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Dans cet ouvrage éponyme, Véra Nikolski s’attache à mettre en lumière les « vraies raisons de l’émancipation des femmes », qui relèvent moins des revendications féministes que des progrès techniques et notamment médicaux. Dans cet entretien accordé à Cause commune, elle revient sur l’importance d’adopter une perspective matérialiste pour penser l’émancipation des femmes au passé mais aussi au futur, avec tout ce que cela comporte en matière de droits, d'accès à la formation, et la perspective possible d'une identité féminine enrichie et renouvelée.

CC : Vous évoquez l’émancipation des femmes dans un vocabulaire qui doit beaucoup à Marx. Vous liez notamment cette émancipation au développement des « forces productives ». Pourriez-vous expliquer ce point ?

Karl Marx note, dans une citation célèbre, que l’existence détermine la conscience. L’infrastructure est première, la superstructure seconde : certes, l’environnement matériel – fruit du développement des forces productives – ne produit pas mécaniquement telle ou telle configuration idéologique, politique et intellectuelle ; mais il délimite le périmètre du pensable. Si la domination masculine est une constante de toutes les sociétés humaines jusqu’à la nôtre, c’est parce que l’environnement économique et technologique, trop rudimentaire, rendait inévitable une division sexuelle du travail. Même si la composante idéologique a dû s’y greffer dès le départ, il existe à la base une nécessité objective, qui vouait à l’échec toute entreprise de libération avant l’heure.

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Ambroise Croizat

« N’ayant jamais l’occasion de se confronter aux contraintes matérielles qui limitaient drastiquement les options dans les sociétés préindustrielles, on surinvestit le rôle des idées et on minore celui des facteurs physiques. »

La révolution industrielle, décuplant la productivité du travail et transformant de fond en comble notre monde matériel, prive la domination masculine de cette base objective, rendant possibles l’évolution des consciences et les changements institutionnels. La division sociale du travail progressant à grands pas, la plupart des activités jadis réalisées au sein du foyer sont externalisées et mécanisées, et cette réduction du travail domestique à la portion congrue est, avec le progrès médical, ce qui rend les femmes disponibles pour le travail extérieur – au moment même où la dynamique du capitalisme fait s’envoler la demande de travail. C’est à la faveur de cette configuration économique que les femmes entrent de plain-pied dans le salariat ; et le salariat, si aliénant soit-il à d’autres égards, leur offre l’indépendance financière, pierre angulaire de l’indépendance tout court.
Lorsque le parcours biographique moyen des femmes commence à pouvoir ressembler à celui des hommes – lorsque, pour paraphraser Virginia Woolf, Mrs Seton acquiert la possibilité de n’avoir que deux enfants, et éventuellement de faire fortune, ou du moins de gagner sa vie de façon autonome –, les conditions de l’égalité commencent à être réunies.

CC : Vous écrivez qu’il faut « compter Ambroise Croizat [...] parmi les plus grands féministes » Pourriez-vous expliquer pourquoi ?

J’invite, s’agissant de l’égalité entre les sexes, à déplacer le regard des droits qui la légalisent – la partie émergée de l’iceberg – vers les conditions qui la rendent possible. Parmi ces conditions, je pointe le rôle du progrès économique et technique, en particulier médical, qui libère les femmes d’une série de contraintes qui pesaient sur elles dans les sociétés préindustrielles. En effet, la très forte mortalité infantile qui y prévalait condamnait les familles à avoir, en moyenne, un grand nombre d’enfants. Or c’est sur les femmes que repose le poids de la reproduction : devant, au cours de leur vie féconde, porter, mettre au monde et nourrir une abondante progéniture, elles ne disposaient guère de fenêtres biographiques pour faire autre chose – réfléchissant sur les inégalités économiques entre les sexes, Virginia Woolf remarque ainsi, dans Une chambre à soi, qu’ « aucun être humain n’aurait pu à la fois produire treize enfants et faire fortune ». L’amélioration des conditions de vie et le progrès sanitaire nous font sortir du régime démographique traditionnel : la mortalité infantile jugulée, les femmes peuvent envisager de faire un, deux ou trois enfants seulement – et donc s’approprier véritablement le slogan « Un enfant si je veux, quand je veux ».
Cependant, ces retombées positives du progrès auraient pu rester l’apanage d’une élite. Si la très grande majorité des femmes des pays occidentaux en profitent de façon croissante au cours du XXe siècle, c’est aussi parce que ces bienfaits sont étendus à tous par le biais de structures collectives d’assurance et de soin : l’accueil de la petite enfance et la scolarisation déchargent les femmes de la surveillance permanente des enfants ; la politique sanitaire et l’assurance maladie permettent à ces derniers de bénéficier d’une attention médicale qui leur évite de mourir en bas âge ; le système de retraite libère les couples de la nécessité d’« investir » dans les enfants en vue des vieux jours. Ces structures offrent aux femmes du temps biographique pour s’investir dans les études et le monde professionnel ; en ce sens, ceux qui les ont mises en place – dont, en France, Ambroise Croizat – méritent assurément le qualificatif de féministes.

