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« Ils ont essayé de nous enterrer. Ils ne savaient pas que nous étions des graines » (proverbe mexicain).

Accoudé au bastingage du navire qui les ballottait jusqu’en Angleterre, Victor regardait la terre de France s’éloigner de plus en plus de l’horizon. Il tourna la tête vers sa compagne dont le regard essayait de retenir ces images du pays qui serait le sien à tout jamais, malgré l’exil. Sa courageuse Adèle, qui n’avait pas pleuré l’assassinat de ses amis, avait les joues baignées de larmes. Il passa son bras autour de ses épaules et le souvenir du premier jour de l’insurrection l’envahit.

Ce 18 mars, il avait ouvert les yeux, réveillé par le froid qui s’était engouffré dans le lit lorsque Adèle s’était levée. La nuit planait encore dans la chambre-atelier. Adèle, agenouillée devant le poêle, ranimait le feu et les lueurs des flammes dessinaient, sur son corps et ses cheveux, des reflets cuivrés. Il avait quitté le lit, enfilé sa chemise et s’était approché de sa compagne. Il avait rajusté sur ses épaules le châle rouge qui ne lui couvrait que le haut du dos et les seins. Il s’était agenouillé derrière elle, les mains croisées autour de la taille de sa maîtresse. Adèle déposait une petite bûche dans le poêle et en refermait la porte.

– Je ferai une toile de ce moment : toi, dans ton châle rouge, allumant le feu, ce sera comme une allégorie de la Liberté ravivant la flamme du peuple de Paris !

Adèle abandonnait son corps contre lui qui glissait ses mains sous le châle pour lui caresser les seins, avant de redescendre lentement le long du ventre jusqu’à se poser entre ses cuisses. La respiration d’Adèle se faisait plus profonde. Tout en lui embrassant la nuque, il pressait son sexe entre ses fesses. Soudain, Adèle avait sursauté.

– Victor, tu entends ? Les sabots…

– Non… quoi que ce soit, ce n’est pas important.

Il avait bien essayé de retenir sa compagne contre lui, mais celle-ci s’était déjà levée et approchée de la fenêtre.

– La troupe se dirige vers le champ polonais. Vite, les canons…

Aussitôt habillés, ils avaient rejoint la butte où une foule de badauds campait face à la troupe en armes. Parmi cette foule, beaucoup de femmes, des boutiquières, des ouvrières, des ménagères ; les dernières couchées, mais aussi les premières levées, elles qui avaient donné l’alerte pour protéger ces canons payés par les Parisiens.

Il avait glissé dans la poche de sa veste son carnet de croquis et un fusain. Grimpé sur une charrette tirée au milieu de la voie, il avait dessiné ce moment de résistance spontanée du peuple de Paris, ces femmes qui haranguaient les soldats mais qui leur tendaient également à boire et à manger, ces soldats qui peu à peu jetaient leurs fusils, malgré les ordres de leurs officiers. Plus tard, on apprendrait qu’à Belleville, à la Bastille, aux Buttes-Chaumont, la même scène s’était répétée. Personne ne se doutait alors que la Commune venait de naître.

– Victor ! Je dois me rendre aux Halles pour avoir de quoi préparer le repas à la Marmite.

– Je te rejoindrai plus tard ; je veux voir ce qui se passe ailleurs dans Paris.

Il avait souri en la voyant s’éloigner, ses boucles blondes flottant sur son dos ; ils avaient quitté si rapidement le logement qu’elle n’avait pas pris la peine de nouer ses cheveux. La détermination de cette femme forçait son admiration. Quatre ans auparavant, elle avait fui la Bretagne et un mari violent pour Paris. Elle y avait trouvé un emploi de relieuse, un métier qu’elle avait appris enfant au côté de son père. Lorsque la guerre avait éclaté, puis pendant le siège, le travail s’était fait si rare que le patron de l’atelier avait dû licencier ses ouvriers. Elle avait alors rejoint la Marmite, un restaurant coopératif, mis en place par Varlin. C’était là que lui, Victor, avait fait sa connaissance et qu’il lui avait proposé de poser pour lui. Elle avait accepté pour gagner quelques sous mais, très vite, était devenue sa compagne.

