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Dans le débat terminologique pour qualifier la ou les classes que nous défendons, le concept de « classes populaires » apparaît utile, à condition de bien le définir.

L'abstention et le vote d’extrême droite chez les ouvriers et les employés doivent être analysés comme les conséquences d’une dévalorisation de la classe ouvrière qui, auparavant, organisait et fédérait autour d’elle d’autres pans des classes populaires. Ce fédéralisme n’est pas naturel, mais est l’œuvre d’un travail d’unification symbolique, engagé par le PCF. Aujourd’hui, la mention de « populaire », ou de « classes populaires », permet-elle de penser différemment ce travail d’unité politique ?

Bien que cette notion ait de nombreuses limites, par les définitions divergentes que l’on a pu lui donner et en tant que construction sociologique, elle permet de nourrir une réflexion politique en deux temps. D’abord, en soulignant les conditions communes de celles et ceux qui occupent des emplois subalternes dans les rapports de productions. Ensuite, en interrogant la représentativité des ouvriers et des employés, regroupés sous le terme de classes populaires, qui demeurent exclus du champ politique. Penser en termes de classes populaires et de fractions de classe permet alors de poser la question suivante : sur qui voulons-nous nous appuyer de manière privilégiée pour mener à bien notre projet politique ?

Un style de vie et une condition laborieuse commune, comme socle de fierté populaire

Pour les sociologues, l’émergence du terme de « classes populaires » pose la question de la diversité et de l’unité interne du groupe en matière de pratiques culturelles, de modes de vie et de représentations. Plutôt de que parler d’« éclatement de classe », il s’agit plutôt de penser en terme « d’écartèlement » (Schwartz, Collovald, 2006). Cela permet de raisonner non pas avec la notion de « pauvreté », c’est-à-dire uniquement sous le prisme de la dépossession, mais de replacer des catégories d’employés et d’ouvriers dans leur rapport au travail et à un style de vie communément partagé.

« Le nombre de députés issus des classes populaires, avec 6 % d’ouvriers et d’employés en 2022, est le même qu’au début du XXe siècle, ce qui interroge sur la démocratie même de notre système politique. »

Issue de Pierre Bourdieu, la notion de « style de vie » décrit les manières d’être, de penser et d’agir en fonction de la position dans l’espace social, des trajectoires et ressources économiques et culturelles. Les classes populaires possèdent une culture propre (par exemple des modes d’organisation collective) qui peut être dévalorisée (par exemple devenir chasseur ou majorette) par les plus diplômés. Les styles de vie des ménages des classes populaires ne se confondent pas non plus avec ceux des classes moyennes. D’abord, sur le plan des conditions matérielles d’existence, elles ne bénéficient pas des mêmes protections dans l’emploi. Les classes populaires sont davantage touchées par le chômage et les processus de déqualification, elles possèdent peu d’autonomie au travail et exercent des tâches répétitives et pénibles. Cela se matérialise très brutalement par des différences de durée de vie (les ouvriers vivent cinq ans de moins que les cadres) et aussi par des pratiques de consommation, des goûts et préférences modelés par une même condition laborieuse.

Des différences internes au groupe demeurent  et se configurent notamment selon le rapport de genre : huit ouvriers sur dix sont des hommes, les trois quarts des employés sont des femmes. Néanmoins, penser « clas­ses populaires » permet de donner une unité de classe, malgré les différences de genre et de dépasser la ségrégation sexuée qu’induit le système capitaliste. Une série d’indicateurs confirme que les inégalités s’accentuent surtout entre, d’un côté, les employés et les ouvrières, et, de l’autre, les cadres et les professions intermédiaires. Qu’il s’agisse de la mise en couple (en 2011, 78,2 % des ouvriers vivaient avec une ouvrière ou une employée), de l’éducation des enfants, des modes de gestion de l’argent (en témoignent les « budgets contraints » des gilets jaunes), les classes populaires tendent à s’éloigner des comportements des catégories plus détentrices de ressources culturelles, scolaires, et économiques.

