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En 1917, la question des droits réels des femmes prend la forme d'une question de stratégie politique et syndicale décisive dans le cadre d'une perspective communiste révolutionnaire.

8 mars : journée internationale pour les droits des femmes. 8 mars 1917 (23 février), premier jour de la Révolution russe. Les ouvrières russes prennent la rue d’assaut et rencontrent les suffragettes. Dans ces tout premiers jours de la révolution russe, il est encore difficile de savoir s’il s’agit d’une révolte populaire ou bien d’une révolution. Il suffira de quelques jours pour que les soldats se mutinent après avoir tiré sur la foule et rejoignent dès le lendemain la foule révolutionnaire. Quelques jours encore pour voir le tsarisme et l’ancien monde féodal réduits en lambeaux.

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Si la majorité des femmes qui prennent la rue le 8 mars sont des ouvrières et si la minorité sont des suffragettes, ce sont elles qui d’abord entraînent les hommes. Cette entrée dans la Révolution russe par les femmes semble marquer la place qu’elles y occuperont dans les premières années de la Russie révolutionnaire. Nous n’aborderons pas cette histoire des femmes en historienne que nous ne sommes pas mais nous chercherons à saisir les leçons que nous pouvons tirer de cette histoire pour nos luttes actuelles et à venir.

Une avancée considérable des droits des femmes
Des luttes féministes des années 1970 en France est restée cette leçon, semble-t-il indépassable : la lutte féministe doit se constituer en mouvement autonome car il est impossible de défendre ses intérêts dans le cadre des partis ou des syndicats ouvriers. De cette leçon nous ne sommes toujours pas sortis. Il nous semble que si nous avons une leçon à tirer d’un point de vue à la fois féministe et communiste de l’expérience de la Révolution russe et bolchevique, c’est bien celui-là : des femmes luttant pour des droits ont été en mesure de s’associer à des hommes luttant pour des droits, et cette association, sans négliger tous les obstacles qu’elle a pu rencontrer, au premier rang desquels les difficultés d’ordre matériel liées aux structures patriarcales bien ancrées notamment dans la paysannerie, a permis une avancée considérable des droits des femmes et une avancée tout à fait précoce et extraordinaire au regard du développement socio-économique de la Russie de 1917 et des avancées dans les autres pays européens.

« Abolir la propriété privée familiale ne signifie pas abolir les rapports femmes-hommes, ni la parentalité, mais les conditions matérielles qui fondent ces liens, de la division du travail qui fonde cette forme de propriété privée. »

En effet, du côté des droits fondamentaux : légalisation du mariage civil, droit de divorcer par consentement mutuel, droit de vote, ministère pour la protection de la maternité et de l’enfance, légalisation de l’avortement dès 1920, proclamation de l’égalité homme-femme, adultère et homosexualité supprimés du code pénal, disparition de l’autorité du chef de famille. Du côté des droits du travail : congé maternité, égalité des salaires et égalité professionnelle, journée de huit heures, semaine de quarante-huit heures, création des assurances sociales. Du côté de la division du travail propre à la propriété privée familiale, selon Stéphane Lanchon : « La première Constitution de l’État soviétique reconnaît l’utilité sociale du travail ménager. Le programme du parti adopté en 1919 prévoit la socialisation du travail domestique via des équi­pe­ments communautaires. » Cette position est ainsi résumée par Lénine : « Le travail ménager écrase, étrangle, rabaisse et dégrade la femme ; il l’enchaîne à la cuisine et à la chambre des enfants, et gaspille sa force de travail dans un esclavage barbare, improductif, mesquin, horripilant, déconsidérant et écrasant… Cantines publiques, crèches, jardins d’enfants : voilà quelques exemples de ce qui est indispensable, voilà les moyens simples et quotidiens, sans grande pompe ni décorum, qui peuvent vraiment résorber et abolir l’inégalité entre hommes et femmes dans le domaine de la production sociale et de la vie publique » (Lénine, À propos de l’émancipation des femmes, éditions sociales).
La présence des femmes dans les organisations ouvrières (syndicales et politiques) est déjà constatable dès la Révolution de 1905, ce n’est donc pas, à proprement parler, les révolutions de février et octobre 1917 qui expliquent à elles seules ces avancées. Les femmes représentent déjà en 1917 une partie importante de la classe ouvrière, non pas en tant que femmes d’ouvriers mais bien en tant que travailleuses, dans l’industrie textile notamment. Dès 1905, la frange de la classe ouvrière la plus politisée, que l’on trouve en particulier chez les métallurgistes, a déjà une cons­cience avancée de l’importance de la mobilisation des femmes et de l’importance qu’elles représentent du point de vue de la stratégie politique et syndicale. Parce que notre époque ne lit les révolutions de 1917 que de manière rétrospective en projetant nos propres structures et difficultés à rassembler communistes et féministes, nous ne percevons et nous ne mettons en exergue que les difficultés qu’ont rencontrées les femmes russes à se faire entendre des hommes (difficultés bien réelles) mais, ce faisant, nous ratons l’essentiel, à savoir qu’ils et elles ont réussi dans une certaine mesure à les dépasser.