Il avait continué à déambuler dans les rues. Sur le faubourg Saint-Antoine, une foule suivait un corbillard. Celui que l’on pleurait était Charles Hugo. Son père, Victor Hugo, marchait en tête du cortège, le chapeau à la main, profondément meurtri. Une barricade avait été démontée pour leur permettre de passer. Il avait accompagné le cortège funèbre pour rendre hommage au courage de Charles pour son article contre la peine de mort, article qui lui avait valu la prison. Au cimetière du Père-Lachaise, il avait remarqué Gustave Courbet qui saluait le poète. C’était pour suivre l’enseignement de Courbet qu’il était venu à Paris, fasciné qu’il était par les peintures réalistes du maître. Mais il l’avait également aidé quand il avait fallu protéger les œuvres d’art, pendant le siège, des attaques des Prussiens.

Lorsqu’il avait enfin rejoint Adèle à la Marmite, bien que l’après-midi fût déjà bien entamée, la plupart des tables étaient encore occupées. Les convives avaient pourtant terminé leur repas, mais les discussions allaient bon train. Adèle lui avait servi un bol de soupe aux légumes, du ragoût de viande et un morceau de pain.

– Le comité central de la Garde nationale est entré à l’Hôtel de Ville et il paraît que Thiers et les troupes se sont sauvées sur Versailles, avait claironné un homme en entrant.

– Il a compris que le peuple de Paris avait gagné, avait rétorqué son voisin.

– Il faut les poursuivre et marcher sur Versailles, avait déclaré Adèle et certains avaient opiné de la tête.

– Mais Adèle, il faut se réjouir de cette victoire du peuple qui s’est faite sans verser le sang.

– Tu sous-estimes Thiers et ces bourgeois, Victor ; ils reviendront dès qu’ils auront les forces nécessaires…

Comme elle avait raison, mais il avait alors refusé de l’admettre.

Victor quitta le bastingage et s’assit sur un rouleau de cordes, près d’Adèle. De son sac, il sortit son carnet de dessins : une succession de tableaux, vus ou vécus, qui racontaient les deux derniers mois de leur vie.

Ce dimanche ensoleillé où l’élection des conseillers municipaux avait marqué la naissance officielle de la Commune, les drapeaux rouges aux fenêtres de l’Hôtel de Ville, les bals sur les places, tous ces dessins qui reflétaient la joie.

Une réunion publique dans l’église Saint-Bernard, une « grange à corbeaux », où Louise Michel avait proposé la mise en place d’un enseignement laïque, gratuit et obligatoire pour les filles et les garçons. On y prônait l’enseignement des sciences, des lettres, mais aussi des arts. L’instruction religieuse serait supprimée ainsi que les signes religieux.

Adèle dans l’atelier de reliure de son patron qu’elle avait convaincu de rouvrir parce qu’il faudrait relier rapidement les manuels scolaires nécessaires.

La Marmite où une dizaine de personnes, le repas terminé, lisaient les journaux mis à leur disposition.

Un paysan incitant son troupeau de moutons à traverser la Seine à la nage ; une ruse pour nourrir les Parisiens malgré le blocus ordonné par Thiers.

Une barricade que consolidait une femme en y couchant, sur le sommet, des statues de saints en plâtre récupérées dans une boutique voisine.

Adèle avec ses camarades de l’Union des femmes pour la défense de Paris évacuant un blessé d’une barricade.

Il referma son carnet ; il n’avait pas le courage de regarder ces scènes sanglantes, ces camarades fusillés, les corps abandonnés sur les pavés, qu’il avait vus par la lucarne d’une mansarde. Son témoignage de la cruauté des versaillais, à la hauteur de leur peur du peuple.

Jean-Baptiste les rejoignit sur le pont. Il était resté caché pendant plusieurs jours dans une cave. Victor avait réussi à convaincre son ami de se joindre à eux dans leur fuite. Il leur tendit un cahier.

– Qu’est-ce que vous en pensez ?

Adèle lut le texte et se leva pour déclamer la fin du refrain : « Les mauvais jours finiront, et gare à la revanche quand tous les pauvres s’y mettront. » Elle regarda Jean-Baptiste et sourit.

– On pourrait créer une Marmite à Londres, qu’est-ce que vous en pensez ? suggéra Adèle.

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021