« Si la majorité du "salariat" a intérêt, dans l’absolu, à une rupture avec le système capitaliste, penser "classes populaires" permet de répondre à une question stratégique : quelle est la force sociale majoritaire sur laquelle doit s’appuyer le PCF pour changer la société ? »

Ces différences sont aussi d’ordre politique, comme l’attestent la hausse continue de l’abstention et des votes intermittents chez les ouvriers et les employés selon les élections, ainsi que le recul de leur représentation parmi les dirigeants politiques, les élus et les militants.

Représenter les employées et ouvriers : de la priorité démocratique à l’enjeu révolutionnaire

Les classes dominantes sont, de loin, les classes « pour soi » les plus attentives, les plus organisées et les plus représentées politiquement. Cela signifie-t-il que les cadres et les  professions intellectuelles supérieures n’ont pas intérêt à l’avènement d’une société communiste ? Les changements climatiques à venir, le contexte des guerres en Ukraine, en Palestine et dans le monde laissent à penser le contraire. Cependant, si la majorité du « salariat » a intérêt, dans l’absolu, à une rupture avec le système capitaliste, penser « classes populaires » permet de répondre à une question stratégique : quelle est la force sociale majoritaire sur laquelle doit s’appuyer le PCF pour changer la société ? Et à ce titre, quelles campagnes mener pour convaincre en matière de vote, mais aussi pour faire adhérer et renforcer notre parti politique ?

Car ce sont les forces militantes qui permettent d’imposer de nouvelles normes au sein du champ politique, à commencer par celle de la représentativité. Jean-Paul Sartre en 1952 mettait en avant la question primordiale du mandat politique en ces termes : « Pour moi, la classe se fait, se défait, se refait sans cesse – ce qui ne veut nullement dire qu’elle revienne au point de départ ; pour se refaire ou pour se maintenir, aujourd’hui plus que jamais, je prétends qu’elle a besoin de la médiation d’un groupe qui se soit formé dans son sein.  » En mettant en avant des candidatures ouvrières qui étaient exclues de la vie politique, le PCF a imposé une nouvelle manière de faire de la politique, en rendant possible une promotion sociale en dehors du diplôme ou du pouvoir économique. Autrement dit, il a permis une remise en cause profonde des hiérarchies sociales et des rapports de domination.

« Il n’est pas impossible que les classes populaires puissent agréger autour d’elles d’autres catégories sociales alliées, comme ce fut le cas pour les ouvriers. »

Nicolas Renahy, sociologue, spécialiste des mondes ruraux et des classes populaires, posait la question suivante lors d’une interview accordéé à Mediapart le 4 décembre 2024 : « De la même manière qu’il a fallu avoir une loi sur la parité, pour avoir une relative égalité dans le champ politique entre hommes et femmes, peut-on aujourd’hui poser la question de la parité sociale ? » En effet, le nombre de députés issus des classes populaires, avec 6% d’ouvriers et d’employés en 2022, est le même qu’au début du XXe siècle, ce qui interroge sur la démocratie même de notre système politique.

Au même titre que les femmes n’ont pas pu s’exprimer à l’Assemblée nationale durant des siècles, l’exclusion des ouvriers et des employés devrait susciter une profonde indignation politique. Les ouvriers et les employés représentent aujourd’hui une personne sur deux. Ils demeurent deux catégories où le vote d’extrême droite est devenu central, contrairement aux classes moyennes et supérieures où le RN reste (encore) contenu. Les classes populaires, par la masse qu’elles représentent et par leur position dans les rapports de production, restent le moteur des révolutions futures. Il n’est pas impossible qu’elles puissent agréger autour d’elles d’autres catégories sociales alliées, comme ce fut le cas pour les ouvriers. La question est donc de savoir quelle centralité leur redonner dans le débat public, alors que ces dernières, en particulier les employées, sont difficilement représentées dans les domaines politiques les plus institutionnalisés. 

*Maëva Durand est sociologue. Elle est membre du comité de rédaction de Cause commune.

Ce texte entre en dialogue avec l’éditorial du numéro et réciproquement.

Cause commune n° 42 • janvier/février 2025