« La question des femmes et de leurs droits réels n'était donc pas une question secondaire et “sociétale”, elle constituait au contraire un enjeu fondamental dans la remise en cause de la propriété privée et de la division du travail qui la fonde. »

L’importance de la place des femmes dans la perspective révolutionnaire
S’ils ont réussi à les dépasser, c’est  en raison de la profonde conviction, au sein de la fraction révolutionnaire de la classe ouvrière ainsi que de ses dirigeants, de l’importance de la place des femmes dans la perspective révolutionnaire. Contrairement à notre époque où le féminisme est simplement rangé parmi les questions dites « sociétales », les révolutionnaires russes avaient d’une part pris la mesure de la composante matérielle des catégories de travailleurs où les femmes étaient nombreuses, d’autre part ils savaient que le but d’une révolution communiste consiste en l’abolition de la propriété privée. Cela ne signifie rien de moins que l’abolition de la propriété privée des moyens de production ainsi que de la propriété privée qui a trait à la famille et à la division du travail qui la caractérise. (Abolir la propriété privée familiale ne signifie pas abolir les rapports femmes-hommes, ni la parentalité, mais les conditions matérielles qui fondent ces liens, de la division du travail qui fonde cette forme de propriété privée.) La question des femmes et de leurs droits réels n’était donc pas une question secondaire et « sociétale », elle constituait au contraire un enjeu fondamental dans la remise en cause de la propriété privée et de la division du travail qui la fonde.

« Les femmes représentent déjà en 1917 une partie importante de la classe ouvrière, non pas en tant que femmes d'ouvriers mais bien en tant que travailleuses dans l’industrie textile notamment. »

Mais, du côté des femmes révolutionnaires, cela impliquait également le fait qu’elles étaient convaincues que leur sort et leurs intérêts étaient irrémédiablement liés à la victoire de la classe ouvrière. L’histoire du féminisme en France, depuis l’acquisition de droits fondamentaux (citoyenneté, avortement, lutte contre le viol, etc.), n’est pas parvenue à remettre en cause la propriété privée et la division du travail au sein de la famille (en témoignent les éternelles études de l’INSEE sur l’évolution du partage du travail domestique), de même qu’en 2017, l’écart des salaires dans le monde social du travail reste une constante criante. C’est pourquoi si l’autonomie du mouvement féministe français a pu présenter des avantages et des enthousiasmes chaleureux et à bien des égards décisifs, elle le condamne à se priver des organisations ouvrières (partis et syndicats). Continuer à percevoir la lutte féministe seulement comme une question « sociétale » et non comme une lutte fondamentale contre la division du travail et la propriété privée (capitaliste et familiale), c’est se condamner durablement à se priver de l’autre moitié du ciel qui constitue pourtant un enjeu décisif dans le cadre d’une stratégie révolutionnaire.

*Saliha Boussedra est doctorante en philosophie à l'université de Strasbourg.