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Paris, 18 mars 2021, zéro heure

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La Ville-Lumière est sombre en ce triste et froid jeudi de la mi-mars. Les rues sont vides, les réverbères éteints, le pavé et les trottoirs humides sont déserts. Les Parisiens sont confinés chez eux depuis 18 heures, les forces de l’ordre veillent, malheur à celui qui sort, les amendes sont salées.

La voiture de patrouille, qui roule lentement le long de la rue des Rondeaux, ralentit en arrivant devant la porte du cimetière du Père-Lachaise. Les policiers qui composent l’équipage n’en croient pas leurs yeux. Devant eux, dans la brume, une foule sort par la porte monumentale. Mais celle-ci étant fermée, les flics ont la nette impression que les gens passent à travers la porte.

N’ayant ni bu ni fumé les substances illicites prélevées sur les petits dealers du quartier qu’ils serrent régulièrement, ils se frottent les yeux pensant à une hallucination collective. Il n’en est rien, des gens passent bel et bien à travers la porte en bois massif, épaisse de plusieurs centimètres. Et ils sont de plus en plus nombreux, ils emplissent la rue qui descend en pente douce vers la place Gambetta et la mairie du 20e. Les flics restent bouche bée devant ce rassemblement d’un genre nouveau, enseigné dans aucune école de police. Leur premier réflexe est de rendre compte à leur hiérarchie. Mais comment décrire ce qui se déroule sous leurs yeux ?

Les rangs ne cessent de s’étoffer, et c’est maintenant une véritable manifestation qui passe devant le véhicule de patrouille. Mais les manifestants ont un aspect bizarre, pas de chasubles syndicales ou de gilets jaunes, ni de cagoules noires des black blocs, quelques drapeaux rouges mais pas de banderoles. Ils sont vêtus de hardes, les femmes portent de longues jupes qui flottent autour de leurs pieds, comme si elles étaient en lévitation. Les hommes ont, eux, pour la plupart, une veste bleue à boutons en laiton ou une chemise blanche maculée de salissures et de sang. Sur la poitrine de certains, on voit nettement les trous laissés par des balles. Ils portent un drôle de képi avec le dessus incliné sur la visière de cuir. Un des flics se fait la remarque qu’ils ont les mêmes casquettes que le sergent Chesterfield et le caporal Blutch dans Les Tuniques bleues de son enfance.

Des appels commencent à affluer sur la radio de la voiture de patrouille. D’autres équipages décrivent des scènes identiques dans tout Paris et sa banlieue. Des foules hâves se lèvent et marchent dans le plus grand silence sans répondre à aucune injonction. Certains sortent des bouches de métro et des catacombes, reliées aux carrières souterraines qui parcourent tout le sous-sol parisien où de nombreux fédérés se sont réfugiés pour échapper aux massacres des versaillais. Ils descendent de Charronne, de Belleville, de Ménilmontant, des Buttes-Chaumont. Ils sortent du mur du Père-Lachaise, dans le jardin Samuel-de-Champlain, avenue Gambetta, construit avec les pierres de celui où furent exécutés les derniers communards pris dans le cimetière, pendant la Semaine sanglante. Parmi eux, on reconnaît Jean-Baptiste Clément en chapeau et lavallière rouge, ainsi qu’Eugène Pottier en grande discussion avec Pierre Degeyter. D’autres descendent de la Butte-aux-Cailles, dans le 13e arrondissement, et du jardin du Luxembourg, en haut du boulevard Saint-Michel. Ils sont accompagnés par le vieil Hugo, venu en voisin depuis le Panthéon, porté en triomphe par les bouchers de La Villette et les forts des Halles. Il en vient encore du camp de Satory près de Versailles, la capitale honnie du gouvernement Thiers.

Tous semblent converger vers un point précis de la capitale. Ils sont déjà des dizaines de milliers qui marchent tels des fantômes dans la brume, hommes, femmes, enfants, sûrs d’eux-mêmes et de leur force. Ils se dirigent vers le nord de Paris, mais les véhicules de police qui les suivent à distance ne peuvent pas en dire plus à leur commandement. La panique s’empare de la préfecture de police qui n’a pas les effectifs pour faire face à une manifestation d’une telle ampleur. Le préfet de police de Paris, le bien nommé Leprussien, est en ligne avec le ministre de l’Intérieur qui pique une véritable crise de nerfs, lui intimant l’ordre de faire cesser immédiatement ce désordre.

Le problème est que de désordre, il n’y en a point. La foule, avec à sa tête Louise Michel, entourée de ses amis Théophile Ferré et Nathalie Lemel, de l’officier polonais Jaroslaw Dombrowski, de Prosper Lissagaray ou de Maxime Lisbonne, drapeaux rouges au vent, avance vers un point inconnu dans le plus grand silence et le plus grand calme. Au fil des avenues, les cortèges fusionnent et avancent en une masse toujours plus compacte que rien ni personne ne peut arrêter. Le groupe le plus important arrive place de la République où les gardes du même nom les regardent emplir la place sans savoir que dire ou que faire. Au pied de la statue représentant la République, juché sur le lion, Jean Ferrat entonne La Commune, reprise de loin en loin. La foule, dans laquelle on reconnaît aussi Jean-Pierre Chabrol, en grande conversation avec Nous-les-Gueux, accompagné de Marthe, au bras de Florent, et des habitants de l’impasse du Guet, emprunte maintenant le boulevard de Magenta en direction de la gare du Nord et celle de l’Est. Arrivée à leur hauteur, elle néglige ces monuments et continue à avancer, monstrueuse, en direction de Montmartre.

