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Face à l’offensive idéologique tentant d’effacer le clivage de classe, retrouver la claire conscience de la condition commune et des intérêts communs.

L’effacement du clivage de classe est un processus long. Non pas sa disparition, mais bien son effacement à la gomme dans les représentations du monde. C’est l’effacement de ce clivage à force d’offensives idéologiques, qui a conduit à modifier les rapports de force, à affaiblir l’idée de gauche, à estomper les perspectives de transformation sociale. Cet effacement rend plus difficile à l’ensemble de celles et ceux qui ont intérêt à mettre en cause le capitalisme de faire corps, parce que les responsabilités sont mal et peu établies. Cela laisse place à des divisions populaires qui pourraient être mieux dépassées avec la claire conscience de la condition commune et des intérêts communs. Au cœur de la crise qui sévit depuis tant d’années, se sont installés un renoncement, une acceptation de l’inégalité comme un horizon indépassable. Jusque dans les modes de vie, on a cherché à délier ce qui était uni, quitte à dégrader profondément les conditions du vivre ensemble.

« Culturelle est cette crise, une crise de sens, une crise d’être humain dans le rapport à soi,
à l’autre, au monde, à la planète. »

L’individualisation des rapports sociaux a produit son œuvre. Rien de tout cela n’aurait été possible sans une grande offensive idéologique et culturelle. Culturelle est cette crise, une crise de sens, une crise d’être humain dans le rapport à soi, à l’autre, au monde, à la planète. La conscience de classe a été profondément civilisatrice. Son effacement, pour reprendre un mot de Lucien Sève, décivilise. Non pas au sens de valeurs traditionnelles et ancestrales qui se perdraient mais au sens d’un mouvement émancipateur qui fait défaut à l’humanité, tandis que la boussole de l’argent n’en finit pas de désorienter.

 

La contradiction de classe, un puissant moteur de l’histoire


La contradiction de classe reste cependant un puissant moteur de l’histoire, et la régression sociale que nous connaissons au cœur de cette crise systémique est le signe d’un rapport de force qui continue tant et plus de profiter aux grands propriétaires. Les prolétaires, les « producteurs », dans une traduction plus littérale, se sont diversifiés. Les rapports sociaux s’individualisent, les cadres du travail explosent, les patrons se cachent, les usines se délocalisent… Chacune, chacun, cependant, au fond de soi-même, a le désir d’être utile, de produire et pas seulement de jouir. Mais combien en sont empêchés ? Il faut retrouver du commun, il faut retrouver de la conscience commune. C’est un fait que l’immense majorité des femmes et des hommes se trouvent dans cette classe de celles et ceux qui produisent, ont produit ou voudraient produire. Et lorsqu’ils réalisent leur unité, même de manière ponctuelle, cela change le cours des choses.

 

Réhabiliter la politique face au discours de la technique et de la compétence

 

Même si la domination des grands propriétaires n’est pas la seule domination à combattre, il faut régénérer, rendre plus visible et plus opérante l’opposition entre le travail et le capital. La conscience de classe se noue à la fois dans le monde et dans l’intime. Elle prend naissance dans l’histoire de chacune et de chacun, dans son expérience concrète, dans ses rencontres, ses lectures. Il est urgent de réhabiliter la politique face au discours de la technique et de la compétence. C’est-à-dire de disputer aux forces dominantes, de par leur statut de propriétaires du monde, le pouvoir qu’ils exercent à outrance. Nous sommes bien au cœur d’un vaste mouvement de dépolitisation.

« L’oligarchie à dénoncer n’est pas une oligarchie en soi, mais un petit nombre dont l’unité consciente se fonde sur la propriété, l’inégalité, la perpétuation d’elle-même et l’exploitation de la richesse de la multitude. »

