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Pour les communistes français, l’Europe, entendue comme union politique et économique, a été l’objet de désamour, de critiques et aussi d’une volonté de construction différente.
Entretien avec Francis Wurtz

Dès avant la guerre, notamment avec Aristide Briand, puis après, avec Jean Monnet et Robert Schuman, des ténors de la politique étrangère, souvent proches des États-Unis, militent pour une intégration politique européenne. Le PCF a en général vu cela comme la construction d’un bloc hostile à l’URSS et aux communistes en général. Le PCF ne s’est-il pas focalisé sur ce seul aspect négatif du problème ?
De fait, la construction européenne, qui a débuté en pleine guerre froide, fut bel et bien conçue et conduite comme un « bloc hostile à l’URSS et aux communistes » ! C’est un fait établi : plusieurs des principaux « pères de l’Europe », comme Jean Monnet ou Paul-Henri Spaak, qui deviendra Premier ministre de Belgique, entretenaient des relations étroites avec les États-Unis et bénéficiaient de leur soutien politique et financier pour réaliser leur projet – dont la première étape a été la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1950 –, dans la mesure où celui-ci renforçait le « camp » occidental face à l’Union soviétique. L’alignement sur les injonctions nord-américaines se refléta encore plus directement dans la tentative avortée d’établir la Communauté européenne de défense (CED) entre 1951 et 1954. Cette armée européenne devait inclure douze divisions ouest-allemandes (alors que la République fédérale d’Allemagne [RFA] était encore loin d’être dénazifiée) et être placée sous le commandement d’un général américain désigné par le président des États-Unis ! Washington exigeait, en effet, le réarmement de la RFA comme une priorité absolue – notamment par la bouche de son secrétaire d’État, le général Marshall, qui avait donné son nom au fameux « plan » dont les pays bénéficiaires devaient, entre autres, évincer les ministres communistes. Il s’agissait d’arrimer la partie occidentale du pays occupé au « monde libre » et de renforcer la défense de l’Europe occidentale face à l’URSS. C’est suite à l’échec de cette construction hautement stratégique que les concepteurs du projet européen ont décidé de faire le détour par l’intégration économique, censée conduire progressivement à l’intégration politique : la Communauté économique européenne (CEE), dont l’idée fut lancée dès 1955.
Tout ce petit rappel pour dire que le rejet initial de cette construction par le PCF était, à mes yeux, totalement légitime. Le problème est que, la CEE devenant peu à peu une réalité durable et politiquement moins homogène qu’au début, nous avons continué à nous cantonner dans une position de rejet, au lieu de tenter d’organiser, aussi bien dans la société qu’au sein de ces nouvelles institutions, des convergences de luttes pour une autre orientation. Cela étant, il est vrai que sur le plan national, la SFIO était directement compromise dans la plupart des mauvaises politiques de la CEE et prônait une intégration économique et politique très poussée – inacceptable pour les communistes – tandis que, sur le plan européen, nos camarades italiens, qui représentaient la principale force communiste dans les pays de la CEE, accueillaient très mal toute contestation de la construction européenne, dans laquelle ils voyaient un recours face à la faiblesse des institutions italiennes. Raideur excessive d’un côté et complaisance exagérée de l’autre : l’équation n’était pas simple à résoudre…

Comment le Parti communiste a-t-il apprécié les propos de De Gaulle sur « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » ?
Gaullistes et communistes français se sont retrouvés dans l’opposition frontale à la CED dès le début des années 1950. Ensemble – et rejoints par une partie des députés socialistes, contre la volonté de leur direction –, ils font capoter en 1954 ce projet stratégique majeur des six pays engagés dans la construction « européenne » tout juste entamée. Ce vote de l’Assemblée nationale entrera dans l’histoire européenne comme le crime du 30 août ! C’est dire la radicalité de l’opposition entre d’un côté communistes (français) et gaullistes, et de l’autre chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates (des six pays de la CECA) ! Le contexte international était alors des plus tendu : « La paix est comme suspendue à un fil », disait Thorez en 1950. La « guerre froide » battait son plein et les forces atlantistes s’organisaient activement en Europe occidentale. Dès lors, le slogan « L’Europe de l’Atlantique à l’Oural », esquissé par le Général dès 1950, sera souvent repris par les communistes. Il avait le double mérite de relativiser l’importance de la « petite Europe » (des six) et de s’écarter de la « politique des blocs ». Mais cela ne conduira pas la direction du PCF, lors du retour de De Gaulle au pouvoir, à reconnaître une convergence avec le Général. La thèse de l’existence d’une ouverture de De Gaulle à l’égard de l’URSS sera même l’un des griefs retenus en 1961 contre Laurent Casanova avant son exclusion du parti.

