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Les Mulliez ont sans doute mieux qu’aucune autre dynastie française poussé la logique du capitalisme familial à un certain paroxysme à travers une organisation, formelle et informelle, où les liens économiques, du sang et de l’alliance sont étroitement entremêlés.

Prenons une zone commerciale comme il en existe tant en périphérie de nos villes. Autour d’un hypermarché Auchan se distribuent différentes enseignes positionnées chacune sur un « besoin » particulier : Decathlon pour les articles de sport, Bruce, Jules, Pimkie ou Kiabi pour les vêtements, Saint-Maclou pour les tapis et moquettes, Leroy Merlin pour le bricolage, Midas ou Norauto pour faire réparer ou entretenir sa voiture, sans oublier Flunch pour se restaurer entre deux courses. On en passe, et beaucoup. Peu parmi les nombreux clients de ces différentes chaînes commerciales se doutent qu’en y effectuant leurs achats, ils donnent leur argent à une seule et même famille : les Mulliez. Ou plus exactement à l’Association famille Mulliez (AFM), détentrice des actions des plus de cent trente entreprises de cette constellation familiale, qui cumulent un chiffre d’affaires supérieur à 100 milliards d’euros par an et emploient plus de sept cent mille salariés selon les chiffres du journal Le Monde. Un groupe informel, non reconnu comme tel devant la loi, ce qui permet à la famille d’outrepasser certaines obligations légales, telle celle de reclasser les salariés d’une entreprise en difficulté au sein d’une autre. Seuls peuvent faire partie de l’AFM les descendants de Louis Mulliez, prospère filateur de Roubaix à l’origine de la saga au début du siècle dernier, et leurs conjoints. Non seulement les statuts prévoient l’interdiction de vendre ses parts à un extérieur, mais même les transactions entre cousins sont étroitement surveillées par les dirigeants de la holding familiale élus tous les quatre ans parmi les quelque mille quatre cents membres à ce jour-là encore selon Le Monde, d’autres sources déclarant moitié moins. Celle-ci règne sur un magot estimé autour de 30 milliards d’euros, le chiffre exact demeurant confidentiel, car aucune de ces entreprises n’est cotée en bourse. Une bourse que les Mulliez diabolisent, ce qui rappelle qu’on peut être capitaliste sans être adepte des marchés financiers.

« Les Mulliez s’appliquent à éviter l’impôt autant que les caméras, ainsi que le suggère le fait qu’un grand nombre d’entre eux ait élu domicile dans la même rue de la petite commune belge d’Estampuis, à deux pas de la frontière et du siège de la holding à Roubaix. »

Un beau bas de laine
Pour faire partie de cette « association » à but très lucratif, il ne suffit pas d’être de la famille : il faut encore avoir suivi une formation minimale en gestion, suivre un stage de découverte du fonctionnement de l’association, et enfin être coopté par les autres membres. Les impétrants sont encouragés à lancer leur propre affaire pour faire grossir encore le magot collectif, mais aussi à se montrer discrets : on n’étale pas ses richesses, même si elles sont considérables, contrairement à certaines autres familles de nantis que l’on préfère déclarer ne pas fréquenter. La solidarité est de mise au sein de la famille à travers ce dispositif juridico-financier, puisque les bonnes affaires des uns profitent aux autres et inversement. En revanche, elle l’est moins vis-à-vis du reste de la société : les Mulliez s’appliquent à éviter l’impôt autant que les caméras, ainsi que le suggère le fait qu’un grand nombre d’entre eux ait élu domicile dans la même rue de la petite commune belge d’Estampuis, à deux pas de la frontière et du siège de la holding à Roubaix. En 2016, ce siège a été perquisitionné par la justice française, soupçonnant certains éléments frauduleux dans ce schéma d’ « optimisation » fiscale monté par les dizaines de juristes employés directement par l’AFM. L’association organise également des festivités en marge de ses assemblées générales, des activités pour les enfants des membres et des voyages pour les adultes, ainsi que des formations et conférences destinées tout autant à renforcer la cohésion au sein de la grande famille qu’à cultiver l’esprit d’entreprendre armé des connaissances nécessaires – et de l’appui des capitaux non seulement financiers, mais aussi « humains » et sociaux du clan. En clair, des réseaux. Car où que voyage un Mulliez dans le monde, il sait pouvoir atterrir chez un « cousin » plus ou moins éloigné, avec qui le sujet principal de conversation est déjà tout trouvé : la famille, et surtout ses affaires.

