Mon prochain film, Dansons tant qu’on n’est pas mort, porte sur l’émergence du geste créateur dans le processus d’écriture de la romancière Marie-Hélène Lafon.
Marie-Hélène Lafon(1), toujours en chantier, se situe dans une recherche constante de la phrase, une élaboration acharnée de la tension textuelle : entre commandes roboratives, annonce solennelle du prochain roman et nécessité de la « matière à gratter », le film suivra les pas de la romancière à la recherche du prochain roman et le récit emportera le spectateur dans la confrontation avec la matière du texte.
Or l’écriture d’un livre se fabrique dans le silence, pendant de longues heures, des jours, des semaines de solitude, devant l’ordinateur. Comment révéler cette intimité de la création par l’image et le son ? Il existe des films sur la genèse d’une œuvre picturale, tel que Le mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot, d’une œuvre cinématographique, par exemple Où gît votre sourire enfoui ? de Pedro Costa, sur le travail de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Mais ces films reposent sur des propositions plastiques, visuelles, avec des gestes, des images, du son (le film Sicilia de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet), voire des paroles échangées entre les protagonistes pour le film de Pedro Costa. La peinture et le cinéma se prêtent bien à ce type de démarche par leurs effets plastiques mais qu’en est-il de la littérature ? Comment filmer la genèse d’une œuvre littéraire ? Marie-Hélène Lafon écrit sur un ordinateur, elle ne prend aucune note, elle ne rédige pas de manuscrit à proprement parler : elle tape sur son clavier, efface, corrige, remplace, aucune trace plastique des étapes du travail ne subsiste.
Filmer l’art d’écrire, le geste de la littérature, un défi
Les films de Clouzot et Costa révèlent qu’une œuvre d’art se fabrique avec des techniques, précises, concrètes : un trait, de la couleur, une coupe de montage. Par extension, je peux définir les techniques de la littérature telles que : des mots, des phrases, des adjectifs, des subordonnés, la ponctuation, le temps des verbes, etc. On rejoint ici le caractère pragmatique de la romancière qui aime à dire qu’elle travaille « à l’établi » de l’écriture, « au chantier » du prochain roman. Dans son essai de 2015, Chantiers, elle énumère certaines de ses techniques de prédilection : son appétence pour le conditionnel, pour l’article indéfini on, ou encore pour l’adjectif (qu’elle défend bec et ongles dans l’émission télévisée de François Busnel contre les propos académiques d’Éric Holder et devant un Christian Bobin médusé… La Grande Librairie, France 5, 15/10/2015.).
« La rage de Marie-Hélène Lafon à saisir le réel avec la littérature, ses mots, ses phrases, sa pulsation, déborderont du livre pour se répandre dans les paysages desquels ils sont issus. »
Dans ces conditions, le travail de Clouzot avec Picasso m’inspire directement une scène : une vitre transparente est installée au sommet du Suc de Vezol à partir duquel on peut contempler un panorama de la chaîne des montagnes d’Auvergne à 360° et Marie-Hélène Lafon est invitée, sur une consigne de ma part, à élaborer quelques phrases. Elle écrit sur la vitre avec des feutres effaçables. Lentement, elle trace les signes, elle peut retirer un mot, le remplacer, passer par toutes les étapes nécessaires pour trouver la phrase qui convient, l’enchaînement de phrases le plus juste. Elle peut de surcroît expliquer comment elle s’y prend pour choisir la conjugaison, tel adjectif plutôt que tel autre, quand l’adverbe est possible ou pas, etc.
Mettre en scène les textes publiés
Dans le film, je souhaite également donner à lire et à entendre l’aboutissement du travail d’écriture de Marie-Hélène Lafon, à savoir des extraits de ses textes publiés, afin que les spectateurs qui ne connaissent pas son œuvre puissent goûter la mélodie de ses mots, sa scansion particulière, cette respiration propre à chaque auteur.
