Le train représente le géosymbole de l’espace-temps par excellence. Il produit à la fois du temps et du territoire, et toutes sortes d’imaginaires, comme le rappelle Jacques Prévert : Le temps nous égare / Le temps nous étreint / Le temps nous est gare / Le temps nous est train.
par Dominique Chevalier
Source : https://lu.oui.sncf/media/carte/Carte_GENERALE
Certains auteurs n’hésitent pas à mobiliser la notion de mobility turn pour qualifier notre époque marquée par les locomotions et déplacements de tous ordres et pour interroger les usages de ce paradigme. Le « cheval de fer » puis le TGV entretiennent depuis longtemps des relations privilégiées avec l’espace et le temps. Selon l’expression utilisée dans le métier, le train « doit faire l’heure ». Une publicité sur les emprunts SNCF de 1973 est de ce point de vue assez éloquente (http://www.ina.fr/video/ PUB3212582020).
Le développement de la vitesse transforme les espaces et les paysages deviennent des traces fugitives entraperçues par les vitres des TGV. Ces mutations paysagères, éprouvées par Victor Hugo lors de son premier voyage en train d’Anvers à Bruxelles, créent en retour de nouveaux paysages marqués par la vitesse. Il décrit ce sentiment à sa fille Adèle dans une lettre datée du 22 août 1837 : « C’est un mouvement magnifique et qu’il faut avoir senti pour s’en rendre compte. La rapidité est inouïe. Les fleurs du bord du chemin ne sont plus des fleurs, ce sont des taches ou plutôt des raies rouges ou blanches ; plus de points, tout devient raies ; les blés sont de grandes chevelures jaunes, les luzernes sont de longues tresses vertes ; les villes, les clochers et les arbres dansent et se mêlent follement à l’horizon. » La vitesse du XIXe siècle était bien relative comparée à celle des TGV d’aujourd’hui, marqués par le désir de Guillaume Pépy (reconduit à la tête de la SNCF en 2013) de « rendre [le TGV] plus européen, plus rapide, avec plus de services [afin de] construire enfin l’Europe de la grande vitesse ». Toutefois, la réalisation de cette Europe grande vitesse profite d’abord aux métropoles les plus riches et les plus peuplées, ce dont témoigne la construction de gares dessinées par des architectes, véritables vitrines de la métropolisation mondialisante. La recherche de vitesse modifie les espaces et les territoires, de l’espace européen à l’espace macro de la voiture SNCF. C’est ce que nous allons voir à travers les points qui suivent.
Quand le train fait le temps et unifie les territoires
Avant le chemin de fer, chaque région avait son heure locale (essentiellement basée sur l’heure solaire). Mais l’arrivée du chemin de fer va bouleverser ce rapport au temps. À moins de circuler selon des arcs de méridien, inévitablement les trains passaient par des stations dont les heures locales étaient différentes les unes des autres. Or, comme ils roulaient avec des horaires réguliers, les responsables de la marche de chaque train devaient retenir à quelle heure il fallait arriver à tel ou tel endroit, en fonction des heures locales. Devant cette complexité, décision fut prise de régler chaque ligne en fonction de l’heure d’une seule localité, celle d’un terminus ; en France, le choix se porta sur l’heure de Paris. C’est ainsi que le chemin de fer a permis de diffuser en province l’heure parisienne. Néanmoins, les deux heures coexistaient sur les cadrans extérieurs des gares, dans les cours et les salles de départ. À ces deux heures s’en ajoutait une troisième, qui avançait de cinq minutes sur l’heure de Paris. Pour aider les voyageurs habitués à la souplesse du rythme des diligences à ne pas manquer leurs trains désormais réglés et minutés par la ponctualité du chemin de fer, et sans doute aussi pour éviter d’éventuelles réclamations, les responsables avaient introduit ce nouveau calcul du temps « T-5mn ». À la fin des années 1870, le paysage horaire français exprimait donc un curieux mélange de l’heure de Paris, de l’heure du chemin de fer et des heures locales ! Comme le remarque Marcel Proust dans Sodome et Gomorrhe : « Depuis qu’il existe des chemins de fer, la nécessité de ne pas manquer le train nous a appris à tenir compte des minutes […]. »
« Tout comme les aéroports, les gares constituent de véritables portes d’entrée stratégiques du point de vue
de la compétitivité des territoires. »
Dans presque toute l’Europe, les compagnies ferroviaires ont pris pour heure « normale » celle de la capitale. Ces horloges sont encore omniprésentes, notamment en tant qu’œuvres d’art, comme en témoigne l’exemple de L’Heure de tous, réalisée en 1985 et située devant la gare Saint-Lazare ; œuvre de l’artiste Arman, elle est composée d’une accumulation d’horloges en bronze.
