont partout criants. Plutôt que la fin du travail, ce qui est vécu ce sont des besoins immenses de main-d’œuvre pour des activités essentielles.

« Les révolutions numérique et écologique en cours sont porteuses de mutations d’une intensité telle que les réponses ne peuvent être laissées aux lois du marché. »

La deuxième est celle de la sécurisation des parcours et de la place de la formation. Les bouleversements technologiques évoqués plus haut sont contradictoires. D’un côté ils ouvrent d’immenses potentialités de progrès humains, à la condition d’être socialement maîtrisés, de l’autre ils contribuent à supprimer des emplois. Cette réalité oblige à emprunter une voie nouvelle en ce qui concerne le déroulement des parcours et les transitions entre les différents âges de la vie. De la même manière que la sécurité sociale a transformé en profondeur nos relations avec les risques de la maladie ou de l’invalidité, nous devons ouvrir une ère nouvelle de sécurisation des parcours. Les projets de sécurité sociale professionnelle ou de sécurité d’emploi et de formation qui permettraient d’alterner des périodes d’activités et des périodes de formation, sans perte de revenu, et déboucheraient sur un nouvel emploi choisi, doivent faire l’objet de batailles mobilisatrices pour devenir réalité. Les révolutions numérique et écologique en cours sont porteuses de mutations d’une intensité telle que les réponses ne peuvent être laissées aux lois du marché. En l’occurrence, le sujet n’est pas celui de la fin du travail mais de l’impératif d’une révolution quant à son positionnement dans la société et dans la vie de chacun.

« Développer pleinement la démocratie dans la sphère du travail constitue un enjeu majeur. »

La troisième est celle de la réindustrialisation du pays. Cette question a été gravement sous-estimée et pendant trop longtemps à la fois par les gouvernements d’orientation libérale et sociale libérale qui se sont succédé, mais aussi par une trop grande partie des forces de gauche et écologistes. Les libéraux se berçaient de l’illusion que le jeu du libre marché était en train de nous conduire au meilleur équilibre. Ils pensaient que la répartition internationale du travail aboutirait à ce que la France comme quelques autres pays dominants conserve les activités nobles de recherche et d’ingénierie, que la Chine se contenterait d’être l’usine du monde pour la fabrication et que d’autres pays émergents resteraient positionnés sur la sous-traitance bon marché. Évidemment il en a été tout autrement. La France a perdu dans tous les domaines, la Chine et les émergents entendent, et c’est normal, se développer comme ils le décident eux-mêmes. La crise du covid-19 a démontré, jusqu’à l’absurde, à quel point nous étions devenus dépendants et vulnérables concernant des produits d’importance majeure. Certaines sensibilités écologistes considéraient que l’industrie est néfaste en soi car polluante, d’autres estimaient qu’il fallait s’engager dans la décroissance et que faire décroître l’industrie participait à cette logique d’ensemble. Ce faisant, ils ont laissé s’installer une situation dans laquelle il est devenu banal que les produits dont nous avons besoin parcourent des dizaines de milliers de kilomètres avant de nous parvenir et présentent ainsi un bilan carbone déplorable. Quant à la pollution, loin de la supprimer, nous l’avons exportée – et probablement augmentée globalement – dans des pays bien plus en retard sur les normes environnementales. Là encore, la question posée n’est pas celle de la fin du travail mais celle de la reconquête de moyens de production pour faire face aux défis d’aujourd’hui.

Le travail en pleine mutation
Pour autant, s’interroger sur le travail est absolument indispensable. Il est, en effet, en pleine mutation en lien avec les grands défis auxquels l’humanité doit faire face.