Ils sont maintenant plus de 100 000, et d’autres arrivent encore lorsque la tête de la manifestation parvient en bas de la Butte. Des groupes entament la montée par les escaliers du square Louise-Michel, d’autres par la rue du Mont-Cenis, la rue Maurice-Utrillo, la rue Norvins ou la rue du Chevalier-de-la-Barre. Très vite, la basilique du Sacré-Cœur se trouve encerclée par cette masse calme et déterminée. Des hommes et de jeunes garçons commencent à escalader l’édifice religieux blanc qui se détache dans le ciel assombri, parcouru de nuages couleur de plomb.

L’esplanade devant la basilique est noire de monde, ainsi que les pentes du square et toutes les rues adjacentes. Des blocs de pierre tombent et éclatent lorsqu’ils heurtent le sol dans un bruit sourd qui fait vibrer les pavés sous les pieds. Les toits se mettent à fumer avant de s’embraser et d’illuminer le ciel où les lourds nuages, tout à l’heure menaçants, prennent maintenant de superbes teintes jaunes, ocre, rouges, fauves qui éclairent Paris et la banlieue nord.

Quand les toits s’effondrent dans un fracas assourdissant en projetant des milliards d’étincelles, les cieux réverbèrent cette lumière brûlante comme le feu de la forge d’un atelier de métallurgie où œuvrent par milliers ces communards qui se sont levés à nouveau pour régler leurs comptes avec la bourgeoisie qui étale sa morgue et sa haine de classe avec ce monument religieux hideux et insultant pour le peuple de Paris qu’elle a fait massacrer un siècle et demi plus tôt.

Le campanile s’affaisse à son tour, couvrant de poussière blanche la foule ravie qui pousse un puissant « Ah », dans un mélange de plaisir et de satisfaction. Le dôme, déstabilisé et fragilisé par la chute des toits, rejoint le campanile et entraîne à son tour le portique qui s’écroule sur le parvis comme un curé plein de vin de messe tombant du haut de sa chaire. L’excitation de la foule atteint son paroxysme. Partout, ce ne sont que des cris de joie, des vivats, des longs sifflements stridents, des applaudissements, des trépignements, des casquettes, des képis et des chapeaux jetés en l’air pendant que retombe un mélange de poussière, de fumée et d’escarbilles de bois enflammées. Rimbaud et Verlaine sont là, eux aussi, qui regardent avec un large sourire la basilique disparaître devant leurs yeux pétillant de bonheur.

Lorsque l’incendie se calme, les communards, tous ensemble, s’emparent des gravats et les jettent sur les pentes de la Butte pour qu’il ne reste rien de ce monument qui a trop longtemps défiguré Montmartre et nargué les classes populaires. Jules Vallès contemple le tas de pierres, qui diminue au fur et à mesure que les mains communardes précipitent les débris au bas de la Butte. Dans la foule, on reconnaît aussi Frédéric H. Fajardie qui se marre bien, il voit enfin son vieux rêve se réaliser. Près de lui, Jean Vautrin ne masque pas sa joie de voir le peuple partir à l’assaut du ciel. Gustave Courbet est déjà à son chevalet pour rendre compte de ces événements considérables, à côté desquels la destruction de la colonne Vendôme lui semble bien pâle, bien qu’elle lui ait coûté fort cher. Le voilà remboursé. Au centuple.

Feu la basilique. Elle vient de disparaître, détruite par ceux-là même dont elle célébrait le massacre et la défaite. Ils ont agi de façon déterminée et consciente, sans haine. Karl Marx, qui a fait le voyage depuis Londres pour assister à cette insurrection, apprécie la force du peuple, seul capable de faire l’histoire.

Lorsque les premières lueurs du jour pointent derrière Ménilmontant et Belleville, il ne reste rien de la basilique, les pentes de Montmartre sont toutes blanches, jonchées de gravats. Sous l’église renaît le champ des Polonais, là même où a débuté la Commune, le 18 mars 1871, lorsque les régiments envoyés par Thiers ont tenté de s’emparer des canons de la Butte, payés par les Parisiens pour participer à la défense de la capitale, encerclée par les Prussiens. Mal lui en prit, car cette manifestation de défiance vis-à-vis du peuple a directement provoqué la proclamation de la Commune de Paris, en référence à la Commune de 1792, afin que les choses soient bien claires pour tout le monde.

Les premiers rayons de soleil ont dissipé les nuages de la nuit. Leur besogne achevée, les communards se mettent en route en direction de l’Est, vers le soleil levant, dans lequel ils s’évanouissent en s’éloignant de Montmartre.

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021