Entretien
Vaulx-en-Velin, la ville la plus pauvre du Rhône, organise chaque année un festival de jazz très estimé, à la fois de qualité et en prise sur l’ensemble de la population. Il est aujourd’hui réduit et menacé. La résistance se met en place.
Le jazz c’est un type de musique, mais c’est aussi autre chose, par ses origines afro-américaines, ses dimensions de protestation. Pourquoi et comment ce festival a-t-il été créé à Vaulx-en-Velin ?
C’est sa passion pour le jazz qui a motivé Gilbert Chambouvet, le directeur du service culturel de la ville de Vaulx-en-Velin (banlieue lyonnaise de 50 000 habitants, une des plus pauvres de France), à créer un festival de jazz en 1988. La municipalité d’union de la gauche à direction communiste a porté l’initiative qui n’avait pas l’approbation de tous. Certains (déjà) jugeaient cette musique trop « élitiste » et pas adaptée à la population de la ville. La culture était un axe fort de la politique municipale. Des troupes de théâtre et des compagnies de danse ont été accueillies en résidence pendant des décennies à Vaulx-en-Velin et la création artistique, en relation avec les habitants, avait sa place chaque année dans la programmation culturelle. La volonté était de présenter des grands musiciens venus du monde entier. Comme l’a écrit mon ami le poète Marc Porcu : « Les pèlerins du souffle dans une banlieue du monde ».
« Le jazz, depuis ses origines et durant son histoire, a été marqué par des luttes incessantes qui ont accompagné l’histoire de l’émancipation d’un peuple particulièrement opprimé. »
Ce festival annuel a connu un grand succès, non seulement par les spectacles envers un public connaisseur ou amateur, mais aussi par des initiatives auprès des jeunes des quartiers défavorisés, dans les écoles, etc.
La notoriété d’À Vaulx Jazz s’est construite d’année en année. Près de vingt mille personnes étaient concernées par le festival qui s’installait un mois durant dans la ville jusqu’à la trentième édition en 2017. Aller à la rencontre de tous les publics de la ville était plus qu’une évidence, c’était le fondement même du festival. Un festival off a vu rapidement le jour et le nombre de partenaires s’est multiplié. Ceux-ci, outre les institutionnels comme la région et la métropole, étaient de nombreuses associations locales, les centres sociaux, les écoles, la MJC, plus les services municipaux (petite enfance, retraités, bibliothèque, planétarium, conservatoire, jeunesse…). Pour ouvrir la scène centrale (au centre culturel Charlie-Chaplin), chaque année, un concert jeune public regroupant un millier d’enfants venant des écoles primaires de Vaulx-en-Velin ouvrait les huit soirées de concerts du festival. Un travail préalable avait été effectué dans les écoles tournant autour du thème du concert. Un rallye jazz était également conduit par plusieurs classes des écoles primaires de la ville abordant des thèmes très variés autour du jazz : musique et chant, mais aussi histoire, géographie, littérature, BD, arts plastiques, informatique… Ces actions artistiques se sont répandues rapidement dans tous les quartiers de la ville. Le jazz était présent dans chaque manifestation mais parfois sous des prétextes surprenants. Ainsi un concours de soupes est devenu traditionnel, comme un concert pour les malades d’un hôpital psychiatrique de l’agglomération (car l’envergure du festival s’est étendue bien au-delà de la ville). Les partenaires également se sont multipliés, un cycle jazz et cinéma a vu le jour, des expositions et des lectures avaient lieu chaque année. Puis des partenariats ont été conduits dans toute la région et au-delà dans les réseaux du jazz.
« À Vaulx Jazz a depuis trente ans valorisé l’énergie des habitants de la ville en soulignant les parallèles existant entre les populations déplacées, opprimées qui ont produit le jazz, œuvre d’art majeure du XXe siècle. »
La municipalité élue en 2014 (PS et centre droit) a soudainement décidé qu’il n’aurait plus lieu que tous les deux ans. Quelles sont les conséquences ? Que peut-on proposer aujourd’hui pour promouvoir son esprit ?
L’actuelle municipalité a déclaré que le festival À Vaulx Jazz n’aurait lieu que tous les deux ans. Un comité de soutien créé spontanément a recueilli plus de mille signatures. Aux questions posées par ses représentants, il n’y a eu aucune réponse, pas plus qu’à leurs demandes de rendez-vous. Depuis 2015, il n’y a toujours pas de directeur nommé et toujours aucune certitude sur la tenue du festival en 2019. Si le festival a bien lieu en 2019, il faudra renouer les partenariats artistiques, médiatiques, institutionnels abandonnés en 2017. Quant au public, la municipalité a programmé en alternance avec À Vaux Jazz une biennale des cultures urbaines qui s’est plutôt mal passée. Un concert a été annulé le soir même et, un autre soir, des violences ont nécessité l’intervention de la police. Le public, du moins une partie, a reçu ces biennales comme étant en opposition l’une à l’autre. La maladresse de la municipalité a conforté cette opinion. Les créations nombreuses qui ont été présentées au festival pendant des années étaient une des caractéristiques d’À Vaulx Jazz. Elles demandaient un travail à long terme. L’improvisation est une des composantes du jazz mais elle est à éviter dans l’organisation de concerts. Le jazz, depuis ses origines et durant son histoire, a été marqué par des luttes incessantes qui ont accompagné l’histoire de l’émancipation d’un peuple particulièrement opprimé. Cette lutte n’est pas terminée, l’actualité le démontre, même si des améliorations ont été obtenues depuis un peu plus d’un siècle. À Vaulx-en-Velin, À Vaulx Jazz a depuis trente ans valorisé l’énergie des habitants de la ville en soulignant les parallèles existant entre les populations déplacées, opprimées qui ont produit le jazz, œuvre d’art majeure du XXe siècle.
Thierry Serrano a été directeur du festival À Vaulx Jazz pendant quatorze ans.
• Cause commune n° 6 - juillet/août 2018