Présentation du dossier : Migrations : crise de la solidarité ?
par Sabrina Royer et Nicolas Lambert
«Être né quelque part, pour celui qui est né, c’est toujours un hasard… » C’est par ces mots que se clôt, avant d’entonner son célèbre refrain en zoulou, le premier couplet de la célèbre chanson de Maxime Le Forestier. Cette chanson était une réponse à la nouvelle loi Pasqua qui stipulait en 1986 qu’un enfant né en France de parents étrangers ne devient plus automatiquement français. Fin du droit du sol. De fait, les attaques contre les étrangers et leurs droits n’ont eu de cesse de ponctuer l’actualité politique de notre pays. La liste est longue et, sans être exhaustifs, nous pouvons nous souvenir de quelques éléments marquants. Rappelons-nous des déclarations de Jacques Chirac sur « le bruit et l’odeur » de ces familles migrantes qui s’installent en France, dont le groupe Zebda a également fait une chanson. Ou, plus spectaculairement, l’évacuation musclée de l’église Saint-Bernard en 1996. Ou la fermeture en 2002 du camp de Sangatte par Nicolas Sarkozy, sans aucune perspective politique, qui a abouti à la création de la Jungle de Calais puis à son démantèlement tout aussi musclé quinze ans plus tard, dont les conséquences humaines sont tombées dans l’oubli. Ou enfin, en septembre dernier, la loi dite « Asile immigration » portée par le ministre de l’Intérieur Gérard Collomb, contre laquelle les communistes ont ardemment bataillé, qui a porté notamment à quatre-vingt-dix jours jours la durée d’enfermement des étrangers dans les centres de rétention. Et que dire des débats houleux sur la déchéance de la nationalité initiés en créant l’amalgame avec les questions religieuses, ainsi que ces contrôles de maîtrise de la langue française sous couvert de tracer les migrants ? A-t-on vraiment pris du recul sur ces événements ?
La question sociale au cœur des logiques migratoires
De fait, en matière d’immigration, la France est au diapason du continent et de sa politique d’Europe forteresse. Une Europe où les logiques d’argent, de dividendes et de compétitivité l’emportent sur les vies réelles des gens, sur le brassage culturel qui tisse pourtant profondément et positivement nos sociétés sur le long terme. Dans cette logique capitaliste historique qui consiste à faire primer avant tout les intérêts d’une classe sociale, le bouc émissaire est souvent le même : le pauvre ou l’immigré qui vient voler le travail de celui qui n’en a pas et prendre le logement social de celui qui en aurait besoin. Pourtant, derrière ce stéréotype, il y a avant tout le « demandeur d’asile », le « réfugié » qui espère n’être que de passage en France, le temps que les choses se diluent, et qui cherche à trouver un espoir ailleurs.
Il faut dire que la question sociale est en réalité au cœur des logiques migratoires et des politiques de « protection » des frontières. Car s’il est facile pour les habitants du nord de changer librement de pays (cela étant entré dans leurs habitudes et logiques de circulation : mobilité professionnelle, loisirs, etc.), pour les habitants du sud de la Méditerranée, le voyage s’effectue souvent au prix d’un risque inouï. Rappelons que depuis le début des années 1990, c’est cinquante mille hommes, femmes et enfants migrants qui sont morts dans le voisinage de l’Union européenne, faute d’avoir eu accès à des parcours légaux et sécurisés. Quant à celles et ceux qui survivent, ils arrivent souvent meurtris après avoir vécu une série de violences physiques et psychologiques. Et ceci est particulièrement vrai pour les femmes. « Est-ce que les gens naissent égaux en droits à l’endroit où ils naissent ? » se demandait encore le chanteur avec justesse.