« La désindustrialisation de la France n’est pas d’abord liée aux technologies mais aux stratégies et choix de gestion néolibéraux dont la boussole est la rentabilité financière. »

Abordons en premier lieu celui de la révolution numérique et informationnelle. Le caractère contradictoire de cette révolution a des conséquences fortes sur le contenu du travail, sur ses conditions et sur les qualifications. Nous l’avons noté précédemment : la révolution numérique est riche en potentialités de progrès humain. Elle permet de répondre à des problématiques jusqu’alors insolubles, elle peut être vecteur de partage et de coopération accrue entre les différentes entreprises ou services et plus généralement entre les travailleurs, elle peut réduire la pénibilité en prenant en charge des tâches dangereuses ou insalubres. Elle conduit à ce que la composante intellectuelle du travail devienne dominante. Pourtant sous la contrainte des stratégies de rentabilité et de la priorité donnée aux intérêts des actionnaires et des marchés elle se retourne fréquemment contre les travailleurs. Le néotaylorisme n’est pas mort il se développe même selon de nouvelles modalités des plates-formes logistiques géantes d’Amazon aux travailleurs du clic en passant par la domination des algorithmes sur les process de travail. Bref la révolution numérique doit faire l’objet d’une bataille forte visant à la maîtriser socialement. C’est une condition majeure pour ouvrir la perspective du plein développement des capacités humaines dans le travail.

« De la même manière que la Sécurité sociale a transformé en profondeur nos relations avec les risques de la maladie ou de l’invalidité, nous devons ouvrir une ère nouvelle de sécurisation de l’emploi et de la formation. »

L’exigence de construire un modèle alternatif de développement écologique et social transformant les finalités du travail constitue un deuxième défi. Cette exigence est inséparable de la crise systémique profonde du capitalisme que vivent les sociétés contemporaines. Dans notre quotidien comme dans la marche du monde, le constat est sans appel, le système dans lequel nous vivons craque de partout et s’avère incapable d’apporter les réponses nécessaires à la hauteur des enjeux. C’est toute sa logique qui est en cause. Les lois du marché sont impuissantes dans cette perspective. Bien au contraire elles ne font qu’aggraver les choses. Impossible dans le cadre de cet article de traiter comme il convient cette question transversale qui concerne aussi bien la crise climatique que le monde agressif et dangereux créé par la guerre économique féroce qui se déroule depuis des décennies. Cette dernière a conduit à la montée des nationalismes et à leurs affrontements brutaux. Il faudrait également mentionner l’impératif de transformer en profondeur les modèles de production et de consommation ou encore l’utilisation de l’argent gaspillé dans la sphère financière spéculative. En disant cela, nous ne nous écartons pas de notre sujet. Derrière ces thématiques nous touchons du doigt l’immense question de la finalité du travail. À quoi sert ce que je fais ? À quoi suis-je utile ? Est-ce que je peux travailler correctement ? Est-ce que je n’agis pas contre mes propres valeurs ? Nous le savons, ces interrogations sont de plus en plus fréquentes et de plus en plus partagées. Elles sont l’une des manifestations de la crise systémique et de la crise du travail qu’elle provoque.
Développer pleinement la démocratie dans la sphère du travail constitue également un enjeu majeur. L’un des dogmes que les dirigeants du patronat défendent bec et ongles est celui de l’incompatibilité entre le fonctionnement de l’entreprise et l’exercice de la démocratie. Ils sont certes prêts à promouvoir certaines méthodes participatives qui constituent autant de faux-semblants. En effet, leurs limites sont que les objectifs fixés par les directions et les stratégies de rentabilité qui les sous-tendent ne peuvent être questionnés. Pourtant ce sont bien eux qui déterminent la nature du travail effectué, ses conditions, son organisation, ses finalités, ses perspectives d’avenir. La conquête de droits nouveaux pour les salariés dans les entreprises est un objectif central pour toute politique transformatrice.
Dépasser le marché du travail en instaurant un système de sécurisation collective de l’emploi et de la formation, commencer à dépasser la subordination salariale par la conquête de pouvoirs nouveaux d’intervention sur les gestions et les stratégies des entreprises sont des combats majeurs pour construire un autre avenir.
Plus largement, par l’importance et par l’influence sur la vie quotidienne des domaines qu’il concerne, le travail reste un aspect déterminant de la vie en société dans les profondes mutations qui caractérisent la période actuelle. Il se confirme chaque jour qu’il a toujours un rôle fondamental dans les évolutions économiques, sociales, politiques et sociétales qui sont à l’œuvre.

Alain Obadia est président de la Fondation Gabriel Péri.

Cause commune32 • janvier/février 2023