À entendre : des lectures
Ainsi, à l’instar d’Arnaud des Pallières dans le très beau portrait de Gerturd Stein Is Dead, je filmerai des lectures d’extraits de livres de Marie-Hélène Lafon : passages qui pourront être lus (en off et aussi à l’écran) par des personnes connues ou inconnues. J’aimerais solliciter André Dussollier parce que c’est un interprète célèbre des livres audio, avec sa voix douce, mélodieuse. J’aimerais également solliciter Virginie Despentes pour son grain de voix tellement particulier, sa diction tranchée, comme si elle assénait le texte, très différent de celui d’André Dussollier. Concernant les personnes inconnues, j’aimerais proposer la lecture d’extraits à une caissière du Franprix, à un employé de centre commercial, à une paysanne, parce que ces personnes proposeront un tempo, un rythme, des façons de lire complètement différentes des personnes habituées aux textes, aux médias ; ces personnes donneront à voir et à entendre comment ceux qui n’ont pas l’habitude de lire à haute voix habitent les mots de la romancière. Des voix, des dictions, des corps travailleront, malaxeront la matière textuelle de Marie-Hélène Lafon.
À lire : les pages de livres
Comment saisir la vérité de l’écriture, comment confronter la réalité des mots écrits au réel ? Les textes publiés représentent ici l’aboutissement de l’écriture de Marie-Hélène Lafon, le matériau final du texte : couvertures de livre, grain du papier, police de caractères, mise en forme dans la page. Je souhaite proposer dans le film une réponse plastique à cette question complexe, sorte d’aller-retour entre langage et réel, à travers deux procédés : le banc-titrage et le collage.
« Donner à lire et à entendre l’aboutissement du travail d’écriture de Marie-Hélène Lafon, à savoir des extraits de ses textes publiés, afin que les spectateurs puissent goûter la mélodie de ses mots, sa scansion particulière, cette respiration propre à chaque auteur. »
Je filmerai donc des pages de livres de Marie-Hélène Lafon mais, pour cela, je préfère éviter le banc-titrage artificiel sur ordinateur et tenter de rendre vivant le livre filmé, lui donner sa propre pulsation, ajouter de la texture visuelle et sonore à l’écriture brute du livre : je filmerai des pages de livres dans divers décors. En contextualisant le banc-titrage, je pourrai travailler l’esthétique des surfaces et de l’environnement (sonore notamment) dans divers lieux, en lien avec ses romans : sur le tapis roulant d’un Franprix, dans l’herbe à côté de La Santoire, sur un muret de pierres.
Je collerai également les mots de Marie-Hélène Lafon, ses phrases, sur les murs, dans les rues à Paris, sur les pierres de la montagne, dans le Cantal, sur les arbres : les petits morceaux de papier collés paraîtront comme un tatouage sur la peau de la ville, sur le grain de la campagne. Ces collages ont deux fonctions : transformer le paysage sur lequel ils sont collés et dire quelque chose. La phrase collée dans un paysage appuiera un propos, en lien avec la scène précédente et/ou la suivante. La vibration de la phrase ajoute, révèle, respire parmi la palpitation de la rue, du pré. Plan serré, on lit le texte ; plan large, le texte existe dans un contexte, un décor, les gens passent, s’arrêtent pour lire, ou pas, les bêtes paissent à proximité. Ces phrases écrites peuvent être accompagnées d’une voix qui en fait la lecture, ou pas.
Ainsi, la rage de Marie-Hélène Lafon à saisir le réel avec la littérature, ses mots, ses phrases, sa pulsation, déborderont du livre pour se répandre dans les paysages desquels ils sont issus.
(1) Autrice que Gérard Streiff avait présentée dans La Revue du projet, n° 56, avril 2016 : « Marie-Hélène Lafon, le monde des enfances paysannes ».
Cécile Lateule est cinéaste.
Cause commune n° 32 • janvier/février 2023