Lorsque le président de la République, élu sur la base de mécanismes en trompe-l’œil convoquant un renouveau dont il ne saurait être le nom, se revendique de la compétence, de la bienveillance et du bon sens que les blocages et les clivages de la vieille politique ne veulent pas laisser passer, il installe un récit qui nie la lutte de classe. Dans le projet de loi, dit de renforcement du dialogue social par ordonnances, après avoir constaté que « les trente dernières années ont modifié en profondeur, en France comme ailleurs, l’environnement économique et social » et « rebattu les cartes de l’économie mondiale et [de] la division internationale du travail ouvrant des opportunités inédites », le gouvernement évacue les rapports sociaux, pratique le confusionnisme et mélange les pommes avec les courgettes : « Le modèle social français se caractérise par un attachement fort à l’égalité : égalité devant la loi, égalité des droits, égalité des chances. Nous sentons bien aujourd’hui que cette égalité est malmenée, et qu’il faut lui redonner un nouveau souffle. Par ailleurs, chacun aspire à notre époque à plus de liberté : liberté de choisir sa carrière professionnelle, de changer de métier, liberté de créer, liberté d’entreprendre, liberté de concilier sa vie professionnelle et sa vie personnelle. » Tirer un trait d’égalité entre la liberté du patron et celle de l’ouvrier paraît si simple, tout d’un coup… Les réalités sociales sont escamotées au profit d’un discours qui convoque de grandes valeurs pour mieux les manipuler. Dans la continuité de la pratique hollandienne, le nouveau pouvoir ne s’assume pas, ne se dit pas et ne se décrit pas pour ce qu’il est. Il va falloir affronter ce discours flou qui sert, comme de bien entendu, ceux qui tiennent le haut du pavé. La République en marche, c’est cette France qui gagne et qui ne veut pas comprendre pourquoi les autres ne gagnent pas. Elle est son propre modèle. À étudier la sociologie des candidats de la République en marche, qui comprend 80 % de catégories socioprofessionnelles supérieures, on ne peut que s’interroger sur la frustration de cette part de la bourgeoisie qui, se sentant par trop à l’écart de l’exercice du pouvoir politique, a trouvé là le moyen d’en revendiquer sa parcelle, comme ce fut le cas en 1789… Ces happy few qui ont réussi et qui méprisent « ceux qui ne sont rien » (n’ont rien ?). La réussite, le mérite donneraient des droits.

La comparaison est hâtive et mériterait d’être creusée mais on se souvient bien de cette bourgeoisie qui réclamait un renouveau politique et s’empressa ensuite de freiner le mouvement de conquête de droits égalitaires… Quid novi ? « Renverser le système » a-t-on entendu de diverses parts dans la campagne. Quel système ? Remplacer une classe politique par une nouvelle ? Fabriquer un nouveau système tout autant verrouillé ? Dans la dernière période, le peuple n’a que trop été invoqué, mais comme un instrument, comme une foule de supporters, de gens. Il faut se méfier des mouvements de foule quand ils ne sont mus que par des sentiments et, au contraire, s’inscrire dans le temps, la durée, creuser un sillon, par un labour profond. Faire grandir la conscience de soi-même et du monde, des questions qui nous sont posées : quels humains, quelle humanité voulons-nous être

 

Un corpus de communs à conquérir

 

Il ne s’agit pas d’opposer un peuple mythifié et désincarné aux élites, mais bien d’opposer tout un peuple de productrices et producteurs de biens, de services et de culture à celles et ceux qui veulent exercer sur eux leur domination et capter le produit de leur travail et de leur être à leur profit principal. L’oligarchie à dénoncer n’est pas une oligarchie en soi, mais un petit nombre dont l’unité consciente se fonde sur la propriété, l’inégalité, la perpétuation d’elle-même et l’exploitation de la richesse de la multitude. Dans la société, des dynamiques de résistance, éparses, sont à l’œuvre, sous des formes diverses. Le chant profond qui naît des entrailles de notre peuple et cherche à se frayer une voie pour faire l’histoire n’est pas éteint. Il est parfois brouillé par les sirènes bonapartistes qui l’ont tant de fois détourné et bercé d’illusions dangereuses. De ces sirènes il convient de se défier pour former un vrai chant collectif. S’unir, cela ne se fait pas sur décret, c’est tout un effort, c’est tout une construction, tout une mise en harmonie de sensibilités diverses. Cela se réalise dans l’action, dans les conquêtes, et pas dans le culte du « tout ou rien ». Et au fond, cela s’accommode assez mal des percées solitaires et des vaines polémiques. Face à un puissant mouvement de privatisation et d’accaparement par quelques-uns, une idée gagne du terrain, c’est l’idée de commun, de bien commun, de communs. Sur cette base peuvent se reconstruire non seulement une conscience de classe mais des dynamiques sociales, culturelles, politiques. Ce qui nous appartient, ce qui doit nous appartenir, ce qu’il faut promouvoir comme appartenant à toutes et tous en commun. Depuis le square de mon quartier à la planète, en passant par des biens communs immatériels tels que les droits ou les inventions qui soignent, il y a tout un corpus de communs à conquérir. Résolument, dans cette humanité fracturée, faisons du commun !

*Pierre Dharréville est membre du comité exécutif national du PCF.
Il est député des Bouches-du-Rhône.