Les exemples des mobilisations féministes récentes à l’échelle internationale et leur ancrage dans les mouvements sociaux et environnementaux ouvre des perspectives pour redynamiser les luttes sociales. (Extraits de Pauline Delage et Fanny Gallot, Féminismes dans le monde, 23 récits d’une révolution planétaire, Textuel, 2020.)
Par Pauline Delage et Fanny Gallot
Ces dernières années, des mobilisations pour les droits des femmes et contre les violences sexistes et sexuelles ont émergé partout dans le monde. Pour ne citer que quelques exemples, en 2011, les femmes égyptiennes se mobilisaient contre les violences sexuelles pendant le mouvement de la place Tahrir ; en 2018, les femmes irlandaises luttaient pour la légalisation de l’avortement, tout comme leurs homologues d’Argentine où l’on a alors assisté à la montée d’une réelle marée verte – du nom de la couleur sous laquelle elles se rassemblaient. Lancé aux États-Unis en 2017, le mouvement #MeToo s’est diffusé sur toute la planète en rendant incontournables les luttes contre les violences sexistes. Cet élan mondial retentit jusqu’en France, comme l’illustre l’ampleur des manifestations du 24 novembre 2019 ou du 8 mars 2020, mais également les rassemblements qui font suite au remaniement ministériel et aux nominations de Gérald Darmanin et d’Éric Dupont-Moretti lors de l’été 2020.
Plutôt que d’une soudaine apparition, il s’agit bien davantage d’un renouvellement des mobilisations féministes contestataires et des modes d’action qui se déploient dans la rue, dans un moment historique où le discours sur l’égalité entre les femmes et les hommes est porté par les pouvoirs publics et les associations. D’une part, un maillage féministe associatif s’est développé depuis les années 1970, en proposant parfois des services pour soutenir et secourir les femmes. D’autre part, le féminisme a pénétré les institutions étatiques et les organisations internationales qui diffusent le principe d’égalité entre les sexes. Malgré ces initiatives, les inégalités et les violences perdurent et c’est probablement ce double contexte qui rend possible la contestation.
La dimension mondiale des mouvements féministes actuels tient non seulement au fait qu’ils se déploient dans différents endroits du monde, mais aussi qu’ils sont connectés entre eux : par les motifs de lutte, la question des violences fondées sur le genre étant souvent centrale ; par les réseaux sociaux ; par la reproduction de certains modes d’action, comme les performances de rue et les flash-mobs (rassemblements ponctuels dans l’espace public, souvent organisés sur Internet, grâce aux réseaux sociaux, pour mener une action rapide) à la manière de celui du collectif chilien Las Tesis qui s’est trouvé approprié aux quatre coins du monde.
« En étendant les frontières du travail, ce sont aussi celles de la grève, qui sont réinterrogées par l’analyse féministe. »
Un autre élément nous semble particulièrement prégnant : tout en restant autonomes, ces mobilisations prennent appui sur d’autres mouvements sociaux et les renforcent par là même. Ainsi, en créant des grèves féministes, certaines militantes se sont approprié un répertoire d’actions issu du mouvement ouvrier. D’autres s’ancrent dans les mouvements écologistes ou encore dans les mobilisations forgées contre des régimes autoritaires.
Grève féministe ?
Plusieurs mouvements de grève féministe ont ainsi été lancés récemment. Depuis l’appel international des Argentines pour une grève féministe internationale le 8 mars 2017, des mouvements de ce type ont essaimé en Espagne, en Italie ou encore en Belgique. En Suisse également, après une première expérience d’arrêt du travail des femmes en 1991 pour faire appliquer le principe d’égalité inscrit dans la Constitution dix ans plus tôt, un mouvement social sans précédent s’est constitué en 2018 autour du mot d’ordre de grève féministe et des femmes* (l’astérisque est utilisé par les groupes militants pour désigner le choix d’une non-mixité incluant les personnes trans.).
Comme l’ont montré les militantes et théoriciennes féministes en travaillant sur la division genrée du travail, les inégalités en la matière ne s’arrêtent pas à la porte de l’emploi. Elles s’immiscent en effet au sein du foyer où le travail de soin des autres incombe essentiellement aux femmes. Ainsi, construire une grève féministe nécessite de repenser l’idée de grève. Il s’agit d’interrompre non seulement le travail salarié, mais aussi le travail domestique et de consommation, ainsi que le travail scolaire. Autrement dit, en étendant les frontières du travail, ce sont aussi celles de la grève, qui sont réinterrogées par l’analyse féministe.
« Les mobilisations soulignent la force des revendications portées par des femmes et des minorités de genre contre leurs propres conditions de vie et d’existence et contre le sort réservé à d’autres personnes opprimées. »
Ces types de mobilisation reposent donc sur une analyse élargie du travail, et elles incitent à développer de nouvelles actions dans le cadre de la grève. En effet, si l’industrie peut s’arrêter, les activités consistant à nourrir ou à s’occuper des enfants et des personnes vulnérables ne peuvent pas être suspendues le temps d’une journée. C’est donc une réorganisation du travail de soin qu’encourage la grève féministe, en faisant en sorte qu’il soit pris en charge collectivement d’une part, par des groupes d’hommes essentiellement d’autre part. Alors qu’il est souvent invisibilisé, peu valorisé et déqualifié, le travail reproductif, qui est voué à renouveler la force de travail, voit alors mise en lumière sa centralité dans la vie économique comme dans l’ordre social, au même titre que le travail productif.