Quand le train fait et défait l’espace
Le projet d’une Europe à grande vitesse se conjugue à différentes échelles, de la gare elle-même, en passant par le quartier au sein duquel elle est implantée, la ville, la région urbaine, le pays, lequel se trouve mieux « inséré » par ses relations transfrontalières, puis l’Europe en elle-même.
Tout comme les aéroports, les gares constituent de véritables portes d’entrée stratégiques du point de vue de la compétitivité des territoires. Certaines gares du XIXe ont été jugées obsolètes et de nouvelles gares sont sorties de terre, parfois au milieu de nulle part. C’est le cas de la gare TGV Sud de France à Montpellier, actuellement située dans un no man’s land entre l’autoroute A9 et les terres agricoles du pays de l’Or. Le centre-ville de Montpellier se trouve à six kilomètres, mais il faut compter environ cinquante minutes pour rejoindre la place de la Comédie en transport en commun ! « Contre-inaugurée » par le groupe Europe Écologie Les Verts et quelques membres de la France insoumise, le 7 juillet 2018, cette gare n’accueille pour le moment que quatre trains, ce qui lui donne des allures de gare fantôme. Cette situation est appelée à durer jusqu’à l’ouverture de la gare TGV Nîmes-Manduel, normalement prévue pour décembre 2019, dont l’implantation se situe à dix kilomètres de la capitale gardoise, dans une zone rurale qui, selon France nature environnement Languedoc-Roussillon (FNE LR), présente une biodiversité à la fois remarquable et désormais menacée. Le budget de l’équipement montpelliérain s’élève à 135 millions d’euros, répartis entre la SNCF, l’État, la région Occitanie (qui a gelé sa participation à 33 millions d’euros) et la métropole de Montpellier (10 millions d’euros). Avec le probable prolongement de la ligne de tramway, le coût total du projet serait susceptible d’atteindre les 182 millions d’euros, ce qui donne des arguments aux opposants qui qualifient cet équipement de « grand projet inutile ». Non connectée au réseau TER, aucune correspondance ne permet de la relier à d’autres gares, notamment la gare Montpellier-Saint-Roch, localisée en centre-ville et rénovée en 2014 pour un montant de 50 millions.
« Le développement de la vitesse transforme les espaces et les paysages deviennent des traces fugitives entraperçues par les vitres des TGV. »
À l’échelle européenne, comme le souligne Raymond Woessner (2014), la grande vitesse ferroviaire reste essentiellement un projet qui s’ancre dans l’Europe occidentale. Aucun programme crédible n’émerge à l’est de l’Allemagne et de l’Autriche, tandis que la Pologne et la Turquie se sont lancées dans la construction d’un réseau à 200/250 km/h, dont la finalité reste clairement nationale. D’un point de vue spatial, l’Europe à grande vitesse épouse le processus de mondialisation/métropolisation, avec pour conséquence un accroissement des écarts entre les territoires métropolisés et les autres. Il s’agit là d’un paradoxe de l’Union européenne, puisque, dès les origines, le traité de Rome de 1957 s’inquiétait de la cohésion territoriale.
