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La crise ouverte par la pandémie de la covid-19 a agi comme un révélateur de la nature profondément ambivalente de l’institution étatique.

Partout dans le monde, on a en effet vu l’institution étatique reprendre la main sur la vie économique et sociale au nom de la survie d’une partie de la population. De quoi faire mentir l’ancien Premier ministre, Lionel Jospin, déclarant en 2000 devant la fermeture d’une usine Michelin que « l’État ne peut pas tout », pour le meilleur et pour le pire. Car, si l’on a pu croire un temps que soudain l’humain était devenu prioritaire sur le capital, on a également vu s’étendre un autoritarisme débridé par l’adoption de l’état d’urgence sanitaire, comme après les attentats terroristes. Comme le disait Pierre Bourdieu, l’État a deux mains : de la droite, il gaze, matraque et emprisonne les manifestantes et manifestants ainsi que les habitants des quartiers populaires, tandis que, de la gauche, il soigne, éduque et réduit diverses inégalités. En tant que communistes nous savons bien, cependant, qu’en dernière instance, la superstructure étatique agit pour les intérêts de la bourgeoisie possédante, et la « gestion » de la crise actuelle n’a fait que le confirmer. « L’histoire montre que l’État, appareil coercitif distinct, n’a surgi que là et au moment où est apparue la division de la société en classes, donc la division en groupes d’hommes dont les uns peuvent constamment s’approprier le travail d’autrui, là où les uns exploitent les autres », expliquait Lénine en juillet 1919, résumant sans ambages que « l’État, c’est une machine destinée à maintenir la domination d’une classe sur une autre ». Dès lors, il s’agirait, selon le dirigeant soviétique, de retourner cette « machine » contre la classe possédante pour ensuite, une fois toute division de classe abolie, « l’envoyer à la ferraille ».

« Il est plus que jamais nécessaire de nous projeter dans le temps long pour éviter les catastrophes qui se profilent, tout en se prémunissant contre la myopie et les tentations dirigistes de ceux qui se croient plus éclairés. »

La nécessité de l’État pour les néolibéraux
La tentation est grande chez beaucoup de le mettre dès maintenant à la casse, comme si avait déjà sonné la fin de la lutte des classes. Se rejoignent dans ce désir, à leur corps défendant, libertaires de gauche et de droite, mais les uns comme les autres restent au fond minoritaires. Il ne faut pas confondre, en effet, ultralibéraux et néolibéraux. Les seconds, actuellement hégémoniques – et pour combien de temps encore –, au-delà de leur diversité ont en commun de reconnaître la nécessité de l’État, conscients qu’ils sont que des marchés concurrentiels ne peuvent exister sans lui. Il s’agit ainsi pour eux d’organiser non pas le retrait pur et simple de l’État, mais son redéploiement en arbitre impartial d’une concurrence libre et non faussée, seule à même d’optimiser le bien-être du plus grand nombre. En vertu de ce qu’il est convenu d’appeler le New Public Management, le marché doit aussi pénétrer l’organisation de l’État elle-même par l’introduction d’indicateurs de performance permettant une mise en compétition généralisée des structures et des territoires, la récompense des « méritants » et la sanction des autres. Bref, de « gérer » l’État comme on gère désormais une entreprise privée.

« En tant que communiste nous savons bien qu’en dernière instance, cependant, la superstructure étatique agit pour les intérêts de la bourgeoisie possédante, et la “gestion” de la crise actuelle n’a fait que le confirmer. »

C’est cette logique qui occasionne une course à la « rationalisation », c’est-à-dire à l’accroissement des rendements sur fond de réduction des moyens, ou plus exactement de leur concentration, et occasionne une dégradation de la qualité des services publics en même temps qu’une souffrance physique et psychologique croissante des personnels dans les diverses administrations et services publics. Face à ces constants, la question ne semble ainsi pas seulement être celle du « plus ou moins d’État » que celle d’un « mieux d’État ».

Pour une planification démocratique
Sans tomber dans une démagogie consistant à croire que chacun serait finalement capable d’occuper la place des membres de l’exécutif, il s’agirait d’inventer les voies pour faire d’eux de simples exécutants. Celles d’une planification démocratique, oxymore apparent, car il est plus que jamais nécessaire de nous projeter dans le temps long pour éviter les catastrophes qui se profilent, tout en se prémunissant contre la myopie et les tentations dirigistes de ceux qui se croient plus éclairés. De tels dispositifs sont déjà en germe, par exemple en Suède, où les indicateurs de la planification écologique sont le fruit de délibérations à l’échelle locale et régionale, ou en France même, comme l’illustre la mise en place d’une Convention citoyenne pour le climat, qui a remis ses cent cinquante propositions, non dénuées d’intérêt, en juin dernier. Ce n’est pas tant d’imagination dont nous avons besoin que de volonté collective pour systématiser ces démarches, en faire plus qu’un supplément d’âme du capitalisme contemporain et les faire peser sur les décisions de financement des activités de production et de distribution des revenus plus égalitaire. Cela implique évidemment un combat politique car les défenseurs du business (as usual) veillent, mais il est bel et bien possible de retourner contre eux la « machine » de l’État comme il a été possible de mettre la planète à l’arrêt pour lutter contre une épidémie créée par le capitalisme. Et peut-être qu’ainsi un jour il sera possible d’envoyer ce dernier et avec lui l’État au compost…

Igor Martinache est agrégé et docteur en science politique de l'université Lille-2.

Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020