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Ce texte personnel est écrit sous forme de tribune pour reprendre une question un peu provocatrice soulevée (entre autres) par Félix Tréguer dans son livre L’Utopie Déchue.

L’usage d’Internet s’est répandu à tel point que l’accès à ce réseau des réseaux est désormais considéré comme un droit fondamental, et ce, en France, au moins depuis une décision du Conseil constitutionnel sur la loi HADOPI qui remonte à 2009. Ce droit découle du droit à la liberté d’expression, dont il est utile de rappeler, qu’aux termes de l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, il recouvre notamment le droit de « chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit. » La présente tribune, à l’intention un peu provocatrice, propose quant à elle de soumettre au débat l’idée d’un droit à ne pas utiliser Internet.

Suffit-il de réduire la « fracture numérique » ?
De nombreuses politiques publiques visent à réduire la fracture numérique, à permettre à toutes celles et tous ceux qui le souhaitent d’accéder à Internet et à ce « numérique » aussi omniprésent dans les discours et les usages, qu’évanescent et difficile à saisir, oscillant entre les deux sens du mot technologie : à la fois ensemble de techniques dans un domaine particulier – il n’est pas si loin le temps où l’on parlait encore à tour de bras des « Technologies de l’information et de la communication » – et discours (souvent fondés sur des imaginaires idéologiques) sur ce même ensemble de techniques. Ainsi, dans les cénacles onusiens, l’on se concentre sur la nécessité d’accueillir les « NBU », pour Next Billion Users , ou « Prochain milliard d’utilisateurs. »
Au nom de ce principe louable d’inclusion et de réduction des inégalités, certains acteurs justifient des initiatives qui ne sont pas si innocentes. Ainsi, l’offre Free Basics de Facebook, qui promet aux pays pauvres un accès gratuit à quelques contenus soigneusement sélectionnés par l’entreprise, écorne au passage le principe de la neutralité des réseaux qui est indispensable à la pleine réalisation de l’utopie émancipatrice d’un réseau de réseaux dans lequel chaque maille devait disposer des mêmes droits que les autres de diffuser des contenus. Elle érige de fait une entreprise privée en censeur chargé de distinguer entre les pans de l’espace public qui seraient « indispensables » et ceux qui devraient être réservés à une élite qui paye.

« Reconnaître le droit de refuser d’utiliser un « numérique » imposé, c’est, il me semble, autoriser une forme de désobéissance civile indispensable à la sauvegarde des libertés publiques. »

En plus d’oublier de réfléchir à la qualité de l’accès à Internet promis à ce « prochain milliard d’utilisateurs », les débats sur le sujet me semblent omettre de réfléchir à un pendant indispensable au droit d’accéder à Internet : celui de ne pas y accéder. Deux étapes me paraissent nécessaires pour répondre à cette question. D’abord : pour quoi faire ? Ensuite : ce droit est-il déjà protégé ? Car alors, il est fort peu utile de perdre du temps à le revendiquer.

Des conséquences perverses
L’utilisation de l’informatique a souvent, dans bien des contextes, été imposée. Cette informatique imposée est souvent un vecteur d’exclusion. Dans certains pays, par exemple en Mauritanie, l’imposition de papiers d’identité biométriques a été l’occasion d’exclure une partie de la population. Une enquête récente de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) montre la difficulté de l’accès aux services publics, lorsque ceux-ci deviennent dématérialisés. Il y a quelque temps, un prêtre à la retraite, malvoyant, s’est vu imposer une amende par la SNCF car, ne pouvant acheter de billet de train à la borne, n’ayant pas la possibilité d’utiliser le site web ou l’application de la SNCF, et cette dernière ayant décidé d’arrêter de vendre les billets dans les trains… il n’a tout simplement pas pu acheter de billet. Demain, sera-t-il encore possible d’acheter un ticket de métro ou de payer à la caisse sans utiliser une application qui tourne sur Android ou iOS ?
En Espagne, les services de renseignement ont récemment utilisé le logiciel Pegasus, vendu par la société israélienne NSO, pour espionner des personnes élues et militantes indépendantistes catalanes. Idem en Hongrie, où des journalistes ont été ainsi placés sous surveillance. Pourra-t-on encore vivre sans avoir à porter en permanence sur nous des ordiphones (ou smartphones) que des services de renseignement peuvent exploiter et transformer en mouchards ?
Sur un autre registre, pensons aussi aux dégâts que peut causer la vidéosurveillance de masse, qui, couplée à l’identification des personnes en temps réel, est déployée par des dictatures. Certaines entreprises chinoises vendent des solutions pour détecter les minorités ethniques dans l’espace public. Il n’est pas malaisé de comprendre l’intérêt d’une telle solution pour des régions comme le Xinjiang. L’Iran a annoncé vouloir utiliser ces mêmes technologies pour détecter les femmes qui ne s’habillent pas comme le veulent les ayatollahs qui ont usurpé la révolution de 1979. Quoique la situation ne soit pas aussi grave en France, la vigilance s’impose si nous voulons maintenir notre droit à rester en dehors d’une infrastructure fondée sur la surveillance permanente.
Ainsi, aujourd’hui, en France, dans les universités, le CROUS n’accepte déjà plus les paiements en argent liquide. Il est devenu impossible de ne pas raconter à sa banque à quelle heure nous achetons notre café à la cafétéria de la fac. À moins d’utiliser Izly, l’application développée par le groupe BPCE, qui, à son lancement, géolocalisait ses utilisateurs pour leur envoyer de la publicité ciblée.