« L’Association famille Mulliez (AFM), un groupe informel, non reconnu comme tel devant la loi, détient les actions des plus de cent trente entreprises de cette constellation familiale, qui emploient plus de sept cent mille salariés. »

Une internationalisation à l’image des réseaux d’approvisionnement des enseignes du groupe, passées maîtresses dans la sous-traitance de leur production dans les pays où la main-d’œuvre est mal payée et travaille dans des conditions peu enviables, principalement en Asie du Sud-Est. Cela n’empêche nullement le patriarche Gérard Mulliez, fondateur d’Auchan, vaisseau amiral de cette galaxie, de vanter ses préoccupations sociales en développant un vaste plan d’actionnariat salarié. Un bel outil de discipline et de motivation des troupes surtout, comme l’a montré notamment la sociologue Sophie Bernard (Le Nouvel Esprit du salariat, PUF, 2020), car quand une caissière ou un magasinier se croient propriétaires de la firme, ils redoublent d’ardeur au travail et acceptent volontiers le fameux « BAM » – « Bonjour, au revoir, merci » – qu’il s’agit de débiter à chaque client avec un grand sourire. Tant pis s’ils n’ont au mieux que des miettes des faramineux bénéfices de l’entreprise. Les gains de productivité ainsi obtenus peuvent même se retourner contre eux, comme l’a rappelé le vaste plan social annoncé en septembre 2020 : mille cinq cents salariés licenciés sur les soixante-quinze mille que compte le groupe en France, soit un sur cinquante, alors même que, comme ses homologues et contrairement au reste de l’économie, ce dernier avait largement profité du confinement. Exit notamment la dizaine de centres de réparation pour les produits du groupe, qui avaient été déployés récemment dans une stratégie d’amélioration du service après-vente… l’écologie attendra. Et encore, aucune « hôtesse » et « hôte » de caisse n’était de cette charrette-là, qui pourrait être suivie par d’autres dans un futur proche, ainsi que le redoutent les syndicats de l’enseigne. Aujourd’hui nonagénaire, Gérard Mulliez ne préside plus aux destinées du groupe de distribution, même s’il reste à la tête d’un « comité stratégique », et a transmis les rênes à Vianney, le fils d’un de ses cousins, plutôt qu’à son propre rejeton Arnaud. Une pratique courante dans la famille, où l’on se méfie des descendants en ligne directe, qui pourraient être tentés de « tuer le père » à travers l’entreprise qu’il vous léguerait.

« Seuls peuvent faire partie de l’AFM les descendants de Louis Mulliez, prospère filateur de Roubaix à l’origine de la saga au début du siècle dernier, et leurs conjoints. »

Ne pas perdre le Nord
Les Mulliez ont ainsi sans doute mieux qu’aucune autre dynastie française poussé la logique du capitalisme familial à un certain paroxysme à travers cette organisation, formelle et informelle, où les liens économiques, du sang et de l’alliance sont étroitement entremêlés. Bien que d’obédience catholique, ils ont ainsi incorporé un certain ethos protestant reposant sur un ascétisme, favorable plus que toute autre à l’épargne et à l’esprit d’entreprise, comme l’avait montré Max Weber (L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905). Mais surtout, ils ont rationalisé de manière redoutable une organisation combinant une forte solidarité appuyée par les liens familiaux, permettant le partage des risques comme des ressources de différentes natures, avec un système de contrôle et de promotion internes où il s’agit de se former et faire ses preuves pour monter petit à petit dans l’organigramme sous le regard des aînés, légitimés par des élections formelles. Un véritable « communisme familial », ainsi que le baptisent les journalistes du Monde qui ont enquêté sur le clan, l’été dernier, confirmant ainsi les analyses des sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon sur la grande bourgeoisie. Pas sûr que les intéressés aient apprécié l’image. Lorsque la section lilloise du PCF a lancé en 2015 une affiche le dénonçant comme « profiteur de la crise » et comparant ses revenus à ceux des caissiers et caissières de son groupe, Gérard Mulliez a ainsi déboulé à son local pour se plaindre, se contentant d’asséner le fameux argument par lequel les capitalistes aiment à couper court à toute discussion, à savoir qu’il « crée des emplois ». Il en détruit aussi parfois, et des vies avec. Et la prise de contrôle annoncée de Carrefour par Auchan risque fort de laisser sur le carreau encore des milliers de travailleuses et de travailleurs et leurs familles. Chez les Mulliez, on a l’esprit de famille, mais surtout de la sienne.

Edgar Dunhort est sociologue.

Cause commune • mars/avril 2022