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Les GAFAM savent admirablement se jouer du droit international. Pourtant, selon le principe de souveraineté, un État est seul compétent pour établir le droit qui s'applique sur son territoire. Cependant ce principe souffre des exceptions.

Les cas d’extraterritorialité acceptés en droit international
Lorsqu’il a ratifié une convention internationale ou un traité, un État peut admettre qu’une organisation internationale exerce son autorité sur son territoire ou que des règles internationales, des principes universels ou des résolutions de l’ONU s’appliquent sur son sol. Dans ces circonstances, théoriquement l’État a accepté ces dérogations.
Il peut aussi arriver qu’un État décide d’appliquer ses propres normes juridiques au-delà de son territoire, par exemple à ses ressortissants résidant à l’étranger. Cette hypothèse est assez fréquente ; l’État où résident ces ressortissants accepte en général cette intrusion, car lui-même en fait autant. Le lien de nationalité justifie les interventions extraterritoriales. Il existe d’autres entorses au principe de souveraineté qui s’expliquent par un accord bilatéral entre deux États, dans le cas où l’un d’entre eux gère un service sanitaire, technique ou militaire sur le territoire de l’autre. Il est aussi compréhensible qu’un État demande réparation à un étranger qui a commis un dommage qui attente à sa sécurité ou qui lui cause un dommage sur ses propres terres. Ainsi, lorsque les États-Unis ont réclamé des réparations parce que les normes anti-pollution n’avaient pas été respectées dans des véhicules qu’ils avaient importés (affaire Volkswagen) ou bien lorsqu’ils ont sanctionné des filiales de banques suisses qui avaient couvert les fraudes fiscales de citoyens américains. Ces comportements délictueux avaient entraîné des dommages directs sur leur territoire.
Enfin, en cas de crimes graves comme les crimes contre l’humanité ou les crimes de guerre, chaque État peut s’attribuer une compétence dite universelle ; certains poursuivent les auteurs de ces crimes même si ceux-ci n’ont pas été commis sur leur territoire, même si ni les coupables, ni les victimes ne résident sur leur territoire. Ainsi l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne ont pu s’attribuer une compétence universelle très large.
Mais, à part ces exceptions, les États cherchent à protéger leur souveraineté et limitent au maximum l’application de lois étrangères sur leur sol ou leurs ressortissants, personnes physiques ou morales, et les protègent contre toute intrusion d’une autorité étrangère.

Des applications extraterritoriales de lois américaines
La question est devenue délicate lorsque les États-Unis se sont déclarés compétents pour des infrac­tions à leurs propres lois et règlements économiques et ont voulu les appliquer à des actions d’étrangers commises sur le territoire d’un État étranger. Ils ont imposé leur droit économique en dehors de leurs frontières non seulement à leurs propres ressortissants mais à des personnes physiques ou morales étrangères qui, hors du sol américain, ne respectaient pas des interdictions établies par des lois américaines pour les citoyens américains.

« Dans tous les cas où les États-Unis appliquent de manière trop extensive leur droit, ils ne cherchent pas seulement à faire respecter des règles juridiques mais les emploient pour mener une véritable guerre économique. »

De nombreuses lois interdisent aux citoyens américains des actes de commerce plus ou moins contraires au droit : faire des affaires avec une organisation criminelle ou avec l’un de ses membres (loi RICO de 1970 contre toutes les organisations mafieuses), commercer avec les États considérés comme des ennemis des États-Unis, règle qui date de 1917 (Trading with the Enemy Act) et a été élargie aux pays qui subissent des sanctions édictées par les États-Unis. Ont été prononcés différents embargos et des sanctions internationales contre des États jugés dangereux pour la sécurité américaine, des États qui soutiennent des terroristes, ou qui développent un arsenal nucléaire. (Loi Helms-Burton, de 1966, sur Cuba ; loi d’Amato-Kennedy de 1996 contre l’Iran et la Lybie. L’Union européenne a porté plainte contre ces lois et a obtenu pour chacune un compromis avec les États-Unis.)