« Le projet de Déclaration sur les droits et principes numériques de la Commission européenne refuse d’admettre qu’il pourrait exister celui de vivre sans ordinateur, sans Internet, et de refuser l’utilisation d’un système sociotechnique fermement engagé sur la voie d’un capitalisme de surveillance liberticide. »

Au-delà de ce qui est imposé par le haut, il y a aussi le développement de certains usages, favorisés par une économie du capitalisme de la surveillance que dénoncent les travaux de la sociologue états-unienne Shoshana Zuboff. Ainsi, chez les plus jeunes, l’utilisation de la géolocalisation, souvent encouragée par les parents, les amène à exercer une surveillance mutuelle sur leurs déplacements. Une fois qu’un adolescent accepte d’activer sa géolocalisation, toute disparation même temporaire devient suspecte, sujet d’inquiétude ou de rumeurs. Enfin, le développement tous azimuts d’applications qui visent à capter l’attention de l’utilisateur pour la soumettre à des logiques marchandes génère du stress et du mal-être. La littérature académique anglophone parle de « digital overload ».
Dans un tel contexte, Félix Tréguer, chercheur spécialiste de l’histoire de la surveillance sur Internet, se demande, à la fin de son livre intitulé L’Utopie déchue : faut-il arrêter la machine ? A-t-on le droit d’arrêter cette machine ?
Nous pourrions en effet espérer de notre droit une certaine protection. De fait, le Règlement général de protection des données (RGPD), reprenant en cela des principes qui existent en France depuis la loi informatique et libertés de 1978, reconnaît un droit d’opposition à certains traitements de données personnelles en tout ou partie automatisé. Son article 22 reconnaît même, quoique de façon très alambiquée, un droit à ne pas faire l’objet d’une décision automatisée. Il faudrait le rappeler à la Caisse d’allocations familiales, qui cherche à automatiser la détection des « fraudeurs sociaux », et rappeler à ses dirigeants leurs responsabilités pénales à cet égard, au titre des articles 226-16 et suivants du Code pénal s’ils ne respectent pas toutes les exigences du RGPD (ce dont il est permis de douter). Dans un autre domaine, le Code du travail reconnaît désormais un droit à la déconnexion aux salariés.

Absence de droit général
Mais, sous réserve d’un examen plus approfondi qui reste à effectuer, il ne semble pas exister de droit général, et fondamental, à ne pas utiliser Internet. En effet, dans une décision du 3 juin 2022, malgré toutes les réserves émises et les garanties qu’il a imposées, le Conseil d’État a expressément refusé de reconnaître un tel droit en jugeant qu’il était possible de rendre le recours à un téléservice obligatoire. À la place, la décision en appelle toujours à une variation du sempiternel mot d’ordre : il faut « accompagner » vers « le numérique » et tout ira bien.
Le projet de Déclaration sur les droits et principes numériques pour la décennie numérique de la Commission européenne tombe dans le même piège. Elle reconnaît un nombre important de droits – pour la plupart déjà reconnus en droit positif – mais refuse d’admettre qu’il pourrait exister celui de vivre sans ordinateur, sans Internet, et de refuser l’utilisation d’un système sociotechnique fermement engagé sur la voie d’un capitalisme de surveillance liberticide, encouragé de fait par les politiques publiques actuelles. Reconnaître le droit de refuser d’utiliser un « numérique » imposé, ce n’est pas remettre en cause les efforts à faire pour résorber la fracture numérique. Ce n’est pas non plus de la technophobie. Mais c’est, il me semble, autoriser une forme de désobéissance civile indispensable à la sauvegarde des libertés publiques.

Julien Rossi est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis.

Cause commune n° 33 • mars/avril 2023


Quelques ouvrages pour s’informer

• Jonathan Bourguignon, Internet, année zéro, Divergences, 2021

• Pascal Boniface, Géopolitique de l’Intelligence Artificielle, Eyrolles, 2021

• Stéphane Bortzmeyer, Cyberstructure, C&F, 2019

• Ian Brossat, Airbnb, la ville ubérisée, La Ville Brûle, 2018

• Guillaume Desgens-Pasanau, La protection des données personnelles, les principales clés de décryptage du RGPD, Lexisnis, 2019

• Cédric Durand, Techno-féodalisme, critique de l’économie numérique, La Découverte, 2020

• Ivan Lavallée, Cyber-révolution et Révolution sociale, Le Temps des Cerises, 2022

• Alec MacGillis, Le Système Amazon, Seuil, 2021

• Camille Paloque-Berges et Christophe Masutti (coord.), Histoires et cultures du libre, Framabook, 2013

• Pascal Savoldelli (coord.), Ubérisation et après ? Du Detour, 2021

• Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020

• Voir aussi les articles de Pierric Marissal dans l’Humanité, la revue Progressistes et les sites de nombreuses associations telles que ATTAC, les Amis de la Terre, Framasoft, etc.