CC : Vous rappelez à quel point l’approche de Simone de Beauvoir, dans le premier tome du Deuxième Sexe, est « matérialiste » (l’expression bien sûr est inappropriée). On a là un féminisme pour lequel le corps compte vraiment ?

Simone de Beauvoir est matérialiste au sens littéral, car elle s’intéresse au rôle des éléments matériels, relatifs à la matière ; le corps est le premier d’entre eux. On a tendance à ne retenir du Deuxième Sexe que les développements du deuxième tome, consacré à la manière dont les femmes intègrent les normes sociales définissant la féminité, et à réduire sa réflexion au célèbre incipit « On ne naît pas femme, on le devient ». Or, si Simone de Beauvoir souligne, en effet, le caractère largement arbitraire des normes sexuées, c’est après avoir montré, dans le premier tome, à quel point le corps des femmes, plus précisément leur place dans le processus reproductif, détermine leur position dominée dans les sociétés primitives. « Assujetties à l’espèce » de par le fait que leur corps est le lieu où l’humanité engendre sa descendance, les femmes se trouvent exclues des activités impliquant une disponibilité, une force physique importante et de longs déplacements ; ce sont les hommes qui, libres de la contrainte reproductive, se consacrent aux activités de chasse et de défense. Le corps sexué est donc bien à la base de la réflexion de Simone de Beauvoir.

« Les mouvements de lutte peuvent bien, à la faveur de circonstances historiques adéquates, jouer un rôle d’avant-garde précipitant des mutations sociales ; mais ils ne peuvent le faire que si les conditions matérielles rendant ces mutations possibles sont déjà là. »

Cependant, si elle est « matérialiste » – et, par la même occasion, dialecticienne –, c’est à un autre titre encore : le corps ne détermine le destin social des femmes que dans certaines conditions matérielles, économiques et technologiques. Dans l’environnement qui était celui des sociétés primitives et agricoles, le corps des femmes les condamnait à un rôle dominé ; mais le changement de cet environnement rend l’évolution de leur statut possible. Dans mon livre, je ne fais que dérouler le fil de cette réflexion.

CC : Quelles sont les implications d’une telle thèse au regard des crises écologiques à venir ?
Si l’existence d’une infrastructure technologique évoluée, prenant en charge la plupart des tâches de survie et garantissant une mortalité infantile basse, est une condition de possibilité de l’émancipation des femmes, il est logique de se demander si cette infrastructure est stable. Or il se trouve que les crises à venir risquent de l’affecter en profondeur. La crise climatique va transformer notre environnement, le rendant plus hostile et moins prévisible, remettant en question les rendements agricoles, la disponibilité de l’eau et la viabilité des processus industriels. Mais nous allons également au-devant d’une crise des ressources, les deux phénomènes risquant d’ailleurs, comme le montre Jean-Marc Jancovici, de créer un effet ciseaux, la déplétion énergétique nous rendant d’autant plus vulnérables face à la dégradation de notre environnement naturel.

« L’amélioration des conditions de vie et le progrès sanitaire nous font sortir du régime démographique traditionnel : la mortalité infantile jugulée, les femmes peuvent envisager de faire un, deux ou trois enfants seulement. »

S’il est difficile de prévoir l’ampleur des changements, il est de plus en plus certain que nous nous acheminons vers un monde plus pauvre, plus chaotique et plus violent. Or, dans ce monde, une série de conditions vitales pour l’autonomie des femmes risquent de ne plus être réunies : un environnement moins mécanisé et moins pacifique va redonner de l’importance à la force physique ; la déstabilisation des échanges et les crises économiques et agricoles rebattront les cartes en matière de santé, tendant à augmenter la mortalité infantile – et donc poussant les femmes à faire davantage d’enfants. Si nous ne parvenons pas à éviter de trop fortes turbulences, il est probable qu’on verra le retour d’une forme ou d'une autre de la division sexuelle du travail. Et, l’existence déterminant la conscience, l’évolution des mentalités suivra – avec un décalage – celle de l’environnement matériel.

