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Alors que l’Union européenne est en crise, les « eurolibéraux », autour d’Emmanuel Macron, entendent la relancer par de nouveaux transferts de souveraineté, notamment en matière de défense, tandis qu’on peine à identifier le « projet européen » des « nationaux-libéraux » tels que Salvini et Le Pen.

La construction européenne est comme une bicyclette. Lorsqu’elle arrête d’avancer, elle tombe. Depuis la fondation en 1951 de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, elle a connu, toutes les décennies, une grande avancée : la création d’un marché commun en 1957, la fin des droits de douane en 1968, l’élection au suffrage universel du parlement européen en 1979, l’acquisition de nombreuses compétences concédées par les États avec le traité de Maastricht en 1992, la liberté (relative) de circulation avec les accords de Schengen en 1995, l’introduction de l’euro en 2002… Parallèlement, le bloc européen s’est élargi, avec notamment l’arrivée de dix nouveaux États – pour la plupart des pays d’Europe centrale et orientale – en 2004. Et puis tout a commencé à patiner. Les peuples ont commencé à devenir exigeants.

Une construction européenne qui patine
En 2005, le traité constitutionnel européen préparé par une convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing n’a pas pu être adopté, faute de convaincre une majorité d’électeurs en France et aux Pays-Bas. Il est revenu par la petite porte en 2009 avec le traité de Lisbonne conçu par Angela Merkel, chancelière allemande, et Nicolas Sarkozy, président français. Et en 2008, la crise financière a bousculé une Union européenne qui, pour l’avoir nourrie, ne savait comment y faire face, engoncée dans ses conceptions néolibérales. Les conséquences ont été très douloureuses, notamment dans des pays tels que la Lituanie, la Grèce, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, l’Irlande…

« En 2008, la crise financière a bousculé une Union européenne qui, pour l’avoir nourrie, ne savait comment y faire face, engoncée dans ses conceptions néolibérales. »

La bicyclette est quasiment à l’arrêt. L’Europe sociale ne fait plus rêver, et c’est à peine si l’idée d’union européenne est encore associée à la paix. Hormis une « union bancaire » à même d’éviter de faire payer aux contribuables une éventuelle faillite d’établissements financiers, les dirigeants européens ne savent plus où donner de la tête pour relancer la construction européenne.

Un défi pour les eurolibéraux
Pour les eurolibéraux, tels Emmanuel Macron, l’Union européenne est confrontée à un véritable défi. Le monde dans lequel elle évoluait s’est effondré. La relation atlantique est mise à mal avec l’arrivée à la Maison-Blanche de Donald Trump qui prône l’unilatéralisme, le protectionnisme aux dépens de ses alliés. L’accord transatlantique, négocié depuis de longues années ne verra pas le jour. Les citoyens contestent de plus en plus ces grands accords de libre-échange et de libre-investissement. La légitimité même de l’Union européenne à décider de la politique commerciale est mise en cause. C’est pourtant l’un des piliers de la construction européenne. Sur une partie du continent en proie à la désindustrialisation, la question du dumping devient un sujet important – et l’est davantage depuis l’élargissement de l’UE à l’Est. Quant aux nouveaux défis – flux migratoires, environnement –, l’UE ne parvient pas à s’entendre. En quelques mots, l’UE est vue comme un marché, et cela ne fonctionne plus.
Cela entraîne une mise à mal du « consensus de Bruxelles », qui se traduit par un affaiblissement des familles politiques qui ont porté la construction européenne jusqu’alors. Les socialistes et les démocrates sortent en lambeaux de certaines élections nationales ; les conservateurs du Parti populaire européen s’affaiblissent. Les deux familles perdraient, selon les sondages publiés, quarante sièges chacune.

« Le président français, dans la droite ligne de ce qui est proposé par les libéraux européens de l’ALDE, propose de nouveaux transferts de souveraineté. »

Dans ce cadre, Emmanuel Macron a tenté de réaliser, au niveau européen, ce qu’il a accompli en France : faire émerger une force centriste sur les décombres des socialistes et de la droite. Il espérait même créer un nouveau groupe au parlement européen. Faute de détruire les clivages traditionnels, La République en marche, son parti, semblait se résigner, début novembre, à rejoindre les libéraux européens de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ALDE).
Les eurolibéraux vont tenter de redonner du sens à la construction européenne, en cherchant à bâtir un nouveau pilier de celle-ci, l’Europe de la défense. Emmanuel Macron et, à sa suite, la chancelière Angela Merkel qui fait face à une poussée nationaliste au sein de son propre parti, la CDU, sont même allés jusqu’à avancer l’idée d’une « armée européenne ». En réalité, celle-ci ne permettra pas à l’Union européenne de prendre son indépendance des États-Unis en matière militaire. La plupart des États européens – et singulièrement dans l’est de l’Europe où la Russie fait encore peur – s’y refuseraient, invoquant la primauté de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Mais cela permet à Emmanuel Macron de donner un nouveau cap à l’UE, celui d’une « autonomie » vis-à-vis de Washington qui peut faire sens dans son électorat ouvert à la mondialisation.