Le droit de la concurrence interdit la concurrence déloyale ; il sanctionne celui qui corrompt un individu pour emporter un contrat, comme les fusions qui entraînent une position dominante ou les ententes illicites qui faussent les règles du libre marché.
Pour mieux traquer les délinquants économiques, le droit américain a parfois négligé les libertés fondamentales. Sur simple soupçon de terrorisme, de blanchiment d’argent ou de fraude fiscale, il a autorisé les agences de renseignement américaines (FBI, CIA, Nasa, celle de l’armée et celle du fisc), à rechercher des données personnelles par tous les moyens. Avec le Cloud Act (2018), dans le cadre de procédures pénales, avec l’autorisation d’un juge, elles peuvent exiger que les opérateurs internet, télécoms, etc. et leurs filiales, situés en territoire américain ou à l’étranger, leur fournissent toutes les informations qu’ils ont stockées sur une personne physique ou morale. Au lieu de s’appuyer sur une collaboration interétatique avec échange d’informations fiscales, les États-Unis préfèrent contrôler toutes les banques étrangères et des acteurs privés étrangers.

« Les Américains ont tendance à penser que leur droit possède une valeur supérieure aussi bien sur le plan éthique que sur le plan de l’efficacité. »

Toute contravention à ces différentes lois doit être poursuivie, qu’elle soit le fait d’Américains ou le fait d’étrangers. Quand des soupçons de désobéissance à l’ensemble de ces interdictions portent sur des transactions passées par des étrangers avec des entreprises ou des gouvernements étrangers, la compétence des institutions américaines ne semble pas toujours évidente. Leurs interventions apparaissent comme extraterritoriales et difficiles à accepter par les autres États dont la souveraineté est bafouée et leurs ressortissants poursuivis.

De lourdes sanctions 
L’application de leurs lois à des étrangers pour des actes que les États-Unis considéraient comme des délits économiques qui leur causaient de graves dommages a entraîné de lourdes sanctions : exclusion du territoire, du système bancaire américain et des marchés financiers américains, et surtout de très fortes amendes. Certaines sont demeurées célèbres en France.

« Les faiblesses de l’Europe en matière de moyens d’investigation et de surveillance sont évidentes : il manque une réelle coordination au niveau européen des renseignements récoltés au plan national. »

Accusé de corruption dans différents pays pour obtenir des contrats, Alcatel-Lucent a dû verser 137 M de dollars en 2010 ; pour corruption en Iran, Total, 398 M de dollars en 2013 ; BNP Paribas pour non respect des embargos avec l’Iran, Cuba et le Soudan a été condamné à une somme faramineuse, presque 9 MM en 2014 etc. Les exemples sont nombreux !
Il faut noter que toutes les entreprises étrangères condamnées pour corruption aux États-Unis ces dernières années, sont européennes et en particulier françaises. Aucune société chinoise ou russe n’a fait l’objet de condamnation (Rapport Gauvain, 2019). On peut s’interroger sur la justification de ces sanctions.

