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Loin de tous partager la même analyse du phénomène raciste, les militants du Black Power dans les États-Unis des années 1960 étaient divisés sur la stratégie à adopter pour faire triompher leur cause. Contrairement à ceux qui, comme Stokely Carmichael, estimaient que les Noirs devaient mener une lutte contre les Blancs, les Black Panthers, mettant à profit les outils fournis par le marxisme, cherchaient au contraire à favoriser l’unité de la classe ouvrière, par-delà les différences de couleur de peau.

Stokely Carmichael (1941-1998) est l’une des grandes figures de la « révolution noire » des années 1960. Il milite alors au sein d’une organisation étudiante, le Comité non violent de coordination étudiante (SNCC), contre la ségrégation dans le sud des États-Unis. Carmichael est aussi l’auteur d’un livre écrit avec Charles Hamilton Le Black Power. Pour une politique de libération aux États-Unis (1967) où l’on trouve, formulé pour la première fois, le concept de « racisme institutionnel ». Traduit en français un an après sa parution, il a été récemment réédité (Payot, 2009). Carmichael est par ailleurs un personnage du film de Spike Lee, BlacKkKlansman : j’ai infiltré le Ku Klux Klan (2018). Il tient des discours enflammés autour de la question de l’émancipation des Noirs sous le nom de Kwame Ture, nom que Carmichael se donnera après avoir quitté le sol américain pour la Guinée. Le « retour » relatif de Carmichael aujourd’hui ne doit rien au hasard. Une partie des courants antiracistes contemporains (une partie seulement !) plonge ses racines dans sa manière de penser le racisme et la lutte pour y mettre un terme.
Face à Carmichael, on trouve d’autres militants, imprégnés de marxisme. Des communistes, comme Angela Davis, ceux aussi du Black Panther Party fondé en 1966 à Oakland et notamment : Huey Newton, Bobby Seale et Eldridge Cleaver. Malgré des rapprochements et des combats communs, il demeure entre eux une divergence fondamentale sur la façon de considérer le combat des Noirs américains. L’un des enjeux de cette divergence est le rapport au marxisme. Mis à part quelques discours marxisants, Carmichael est extrêmement clair sur la question. Le marxisme « ne convenait pas à la lutte des Noirs, parce qu’il traite de problèmes économiques, non du racisme ». Le marxisme, ce serait la question du salaire, des conditions de travail et rien d’autre. Carmichael dira à propos de Marx : « Nous ne pouvons laisser les nôtres s’incliner devant aucun homme blanc ; qu’il soit un grand homme, ça m’est égal. » Ce jugement sur le marxisme ne fait absolument pas consensus parmi les organisations noires. Les militants du Black Panther Party estiment le marxisme utile au combat des Noirs pour leur émancipation. « L’idéologie du Parti des panthères noires, estiment-ils, c’est l’expérience historique des Noirs américains traduite dans le langage du marxisme-léninisme » (Les Panthères noires parlent).