Le train comme territoire chronotopique
Le véhicule-habitacle train constitue, pour reprendre la terminologie de Bakhtine, un « chronotope », c’est-à-dire un temps-espace où lieu et moment sont solidaires. La voiture SNCF a longtemps été agencée comme une succession de mini-salons garnis de banquettes où se trouvaient réunis le temps d’un trajet, en un même lieu, au gré de leurs déplacements, des voyageurs venus d’horizons différents. L’aménagement actuel des voitures privilégie les assises où les gens sont deux par deux, les uns derrière les autres, ou en coin carré pour les familles. Les interactions langagières sont devenues rares et, lorsqu’elles existent de manière bruyante, se trouvent généralement mal supportées par les autres usagers des voitures. Même les parents et amis qui voyagent ensemble paraissent souvent occupés par leur ordinateur ou leur téléphone portable, ou bien, les oreilles bouchées par des écouteurs, s’isolent dans leur monde. Les premières classes offrent aujourd’hui des sièges isolés et la possibilité de voyager, sur quelques destinations, en « espace calme ». Le trajet en collectivité se transforme de plus en plus en parcours solitaire où les dossiers et les accoudoirs murent chaque individu dans un isolat, toutefois modulable : les hommes ont en effet tendance à utiliser davantage l’accoudoir commun et accroissent leur territoire personnel en prenant de la place avec leurs jambes (manspreading ) ou leur journal largement ouvert par-devant eux.
La voiture de train constitue à la fois un mini théâtre, comme l’a bien analysé Brigitte Urbani, et un huis clos qui traversent l’espace. On ne peut sortir du train que lorsqu’il est, selon l’expression consacrée, « arrêté et à quai ».
Par ailleurs, la vitesse n’est pas sans répercussion sur le service restauration. La SNCF a en effet décidé de supprimer le service au bar dans les TGV dont les trajets entre le point de départ et le terminus sont inférieurs à deux heures (Paris-Lille, Paris-Nancy, et bientôt Paris-Strasbourg). Les raisons avancées restent essentiellement économiques : non rentables, ces services nécessitent une logistique aussi compliquée que sur de longs trajets. Cela signifie donc que la SNCF pourrait prochainement mettre en place des trains aux agencements différents selon la durée des parcours.
L’histoire de la restauration à bord est sans doute à faire, mais elle est en tout cas fortement corrélée à l’organisation de l’espace de la voiture, dépendante de la politique des vitesses et considérablement influencée par les pratiques alimentaires. Révolu le jambon-beurre, dépassé le sandwich SNCF raillé par le chanteur Renaud dans sa chanson Marche à l’ombre ! Il est dorénavant possible de manger des repas « bio » à base de quinoa, de tofu et de petits légumes sautés façon wok. Le chef 2 étoiles Michel Sarran signe des recettes exclusives pour le bar TGV.
Mais si le monde va plus vite pour les personnes qui ont les moyens de circuler en TGV et pour les métropoles qui peuvent s’offrir une gare TGV, le must réside toutefois dans la nostalgie qui consiste à payer chèrement un lent voyage en train de prestige. Créé en 1982 par James Sherwood (Paris gare de l’Est, Milan, Vérone, Venise, et ensuite Prague, Vienne, Bucarest ou Istanbul selon les dates), la rame est composée de wagons-lits, wagons-restaurants, wagons-salons Pullmann des années 1920, restaurés par la Compagnie des wagons-lits. La clientèle, aisée, voyage à l’aller de manière romantique, nostalgique et ferroviaire vers le passé et revient rapidement dans le présent par un vol direct.
Par ses multiples interactions entre des acteurs différenciés et des espaces desservis, le train fait et défait les territoires. À la manière d’un tricot, il produit des mailles plus ou moins lâches, plus ou moins serrées d’urbanités, de mobilités et d’insertions de territoires dans des espaces plus vastes. l
Dominique Chevalier est géographe. Elle est maîtresse de conférences à l’université Claude-Bernard Lyon 1.
Cause commune n°9 • janvier/février 2019