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En 2016, plus de 1,4 million de personnes originaires des pays de l’UE vivaient dans un pays et travaillaient dans un autre. Ce chiffre ne cesse d’augmenter. Ces travailleurs font face, au quotidien, à des obstacles spécifiques : pratiques nationales, systèmes de sécurité sociale, régimes fiscaux et systèmes juridiques différents. Les transports publics sont pour eux souvent moins développés que ceux au sein d’un même pays, ce qui entrave encore la mobilité professionnelle. Cette réalité a un effet sur les salariés et leur famille, mais aussi sur les régions frontalières et les communes.

Nous évoquerons ici, à titre d’exemples, les échanges avec le Luxembourg, Monaco et l’Italie. Chacun comprendra qu’il existe d’autres configurations, soit voisines, soit assez différentes.

Le Luxembourg
La Grande Région (Luxembourg, Sarre, Palatinat, Wallonie et Lorraine) est celle qui compte le plus grand nombre de travailleurs frontaliers de l’Union européenne. En 2015, plus de 219 000 personnes ont franchi chaque jour une frontière de cette Grande Région pour se rendre sur leur lieu de travail, dont 170 000 vers le seul Luxembourg (pays d’un demi-million d’habitants).
Cet état de fait est d’abord lié à un sous-emploi massif en Lorraine, à la casse industrielle et à l’absence d’investissement productif. L’État stratège ne joue pas son rôle de coordinateur de politiques publiques assurant le développement de tous les territoires. L’existence d’un Eldorado pour près de 100 000 Lorrains travaillant en Allemagne (20 %) ou au Luxembourg (80 %) ne résout pas les difficultés économiques et sociales de la région qui connaît également un recul démographique.

« Les directives européennes ont facilité une “libre circulation” de la main-d’œuvre, sans se soucier des effets produits.»

Le travail transfrontalier est un phénomène ancien. Dans les années 1960, Belges et Luxembourgeois venaient travailler dans la sidérurgie lorraine, mais le mouvement a commencé à s’inverser à la fin des années 1970. Pis, le nombre de travailleurs frontaliers au Luxembourg a été multiplié par deux ces quinze dernières années, ce qui représente plus de 40 % de la masse salariale de ce pays ! Celui-ci affiche son ambition « métropolitaine », il développe une stratégie de recrutement « agressive », qu’il veut amplifier unilatéralement, il recrute une main-d’œuvre de plus en plus qualifiée sans participer à sa formation ! Il ambitionne 150 000 frontaliers français en 2035.
Les régions limitrophes sont ainsi privées d’une part importante de création de valeur. L’Europe de la concurrence et du dumping social a des effets renforcés dans les régions frontalières. Ces situations créent des divisions dans le « pays d’accueil » mais aussi dans les communes de résidence, où l’on voit apparaître des oppositions entre travailleurs frontaliers et « résidents ». Dans le canton de Cattenom (Moselle), le revenu moyen par unité de consommation est parmi les plus élevés en France, mais les salariés « résidents » sont fragilisés. Par contraste, Longwy présente le pourcentage de salariés à faible revenu le plus élevé en Lorraine malgré une proportion de frontaliers de plus en plus forte. Le prix de l’immobilier et des loyers flambe dans l’ensemble de la zone frontalière, ce qui devient intenable pour ceux qui ne bénéficient pas de salaires majorés. Thionville subit par exemple cette pression.

« Des oppositions entre travailleurs frontaliers et “résidents” apparaissent dans le “pays d’accueil” mais aussi dans les communes de résidence.»

Ce départ quotidien de salariés qualifiés assèche les départements français dans des secteurs en tension (personnels hospitaliers, par exemple). Les services et activités de proximité sont menacés par l’insuffisance, voire l’absence, de professionnels restant sur place. Des entreprises lorraines « délocalisent » également leur siège au Luxembourg par « commodité » fiscale et sociale.
L’augmentation des flux de travailleurs frontaliers, sur des distances domicile-travail de plus en plus longues, devrait imposer une mise à niveau des infrastructures de transports – transport express régional (TER) et routes – incompatibles avec les politiques d’austérité. Comme les pouvoirs publics privilégient ces migrations journalières, les investissements (insuffisants) se concentrent dans l’axe vers le Luxembourg au détriment des autres territoires lorrains, aggravant ainsi les inégalités existantes.

« Le nombre de travailleurs frontaliers au Luxembourg a été multiplié par deux ces quinze dernières années, ce qui représente plus de 40 % de la masse salariale de ce pays !»

Des conventions existent en Europe pour organiser le volet social et fiscal du travail frontalier. Ainsi une convention entre le canton de Genève et la France prévoit la rétrocession d’une partie des impôts payés par les frontaliers en Suisse. Cela représente un apport de 150 millions d’euros pour les collectivités locales limitrophes de l’Ain et de la Haute-Savoie. Ce dispositif est aujourd’hui inexistant avec le Luxembourg. Avec un même mode de calcul, le Grand Duché devrait logiquement rétrocéder près de 150 millions aux collectivités locales de Lorraine. Il y a là un véritable terrain de lutte politique, mais n’est-il pas nécessaire d’aller au-delà ?
Partout, le plus fort impose sa domination à son voisin. Ici, la proximité favorise la mise en concurrence des territoires. Pas de coopération réelle, ni de projet de codéveloppement élaboré en commun pour l’instant ; certains endroits deviennent des zones d’emploi et d’autres des zones de résidence privées de ressources. Sans changement de paradigme, les tensions liées aux inégalités vont s’exacerber. Les directives européennes ont facilité une « libre circulation » de la main-d’œuvre, sans se soucier des effets produits. Une harmonisation fiscale et sociale vers le haut est indispensable. Il faut aussi inventer un réel modèle de coopération transfrontalière qui parte des besoins, qui porte aussi des exigences de relocalisation des activités, pour sécuriser la population et les territoires.