CC : Vous parlez des effets négatifs de la « naturalisation du progrès technique et scientifique » dans les discours militants. Qu’entendez-vous par là ?

Depuis la révolution industrielle, la croissance économique et le progrès technologique ont transformé notre environnement matériel de fond en comble, de sorte que notre vie quotidienne ne ressemble littéralement en rien à celle de nos ancêtres d’il y a à peine deux cents ans. Les gestes que nous effectuons du matin au soir, de la naissance à la mort (allumer la lumière, faire couler l’eau, appuyer sur des boutons, tapoter sur des claviers, se déplacer à grande vitesse, regarder des écrans, avaler des comprimés…) sont pour une très grande part tributaires de cette infrastructure technologique qui nous assure un confort sans égal dans l’histoire de l’humanité. Il y a quelques dizaines d’années, cette mutation radicale du quotidien était encore présente dans les consciences et faisait l’admiration des contemporains ; aujourd’hui, on a tendance à la naturaliser parce que, le temps passant, la mémoire du monde d’avant s’efface.

« C’est à la faveur de la configuration économique que les femmes entrent de plain-pied dans le salariat ; et le salariat, si aliénant soit-il à d’autres égards, leur offre l’indépendance financière, pierre angulaire de l’indépendance tout court. »

Cette naturalisation a pour effet de pousser la réflexion vers l’idéalisme : n’ayant jamais l’occasion de se confronter aux contraintes matérielles qui limitaient drastiquement les options dans les sociétés préindustrielles, on surinvestit le rôle des idées et on minore celui des facteurs physiques. C’est particulièrement sensible dans les discours féministes contemporains : notre environnement nous émancipant des contraintes biologiques, ils ont tendance à évacuer complètement cette question, comme si l’inexistence de ces contraintes dans le monde actuel équivalait à leur inexistence tout court. Outre le scandale que ce raccourci représente pour la raison, il est problématique en ce qu’il empêche de comprendre qu’en cas de crise matérielle – perspective à laquelle les mêmes militantes sont pourtant souvent sensibles –, ces contraintes reviendront en force ; et mal juger l’avenir, c’est faillir à s’y préparer.
L’exemple le plus simple est le droit à la contraception : avant d’être un droit, la pilule est une découverte scientifique et un produit, qui doit être mis au point, fabriqué à échelle industrielle et massivement distribué ; l’oublier – car l’existence de ce produit semble naturelle – conduit à se concentrer sur la défense du droit et à négliger la possibilité d’existence du produit qui rend ce droit effectif.

CC : L’insistance sur le développement des forces productives a peut-être pour conséquence de diminuer le rôle des luttes dans l'émancipation des femmes. Quel rôle accordez-vous à ces luttes ? Comment les articulez-vous au développement des forces productives ?

En matière d’émancipation des femmes, les luttes comme les idées censées les mettre en branle font l’objet d’une attention soutenue des militants et des historiens ; j’ai voulu rééquilibrer un peu le débat en m’intéressant aux facteurs matériels, oblitérés. Cela ne signifie pas que je nie le rôle de ces éléments « superstructurels ». D’abord, aucun phénomène n’est jamais le produit d’une cause unique, et il est entendu, par exemple, que les idées des Lumières ont créé un terreau favorable pour l’affirmation de l’égalité entre les sexes. Cependant, ces idées elles-mêmes n’étaient pas indépendantes du contexte économique, le bouillonnement idéologique étant aussi l’un des symptômes avant-coureurs de l’éclosion d’un nouveau stade de développement matériel.
On peut voir l’articulation entre les idées et les luttes qui s’en inspirent d’une part, et le développement des forces productives de l’autre, comme une boucle de rétroaction, les idées pouvant, dans certaines circonstances, hâter ou au contraire freiner l’évolution – côté frein, on peut penser à l’exemple des idéologies religieuses. Mais, dans cette interaction sans fin, le matériel reste la base, délimitant le cercle d’airain du possible : les mouvements en lutte peuvent bien, à la faveur de circonstances historiques adéquates, jouer un rôle d’avant-garde précipitant des mutations sociales ; mais ils ne peuvent le faire que si les conditions matérielles rendant ces mutations possibles sont déjà là.

Véra Nikolski est docteure en science politique.

Propos recueillis par Florian Gulli.

Cause commune 37 • janvier/février 2024