En outre, ces mobilisations s’inscrivent dans celles plus classiques du mouvement ouvrier : en Suisse, la grève a émergé grâce au travail mené sans relâche pour que des liens soient créés entre les organisations syndicales et féministes ; en Argentine, les mouvements féministes se sont greffés aux luttes contre le néolibéralisme en 2017 en organisant un forum féministe contre le libre-échange à l’occasion de la 11e conférence de l’Organisation mondiale du commerce qui se tenait à Buenos Aires. Aussi cet élan international participe-t-il à redynamiser et reconfigurer les mouvements sociaux.
« On assiste à un renouvellement des mobilisations féministes contestataires et des modes d’action qui se déploient dans la rue. »
Des féminismes ancrés dans les mouvements sociaux
Deux cas, très différents, illustrent l’ancrage des féminismes dans les mouvements sociaux et l’extension du domaine de la contestation qu’il induit.
Premier exemple : en Égypte, en 2011, des femmes ont participé activement aux mobilisations contre l’autoritarisme du régime Moubarak. La sociologue Marta Agosti montre que sur la place Tahrir, certaines de ces militantes ont subi des violences sexuelles commises par l’armée ou par d’autres militants. S’est ensuivie la formation de collectifs contre les violences sexuelles. Cette vague de dénonciation a eu un tel écho en Égypte et en dehors des frontières du pays que la journaliste Yasmin El-Rifae a déclaré que les Égyptiennes avaient lancé le premier #MeToo.
Autre exemple, celui des femmes indigènes en Équateur, qui se sont organisées en 2019 contre le paquetazo, une série de mesures néolibérales d’ajustement, comme le montre la militante Enith Flores. à cause de l’exode rural des hommes, et parce que ce sont elles qui se chargent de recueillir les matières premières vouées à la subsistance de leur famille, les femmes subissent de plein fouet les effets de l’exploitation des ressources naturelles par les grandes entreprises. Elles se sont organisées pour aller manifester contre ces réformes et ont ainsi construit des alliances avec les militantes féministes. Leur présence dans les mobilisations a incité à repenser les mots d’ordre et les modes de lutte. Le slogan « Mon corps m’appartient », du mouvement féministe, s’est conjugué avec celui « Notre terre nous appartient » des femmes indigènes. Venant des zones rurales, ces femmes devaient emmener leurs enfants pendant les manifestations, contrairement à celles qui pouvaient les faire garder chez elles. Face à la violence policière, il a fallu développer des moyens pour protéger les enfants, tout en permettant la participation de leurs mères. Centrale pour dénoncer ces réformes néolibérales, la mobilisation des femmes indigènes a donc permis de repenser l’organisation de l’action collective.
« Le féminisme a pénétré les institutions étatiques et les organisations internationales qui diffusent le principe d’égalité entre les sexes. »
Ces deux exemples n’épuisent pas la puissance des mobilisations féministes pour construire et reconstruire des mobilisations capables de placer en leur cœur la lutte contre toutes les inégalités et toutes les discriminations. Qu’il s’agisse des travailleuses du sexe d’Empower, mobilisées en Thaïlande aux côtés d’autres femmes contre les expulsions forcées, les politiques migratoires et la pauvreté (Thanta Laovilawayakul et Mai Janta), des militantes belges ayant organisé la grève de 2018 et qui se sont engagées pour dénoncer l’histoire coloniale (Aïda et Oksana), des Palestiniennes organisées pour leurs droits et ceux du peuple palestinien (Flora Yousef, Sabreen et Shadha), des Algériennes qui se sont constituées en carrés féministes lors des manifestations du Hirak (Saadia Gacem), ou encore des travailleuses marocaines engagées syndicalement dans les usines de production agricole (Atika et Rabia) : toutes soulignent la force des revendications portées par des femmes et des minorités de genre contre leurs propres conditions de vie et d’existence et contre le sort réservé à d’autres personnes opprimées.
Dans un contexte de reflux particulièrement abrupt pour les luttes et les droits sociaux, l’exemple de cette révolution féministe offre une perspective pour dynamiser les mouvements sociaux. La participation des militantes aux luttes développées contre les inégalités sociales, les discriminations raciales, ou encore pour l’écologie, permet non seulement d’imposer les enjeux féministes à l’agenda militant, mais aussi d’intégrer la lutte contre toutes les formes d’inégalité et de la revivifier.
Pauline Delage est sociologue. Elle est chargée de recherche au CNRS. Fanny Gallot est historienne. Elle est maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris-Est Créteil.
Cause commune n° 21 • janvier/février 2021