« Les citoyens contestent de plus en plus ces grands accords de libre-échange et de libre-investissement. »

Le président français, dans la droite ligne de ce qui est proposé par les libéraux européens de l’ALDE, propose de nouveaux transferts de souveraineté. La nouvelle responsabilité franco-allemande « consiste à doter l’Europe des outils de sa souveraineté », a ainsi déclaré, le 18 novembre dernier, Emmanuel Macron au Bundestag, le parlement allemand. Cette souveraineté européenne, qui remplacerait peu à peu la souveraineté nationale, demanderait de « mettre en commun sa capacité de décision, sa politique étrangère, migratoire ou de développement, une part croissante de son budget et même des ressources fiscales ». Sur ce dernier sujet – un budget renforcé de l’Union européenne –, il est freiné par d’autres États, l’Allemagne au premier chef. Il reste qu’il devait, à la mi-novembre, proposer au conseil des ministres de l’Économie et des Finances de l’Union européenne que ce budget soit également un outil de contrainte pour les États qui ne respectent pas les critères de déficit exigés par les traités : les récalcitrants ne toucheraient plus de fonds européens !
Pour autant, les eurolibéraux cherchent à tenir compte du désamour croissant entre les citoyens et des institutions européennes qui apparaissent toujours plus brutales, avec leurs injonctions à réduire le déficit, à privatiser certains services publics et à réformer les marchés du travail. Macron s’est attaché, depuis le début de son mandat, à donner des signaux « protecteurs », accompagné en cela par les socialistes et le Parti populaire européen (conservateur), notamment en réformant la directive détachement des travailleurs hautement décriée.

« Le chef d’État français se met dans un dangereux duel avec les forces d’extrême droite, rebaptisées “populistes”. »

Dans cette campagne, les eurolibéraux se mettront en scène comme les meilleurs remparts contre les nationalismes. C’est tout le sens des déclarations d’Emmanuel Macron, lors des cérémonies commémorant la fin de la guerre 1914-1918, selon lesquelles la période actuelle ressemblerait à celle de « l’entre-deux-guerres ». Le chef d’État français se met dans un dangereux duel avec les forces d’extrême droite, rebaptisées « populistes ».

Les approches nationales-libérales
Car les classes dominantes en Europe ont une solution de rechange, nationale-libérale et réactionnaire, même si ce n’est pas, pour l’heure, leur premier choix. L’Alternative pour l’Allemagne (AFD) en est le meilleur exemple : pendant quelques mois lors de sa naissance en 2015, il a semblé apparaître comme un parti uniquement « anti-euro », ce qui lui a permis de conquérir des électeurs à droite comme à gauche de l’échiquier politique, même si l’initiative provenait des milieux les plus monétaristes – favorables à des taux d’intérêt hauts, que permettrait un retour au mark, et adversaires acharnés de toute forme de solidarité européenne. Très vite, l’AFD a pris des accents anti-migrants, au point de défiler avec les xénophobes antimusulmans de Pegida, à Dresde et ailleurs. On a là une formation « libérale » sur le plan économique et qui, pour détourner la colère d’une lutte contre le coût du capital, l’oriente vers une lutte contre le coût fantasmé des migrations.
Le cas de l’AFD est extrême. Contrairement à d’autres forces d’extrême droite en Europe, elle laisse peu apparaître des accents sociaux. Dans certains pays, comme la France avec le FN, l’Italie avec la Ligue, l’extrême droite cherche à apparaître comme étant celle qui sauve, un tant soit peu, l’État social. Elle le fait d’autant plus facilement que ce sont souvent des forces de centre-gauche, socialistes, qui ont mis en œuvre les politiques d’austérité après la crise de 2008.
C’est ainsi que de l’autre côté des Alpes, Matteo Salvini promet pour l’an prochain une réforme des retraites qui autoriserait une baisse de l’âge d’accès à la pension – au prix, il ne le précise pas, d’une réduction drastique du montant de celle-ci. Symboliquement, cette mesure, qui adviendra juste avant ou juste après les élections européennes, permettra à l’extrême droite d’apparaître comme sociale dans toute l’Europe. Salvini et Le Pen ont lancé, courant octobre, leur campagne à Rome, dans les locaux du syndicat UGL. En réalité, il ne s’agit que d’un filet de sécurité que proposent les extrêmes droites : pour le reste, elles sont favorables à une politique antitaxes peu propice au développement des services publics. En Hongrie, où Viktor Orbán est au pouvoir depuis 2010, le gouvernement joue du moins-disant social pour s’attirer les faveurs des grands groupes allemands.
Dans la future campagne, les extrêmes droites vont chercher à se faire passer pour « souverainistes », laissant entendre que l’atteinte à la souveraineté viendrait des « technocrates » de Bruxelles. Elles ne remettront pas en cause, en revanche, la domination des marchés, qui est pourtant celle qui heurte réellement la souveraineté populaire. Et, alors qu’elles avaient eu tendance, ces dernières années, à remiser leurs remugles antimigrants, au nom d’une dédiabolisation qui leur aurait permis de dialoguer avec la droite traditionnelle, les extrêmes droites ont remis cette question au centre de leur agenda.

Gaël De Santis est journaliste à L’Humanité.

Cause commune n°9 • janvier/février 2019