Une crise de la solidarité
Face à ce terrible constat, l’Union européenne et les pays qui la composent devraient mieux organiser rationnellement et humainement l’accueil de ceux qui veulent venir en Europe, au lieu de trier les étrangers de façon absurde en cherchant toujours plus à tarir des flux déshumanisés perçus comme des flèches rouges sur les cartes, manipulant les chiffres des migrations pour les faire percevoir comme un problème. C’est la voix que portent les communistes. L’Europe des gens (et non celle de l’argent), c’est une Europe qui accueille et qui ne stigmatise pas les étrangers. C’est une Europe solidaire et fraternelle. Nous devons battre en brèche l’idée que ce que vit l’Europe en matière migratoire est une crise et recentrer le débat sur sa vraie cause. Si crise il y a, ce n’est pas une crise migratoire mais une crise de l’accueil. Une crise de la solidarité. La seule question qui vaille n’est donc pas de savoir s’il faut accueillir ou non, mais dire concrètement comment nous nous organisons pour accueillir ceux qui arrivent sans trouver des pansements. Parle-t-on encore des conséquences du démantèlement de la Jungle de Calais ? Pas besoin de disserter sans fin sur les causes des migrations au risque de tomber dans un débat saturé qui tombe dans l’oubli des média. En matière migratoire, agir, c’est tendre la main, trouver des solutions en commun et faire converger les luttes. Dans la crise de l’accueil, il y a les mêmes problématiques que dans celle du logement en France auxquelles les initiatives de « Villes accueillantes » cherchent à trouver des solutions pour « mieux loger » et donner à l’être humain le minimum pour vivre. On pourrait également parler du film Les Invisibles sorti en début d’année qui retrace la vie de ces femmes sans domicile de tous bords, migrantes ou sorties de prison, et de celles qui les aident pour trouver des solutions.
Initiatives et mobilisations
Face à l’entêtement austéritaire et sécuritaire des États européens, certains n’ont pas attendu pour se retrousser les manches, pour développer des solidarités concrètes, pour faire bouger les lignes. Les villes d’abord. Athènes, Stuttgart, Grande-Synthe, Ivry, Nantes, Strasbourg, Briançon, Grenoble ou Saint-Denis tentent de se fédérer et de mettre en commun leurs expériences en matière d’accueil des migrants face à un État qui au mieux ne fait rien, au pire met des bâtons dans les roues. Les associations aussi prennent en charge, dans bien des domaines, les lacunes des États et de l’Europe (sauvetage en mer, apprentissage de la lecture, défense des sans-papiers). Certains média et intellectuels ont lancé en 2018 des initiatives importantes comme le manifeste Pour l’accueil des migrants et le serment du Centquatre. Les chercheurs et les enseignants se mobilisent aujourd’hui dans les universités contre l’augmentation des frais d’inscription pour les étudiants étrangers et tentent, à l’initiative de trois chercheuses françaises, de mettre en place l’équivalent d’un GIEC sur les migrations pour faire émerger une parole forte, rationnelle, débarrassée des fantasmes. Il y a les citoyens aussi. L’agriculteur Cédric Herrou dans la vallée de la Roya arrêté pour avoir hébergé des migrants. Les cordées solidaires à Briançon. Des activistes à Athènes ont ouvert en avril 2016 les cent-dix chambres de l’hôtel désaffecté City Plazza pour y accueillir jusqu’à trois cent soixante-cinq migrants. Et bien sûr, il y a les luttes et résistances menées par les migrants eux-mêmes comme à Calais ou à Paris, avec bien souvent l’appui du PCF et de la CGT comme ce fut le cas pour la grève victorieuse des travailleuses sans papiers du 57, boulevard de Strasbourg. Les initiatives et les mobilisations sont en réalité très nombreuses et nous devons persévérer afin que ces initiatives prennent de l’ampleur et fassent valoir les différents droits de ces personnes. Le changement politique n’est pas seulement dans les débats et les échanges d’idées, il est avant tout dans le cœur des actions humaines pour redonner de l’humanité.
Sabrina Royer et Nicolas Lambert sont membres du comité de rédaction de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier.
Cause commune n° 10 • mars/avril 2019