Justification des interventions qualifiées de territoriales par les Américains
Le moindre lien qui rattache des transactions au territoire américain leur suffit pour les soumettre au droit américain. Ils affirment qu’ils ont une compétence territoriale, pour des faits survenus à l’étranger si ceux-ci ont des effets sur des personnes physiques ou morales résidant sur leur territoire national, donc si une personne américaine ou résidant sur le sol américain est touchée par la transaction ; ou bien si ces faits se déroulent en partie sur leur sol. Ils rappellent qu’ils ont une compétence personnelle pour tout ce qui concerne leurs nationaux et leurs activités. Enfin l’État américain a une compétence dite réelle pour tout ce qui porte atteinte à la sécurité de l’État et à ses intérêts. Aussi, pour sanctionner les contrevenants, utilisent-ils le moindre lien qui puisse exister entre leur action et les intérêts américains. En matière économique, ils vont jouer avec l’usage du dollar et la prégnance du marché américain à l’échelle mondiale. En effet les transactions qu’ils attaquent ont utilisé le dollar ; ils partent du principe que les banques opèrent entre leurs dettes et créances réciproques en dollars des compensations, compensations qui se déroulent logiquement dans des établissements financiers situés sur le territoire américain. D’où un lien très ténu (la compensation finale) entre les transactions conclues en dollars et le droit américain. Les opérations sanctionnées ont transité de manière indirecte dans des institutions américaines parce qu'objet partiel des compensations globales entre banques. L’administration américaine en tire prétexte pour être compétente sur les transactions internationales qui utilisent le dollar et leur impose de respecter les interdictions édictées par ses lois. Ce critère est vraiment fondé sur une interprétation très extensive de l’application territoriale des lois.
D’autre part, la prégnance du marché améri­cain sur l’économie mondiale amène la plupart des grandes entreprises et des grands acteurs économiques à en suivre les règles. Pour être cotés sur les marchés américains, une société doit donner des renseignements clairs et fiables aux investisseurs américains et pour cela adopter les règles comptables américaines, les règles du marché boursier américain, appliquer les technologies américaines, voire utiliser le droit américain. Ainsi, elle sera plus facilement intégrée dans le marché américain. Les Américains ont tendance à penser que leur droit possède une valeur supérieure aussi bien sur le plan éthique que sur le plan de l’efficacité. Ils n’envisagent pas qu’il soit discuté, ni même soumis à des règles internationales. Ils utilisent les mêmes principes de compétence territoriale que les autres pays mais ils en font une interprétation très extensive sans mauvaise conscience. Cette interprétation laisse souvent leurs partenaires dans l’incertitude.

Aucune grande entreprise ne peut se passer d’être cotée en bourse sur les marchés américains !
Les banques et les entreprises n’osent pas invoquer la non-compétence du droit américain ; en effet en droit anglo-saxon, notamment sur le plan économique, l’accusé a intérêt à plaider coupable, pour obtenir une certaine indulgence et, grâce à une transaction, terminer plus rapidement et de manière moins coûteuse l’affaire. Par crainte de sanctions encore plus lourdes, l’accusé renonce à une procédure judiciaire. En revanche, il doit immédiatement coopérer en fournissant sa comptabilité et de très nombreux documents. Mais cela présente un véritable inconvénient : ne pas passer devant une juridiction empêche de connaître avec exactitude les preuves que détient l’accusateur ; les négociations sur les pénalités demeurent au bon vouloir de l’administration américaine. En outre, cette dernière interpelle directement l’entreprise qu’elle soupçonne, sans passer par les voies normales interétatiques de coopération judiciaire avec demande de renseignements et de preuves qui laisseraient à l’État étranger l’exercice de sa souveraineté judiciaire et économique sur son territoire et sur ses ressortissants.
Afin d’être cotées en bourse sur les marchés américains, de commercer avec les États-Unis, d’accéder au dollar et donc de passer par des établissements financiers américains les entreprises fournissent les documents réclamés par l’autorité de transaction et toutes les preuves dont elle a besoin.

« Pour mieux traquer les délinquants économiques, le droit américain a parfois négligé les libertés fondamentales. »

Même si l’administration américaine pense appliquer légitimement ses lois à des étrangers, même si ceux-ci ont un certain intérêt à s’y soumettre, cette application extensive des lois économiques américaines a suscité de nombreuses interrogations.

Une extraterritorialité critiquée
Dans tous les cas où les États-Unis appliquent de manière trop extensive leur droit, ils ne cherchent pas seulement à faire respecter des règles juridiques mais les emploient pour mener une véritable guerre économique et privilégier les intérêts économiques des citoyens et des entreprises américaines. Indéniablement, cet usage des lois américaines sert la puissance économique américaine ; des sommes énormes ont été ainsi récupérées par diverses institutions qui se sont ensuite partagé ce butin. Ont été attaquées des entreprises qui ont été sérieusement fragilisées et qui, parfois, ont été ensuite rachetées par des Américains à moindre coût. Au minimum, un rival a été affaibli.
Sous prétexte de faire respecter leurs lois, les États-Unis acceptent l’existence d’un véritable espionnage économique. Les lois qui l’autorisent ont été critiquées par les citoyens américains eux-mêmes. Les agences de renseignement américaines considèrent que l’espionnage économique fait partie de leurs attributions comme l’espionnage diplomatique et est au service de la sécurité nationale.
L’administration américaine, les procureurs et le Congrès encouragent ces méthodes répressives, sans se soucier des conséquences diplomatiques et d’éventuelles réactions. La France et l’Union européenne commencent à comprendre la nécessité d’une réaction.