Principauté de Monaco et Italie : deux espaces frontaliers bien différents !
Les Alpes-Maritimes présentent deux réalités bien contrastées : une frontière invisible pour les milieux financiers et économiques vers la principauté de Monaco et une autre hautement « sécurisée » avec l’Italie.

Monaco
La principauté de Monaco serait le seul pays au monde avec un nombre de salariés supérieur à sa population démographique. Ici aussi l’expression fait florès : Monaco serait l’Eldorado de l’emploi pour les Alpes-Maritimes. Un cabinet de recrutement, travaillant en particulier pour Monaco et le Luxembourg, annonce 57 177 salariés à Monaco, dont 47 903 dans le privé en 2016, pour une population de 37 800 habitants dont 76 % d’étrangers. Ce sont 123 nationalités différentes qui travaillent sur le Rocher. Là, on ne parle pas de « migrants » mais de travailleurs « expatriés », pas de problème de visas, ils sont même dorés pour certaines grandes fortunes.
Eldorado, n’exagérons rien, mais certainement un réservoir d’emplois important (à 85 % dans le secteur tertiaire, en difficulté dans l’industrie et la production). Le taux de chômage reste néanmoins à plus de 10 % dans les Alpes-Maritimes.
Ce sont plus de 64 % de salariés français et 13 % d’Italiens qui travaillent à Monaco et la priorité des recrutements est clairement donnée aux communes limitrophes. La principauté doit alors passer régulièrement des accords, des conventions avec la région Sud (anciennement Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) au sujet des TER, des bureaux de recrutement de cadres, de la Sécurité sociale, dans le domaine de la santé... Seulement 4,4 % de Monégasques sont salariés à Monaco. Il faut dire que la nationalité monégasque ne s’obtient pas très facilement et pas toujours d’une manière très transparente. Ni la résidence, ni la naissance en principauté n’y donnent droit !

« Comme les pouvoirs publics privilégient les migrations journalières, les investissements (insuffisants) se concentrent dans l’axe vers le Luxembourg au détriment des autres territoires lorrains, aggravant ainsi les inégalités existantes.»

Alors pourquoi autant de salariés ? La première raison est certainement l’attractivité des salaires, largement plus élevés en moyenne qu’en France, mais surtout un système fiscal spécifique qui rend légale « l’optimisation ». Tout cela facilite le recrutement et l’installation d’entreprises ou des sièges sociaux : Monaco est l’endroit où il y a plus de boîtes aux lettres que d’habitants. En effet, le principe général de cette fiscalité douce est l’absence totale de toute imposition directe, à quelques exceptions près. Mais, chut… il est interdit de dire que c’est un paradis fiscal !

« Les visas sont acceptables quand ils sont dorés et couverts d'évasion fiscale mais pas quand ils sont humanitaires !»

La France et la région Sud s’accommodent volontiers de la spéculation immobilière, des constructions folles, des appartements les plus chers du monde, des « malversations » qui vont avec, des constructions pharaoniques de nouveaux quartiers gagnant sur la mer au détriment de toute étude environnementale, de l’achat du port de Vintimille par Monaco au nom de l’emploi !

Italie
À l’opposé, la frontière franco-italienne actuellement (et cela depuis plus de trois ans) est « sécurisée » par un processus dérogatoire qui coûterait plus de 50 000 € par jour. Gendarmes, militaires, policiers français ont pour objectif d’empêcher tout passage de migrants et imposent aux habitants des vallées de la Roya et de la Bévera contrôles de papier, questions, surveillance des véhicules… pour rentrer chez eux.
Depuis l’arrivée de l’extrême droite au gouvernement en Italie, nous assistons bien souvent à un simple face-à-face de la police italienne avec la police française qui reconduisent régulièrement, et chacune son tour, des migrants en France ou en Italie. Tout cela, avec un silence coupable de l’Europe ! Il est actuellement impossible d’aller à Vintimille (première ville littorale italienne venant des Alpes-Maritimes) sans voir un contrôle de police.
L’argent et les marchandises peuvent franchir sans problème les frontières mais, pour les humains, c’est autre chose. Les visas sont acceptables quand ils sont dorés et couverts d’évasion fiscale mais pas quand ils sont humanitaires ! Ce paradoxe devrait être porté sur la place publique mais tout Azuréen sait bien que ces différences de traitement ne sont pas faciles à débattre publiquement. Les spécificités monégasques sont trop souvent observées et jamais expliquées.

Jacques Maréchal est secrétaire départemental de la fédération de Moselle du Parti communiste français.
Cécile Dumas est membre du conseil national du PCF et conseillère municipale d’Antibes-Juan-les-Pins.

Cause commune n°9 • janvier/février 2019