Quelques années plus tard, le PCF semble être passé d’un « Non à l’Europe » à un « Oui à une alter-Europe ». Quand se produit ce changement et quelles en sont les causes ?
Ce n’est que bien plus tard que le PCF adoptera sur la construction européenne une position plus dialectique : une critique radicale des institutions comme des orientations de la CEE, articulée à un investissement politique de plus en plus fort dans la lutte pour « une autre Europe » ou, mieux, pour « changer l’Europe ». Cette évolution fut, naturellement, très progressive. À l’approche des premières élections européennes au suffrage universel direct de 1979, la question de notre place dans ce processus se posait encore . Je me souviens d’une discussion entre Jean Kanapa et Georges Marchais, début 1978, me semble-t-il, autour d’un article de Pierre Viansson-Ponté, du Monde, d’où il ressortait qu’on pouvait parfaitement siéger dans cette « Assemblée des communautés européennes » sans, pour autant, valider l’actuelle construction. De fait, le mot d’ordre central de notre première campagne électorale européenne – « Vivre et travailler au pays » – n’était pas des plus européistes… Ma première intervention en séance plénière non plus, qui prit des accents gaulliens : « La France est la France : il faudra vous en accommoder ! »  Le responsable de la délégation du PCF, le très avisé Gustave Ansart, nous aidera ensuite à progresser…

« Plusieurs facteurs nous conduisirent peu à peu – mais pas de façon linéaire – à dépasser le discours généraliste pour nous confronter à des enjeux politiques très concrets. »

Plusieurs facteurs nous conduisirent peu à peu – mais pas de façon linéaire – à dépasser le discours généraliste (l’Europe des peuples contre l’Europe des trusts) pour nous confronter à des enjeux politiques très concrets. C’est le cas de notre participation au gouvernement Mauroy. Rappelons que François Mitterrand justifia le « tournant de la rigueur » de 1983 par les contraintes liées au système monétaire européen (SME). Il nous fallait, expliqua-t-il, ou changer radicalement de politique économique (autrement dit renoncer aux mesures sociales de 1981-1982) ou sortir du SME. Son conseiller économique résuma le dilemme par une formule-choc : « Choisir entre la gauche et l’Europe » ! La section économique du PCF, alors animée par Philippe Herzog, accompagné de Paul Boccara, approfondit ses travaux sur ce sujet comme sur d’autres enjeux européens, esquissant pas à pas des pistes alternatives. Mais, jusqu’en 1987, la tonalité dominante chez Herzog est celle d’une critique radicale de la CEE : « Les résultats d’ensemble de la construction capitaliste sont globalement négatifs pour les peuples. La conception même de “communauté” fait problème. [...] La supranationalité est la tromperie des esprits crédules [...]. La Communauté a appuyé l’hégémonie des États-Unis », écrit-il dans son livre La France peut se ressaisir (Éditions sociales, 1987). Il y fustige, avec raison, la « libération des mouvements de capitaux », « l’ouverture des marchés publics » ou encore la « gravissime perspective de défense européenne ». Ce n’est, pour l’essentiel, que deux ans plus tard qu’il mettra, comme candidat et tête de liste lors du scrutin européen, d’avantage l’accent sur la nécessité de « construire autrement et autre chose ».