Une meilleure coopération internationale nécessaire
Certains buts des États-Unis sont les nôtres : lutter contre la corruption, lutter contre le terrorisme, lutter contre la fraude fiscale ; il faudrait donc développer la coopération avec les États-Unis. Cependant nos moyens d’investigation et de surveillance sont pour le moment moins efficaces que ceux des États-Unis. Pour être en mesure d’exiger la réciprocité et l’égalité, il faudra les améliorer notamment dans le cadre européen. Les faiblesses de l’Europe en la matière sont évidentes : il manque une réelle coordination au niveau européen des renseignements récoltés au plan national ; la coordination entre institutions européennes n’est pas meilleure. La règlementation européenne a aussi des progrès à faire. En matière de corruption et de blanchiment d’argent la Commission devrait émettre des règlements et ne pas se contenter de directives.
Devraient être renforcées les lois dites de blocage. En France, une loi de blocage du 26 juillet 1968, modifiée le 17 juillet 1980, prévoit des sanctions pour les entreprises qui fournissent des documents ou des renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des autorités administratives ou judiciaires étrangères, si cette communication est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts économiques essentiels de la France ou à l’ordre public. Cette loi n’a pratiquement pas été utilisée et les États-Unis en ont tiré argument pour ne pas en tenir compte. Depuis une nouvelle réforme de 2022, l’entreprise à laquelle on demande des informations sensibles doit s’adresser à un guichet unique, le Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE), qui doit, en moins d’un mois, déterminer si la société peut, ou non, communiquer les informations demandées. Il est trop tôt pour évaluer l’efficacité de cette réformte.
Pour contourner l’embargo américain sur Cuba, l’Union européenne avait aussi promulgué un règlement de blocage en 1996 pour permettre aux entreprises et tribunaux européens de ne pas se soumettre aux réglementations et sanctions d’un pays tiers. Comme un compromis entre l’Union européenne et les États-Unis était rapidement intervenu, le règlement de blocage était devenu inutile. Mais il a été mis à jour en août 2018 « pour protéger les entreprises européennes exerçant des activités licites en Iran contre l’extraterritorialité des sanctions américaines ». Mais il faudrait faire plus, des instances destinées à recevoir les plaintes pour violation des droits de l’Union européenne et mise en danger de sa sécurité économique devraient être créées. Pour éviter les enquêtes intrusives des États-Unis, chaque entreprise européenne visée par une enquête d’un pays étranger, devrait être obligée de prévenir une instance nationale ou européenne compétente pour l’autoriser ou lui interdire de communiquer les informations demandées.
Sans doute de manière concrète, afin de limiter les interprétations extensives de la territorialité des lois américaines, faudrait-il aussi pour lutter contre la suprématie du dollar, donner plus de place à l’euro dans les échanges internationaux. Pour empêcher les GAFA de répondre aux demandes de renseignements stockés sur leurs bases de données, l’Union européenne envisage aussi de les taxer lourdement.
Enfin, pour développer une coopération internationale contre la corruption, le blanchiment d’argent, les fraudes fiscales, le grand banditisme mafieux, le terrorisme, il faudrait peut-être pouvoir saisir l’Organisation mondiale du commerce ou l’OCDE (trente-huit pays en principe démocratiques) qui encourageraient une réelle coopération et seraient à l’origine de textes communs. En s’appuyant sur ceux-ci, différentes instances nationales ou internationales pourraient agir contre les délinquants et éviteraient de laisser un quasi monopole de la répression aux intrusions américaines.

Nicole Dockès-Lallement est historienne du droit. Elle est professeur honoraire à l'université Lyon 3.

Cause commune n° 33 • mars/avril 2023