Quel a été ton rôle par la suite, dans la campagne contre les référendums de 1992 et 2005 ?
Chargé de présenter le rapport au comité central en vue du référendum sur le traité de Maastricht, en mai et en juin 1992, je cherche à ancrer l’idée que « nous sommes pour une construction européenne » et je m’efforce d’illustrer ce choix à travers plusieurs exemples : les coopérations industrielles et la recherche ; l’enjeu agricole et alimentaire ; la culture (dans l’esprit des « États généraux » animés par Jack Ralite) ; la paix, etc. Sur la question, que je sais sensible, de la souveraineté, je précise que la conception que nous en défendons « n’est pas un rempart contre les coopérations, mais une protection contre les dominations. Ce n’est pas une barrière, c’est une dynamique ». Je relaie à ce propos la proposition, acceptée par Georges Marchais et le bureau politique, d’une « grande initiative sur l’Europe » : à savoir « une rencontre de personnalités représentatives de forces sociales et politiques de différentes sensibilités pour confronter nos analyses, nos expériences, nos propositions alternatives sur l’Europe [...] et aboutir, le cas échéant, à des actions communes ou convergentes ». Pour bien montrer que notre projet européen est ouvert sur le monde, le rapport précise qu’il s’agit, à cet égard, de prendre toute la mesure de « l’émergence dans les cons­ciences de questions de fond, touchant à l’essentiel, sous l’effet d’expériences telles que la guerre du Golfe [1990-1991], les révoltes sociales de Los Angeles [1992], l’enfoncement dramatique et explosif des peuples du “tiers monde” dans le sous-développement, les enjeux de l’avenir écologique de la planète, tout comme l’ampleur de la crise qui affecte nos sociétés et notre civilisation ».

« La construction européenne, qui a débuté en pleine guerre froide, fut bel et bien conçue et conduite comme un “bloc hostile à l’URSS et aux communistes” ! »

Peut-on déjà parler pour autant, à ce moment-là, d’un clair « oui à une alter-Europe » dans le parti ? Parmi les communistes les plus politisés, je le pense. Ne nous cachons pas, cependant, que notre campagne, en 1992, pour le « non de gauche » au traité de Maastricht – remarquable par l’engagement citoyen qu’elle suscita – restait néanmoins trop souvent axée sur la défense de la souveraineté nationale, sans réellement faire vivre de perspective européenne alternative. Pour cela, il faudra encore attendre quelques années. La campagne en vue des élections européennes de mai 1999, avec la liste « Bouge l’Europe », a bien essayé d’innover à cet égard, mais elle s’employa moins à approfondir notre vision alternative qu’à soigner notre image – ce qui fut loin d’être négligeable, mais insuffisant pour avancer vraiment.

« La CEE devenant peu à peu une réalité durable et politiquement moins homogène qu’au début, nous avons continué à nous cantonner dans une position de rejet, au lieu de tenter d’organiser des convergences de luttes pour une autre orientation. »

Une autre expérience nous permit de mieux toucher du doigt les enjeux européens les plus concrets et de mettre en œuvre notre stratégie de rassemblement de forces progressistes et d’acteurs sociaux pour « changer l’Europe ». À partir de juillet 1999, l’opportunité s’offre à nous de présider, au parlement européen, un groupe sensiblement élargi à des élus de sensibilités progressistes fort diverses : la « Gauche unitaire européenne-Gauche verte nordique ». Cette responsabilité me fut confiée, comme « ancien » de ce groupe. Je me suis efforcé, tout à la fois, de respecter les positions propres à chaque composante du groupe et de faire valider le plus largement possible, par le débat et au travers d’initiatives multiples, une identité politique collective que j’appellerais, faute de mieux, « pro-européenne critique ». C’était, à mes yeux, une façon offensive de ne pas laisser aux partisans de l’Union européenne « officielle » le monopole d’une belle idée, sans leur faire la moindre concession sur ce qui nous oppose dans nos visions respectives et les politiques qui en résultent. Cette stratégie supposait que nous soyons investis avec rigueur et constance, tant dans les institutions européennes que « sur le terrain », à toutes les échelles. Nombre de communistes ont ainsi intégré la dimension du travail parlementaire européen dans leurs initiatives, au même titre qu’ils le faisaient déjà avec les travaux de nos élus nationaux. Cette riche expérience a, je crois, contribué à faire progresser dans le PCF une conception et une pratique de type « alter-européen », dont l’illustration la plus aboutie fut l’extraordinaire campagne menée face au projet de traité constitutionnel européen de mai 2005 : pour le « non à l’Europe libérale » et le « oui à l’Europe sociale ». Engagée dès septembre 2004 par le PCF, qui en restera le fer de lance aux côtés d’autres forces de gauche, cette campagne – qui s’est avérée un modèle de démocratie citoyenne – fit appel à la réflexion, à l’intelligence, à la créativité politique et à la recherche de convergences progressistes, non seulement en France mais dans les pays voisins. Bref, tout le contraire d’une propagande démagogique misant sur des réflexes primaires. Cette expérience reste, pour moi, une référence.

Francis Wurtz est député honoraire au parlement européen et ancien responsable de la politique extérieure du PCF.

Propos recueillis par Pierre Crépel.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020