Comment définir l’oppression des Noirs américains après la ségrégation ?
Pour Carmichael et Hamilton, les Noirs américains sont victimes du « racisme » pensé comme « une politique fondée sans ambages sur des considérations de race, dans le but d’assujettir un groupe racial et de le maintenir sous tutelle » (Le Black Power. Pour une politique de libération aux États-Unis). Mais en 1967, date de l’écriture du livre Black Power, une telle définition a-t-elle encore un sens ? Le président Johnson vient d’abolir la ségrégation raciale et la discrimination légale, un nouveau consensus « antiraciste » apparaît aux États-Unis.
Carmichael et Hamilton avancent le concept de « racisme institutionnel » pour désigner le racisme d’après la ségrégation légale, le racisme dans un régime qui n’est plus « ouvertement raciste » (George M. Frederickson, Racisme, une histoire), le racisme dans une société qui a renoncé à mettre en place des lois « raciales ». Le racisme institutionnel est opposé au racisme individuel. Il est plus diffus, plus dissimulé. Il est produit souterrainement par les grandes institutions du pays. Et ce racisme-là, personne ne s’en préoccupe vraiment, personne ne le condamne puisqu’il n’apparaît pas publiquement. On trouve l’exemple suivant dans le livre Black Power : « Quand des terroristes blancs bombardent une église noire et tuent cinq enfants, il s’agit d’un acte de racisme individuel que l’on déplore dans presque toutes les sphères de la société. Mais quand, dans cette même ville – Birmingham, Alabama –, cinq cents bébés noirs meurent chaque année faute de nourriture, de logements, de soins médicaux, et quand des milliers d’autres sont marqués à jamais et mutilés dans leur corps, leur cœur et leur intelligence, à cause des conditions de misère et de discrimination infligées à la communauté noire, alors il s’agit de racisme institutionnel. » À l’extrême visibilité de l’attentat raciste s’oppose la quasi-invisibilité de la mortalité infantile des Noirs, qui suppose pour apparaître des statistiques et des comparaisons. Les institutions du pays, ici la santé, même lorsque leur fonctionnement est devenu colorblind, aveugle à la couleur, même lorsqu’elles ne sont plus ouvertement racistes, concourent à la reproduction de la hiérarchie entre Noirs et Blancs. On continue d’agir dans ces institutions en suivant des routines, des habitudes, héritées de la ségrégation à peine abolie, qui ont pour effet de hiérarchiser Noirs et Blancs. C’est qui autorise Carmichael et Hamilton à définir l’Amérique d’après 1965 comme un « pouvoir blanc ».
Les Black Panthers, mais aussi Angela Davis, pensent l’oppression des Noirs américains dans d’autres termes. D’une façon relativement inattendue si l’on songe aux reproches adressés aujourd’hui couramment au marxisme. Ce dernier en effet serait réducteur, il ne penserait qu’une seule domination, oubliant notamment les dominations raciales et sexuelles. Or, à ce moment, ce sont les marxistes qui accusent les autres de simplification. Angela Davis écrit par exemple : « Nous ne pouvions nous permettre de ne faire qu’une analyse de peau ; nous avions aussi besoin d’une analyse de classe » (Autobiographie). Eldridge Cleaver écrit : « Nous avons […] à faire face à la fois à l’exploitation et à l’oppression raciale, et nous ne pensons pas que l’on puisse parvenir à une conception juste si l’on néglige l’un ou l’autre de ces deux aspects. » Rien n’est dit de façon précise du rapport qui relie « race » et classe, mais l’exigence est posée : on ne peut penser l’émancipation des minorités sous le seul vocable de la « race ».
On peut, à partir de cette perspective liant « race » et classe, pointer une limite du concept de racisme institutionnel. Le concept peut produire de la confusion en qualifiant de « racistes » des faits qui relèvent de la « race » mais aussi de la classe. Soit l’exemple de Carmichael : « Cinq cents bébés noirs meurent chaque année du manque d’électricité, de nourriture, d’abri et de soins médicaux, et des milliers d’autres sont détruits et blessés physiquement, émotionnellement et intellectuellement à cause de la pauvreté. » Le même fait social peut tout aussi bien être décrit ainsi : « La mortalité infantile d’un groupe constitué presque exclusivement d’une partie des Américains les plus pauvres (les Noirs) est plus élevée qu’un autre groupe constitué de pauvres, mais aussi de la classe moyenne et de la classe supérieure (les Blancs). » Les deux descriptions fonctionnent. Il y a fort à parier que le différentiel de mortalité renvoie aussi bien à la « race » qu’à la classe. La mortalité infantile est en effet partout plus élevée dans les classes populaires que dans les classes supérieures. Il n’est donc pas question de choisir entre les deux lectures, tant la réalité entremêle les variables. Le problème du concept de « racisme institutionnel » est justement qu’il simplifie la complexité en rangeant a priori tout le différentiel de mortalité infantile sous l’idée de « race ». Ainsi le concept de racisme institutionnel, dans l’usage que Carmichael et Hamilton en font – et qui n’est pas le seul usage qu’on peut en faire, comme le montre l’approche très informée, consciente de la fécondité du concept mais aussi de ses faiblesses analytiques, que l’on trouve dans le livre de Valérie Sala Pala, Discriminations ethniques. Les politiques du logement social en France et au Royaume-Uni –, n’est pas une simple description, mais une lecture racialisante des faits sociaux, c’est-à-dire une lecture qui envisage sous le prisme racial des phénomènes qui n’en relèvent que partiellement.

Quelle est la nature du combat des Noirs américains ?
Pour Carmichael, il s’agit d’une lutte des Noirs contre les Blancs. Carmichael écrit : « Face aux questions de races, les Blancs se considèrent eux-mêmes comme un bloc monolithique et agissent en conséquence. » On peut opposer à ce jugement un certain nombre d’objections empiriques. Ainsi, selon Howard Zinn, dans les années 1970, « Blancs et Noirs du Sud transgressaient les frontières raciales pour s’unir en une seule classe ouvrière confrontée aux employeurs » (Une histoire populaire des États-Unis, Agone, 2002).
Angela Davis écrit quant à elle : « Quand le peuple blanc est, sans discrimination, considéré comme l’ennemi, il est virtuellement impossible de mettre en place une solution politique. » Si les Blancs font bloc, s’ils ont des intérêts de « race » qui les opposent à la totalité des Noirs, alors la lutte antiraciste est condamnée à la défaite aux États-Unis, où les Noirs sont minoritaires. Les Panthères considèrent leur combat tout autrement : « Pour nous, écrit Bobby Seale, il s’agit d’une lutte de classe entre la classe ouvrière prolétarienne qui regroupe les masses, et la minuscule minorité qu’est la classe dominante. Les membres de la classe ouvrière, quelle que soit leur couleur, doivent s’unir contre la classe dominante qui les opprime et les exploite. Et laissez-moi encore insister : Nous croyons que notre combat est une lutte de classe et non pas une lutte raciale » (À l’affût. Histoire du Parti des Panthères noires et de Huey Newton, Gallimard, 1972).
La lecture raciale des conflits sociaux fait l’objet de nombreuses critiques dans les textes des principaux dirigeants des Black Panthers. La première est classique, déjà formulée par Marx écrivant sur les rapports des ouvriers irlandais et anglais à Londres en 1870. La lutte des races serait une arme pour diviser ceux d’en bas. Bobby Seale écrit : « Ceux qui veulent semer la confusion dans la lutte en parlant de différences ethniques sont ceux qui maintiennent et facilitent l’exploitation des masses : des pauvres Blancs, des pauvres Noirs, des Bruns, des Indiens rouges, des pauvres Chinois et Japonais et des travailleurs en général. Le racisme et les différences ethniques permettent au pouvoir d’exploiter la masse des travailleurs de ce pays parce que c’est par là qu’il maintient son contrôle. Diviser le peuple pour régner sur lui, c’est l’objectif du pouvoir. » La lutte des classes ne suppose pas l’effacement des nationalités ou des couleurs. Elle demande seulement que ces nationalités et couleurs ne soient pas posées comme des antagonismes premiers et indépassables. Elle demande aussi, pour neutraliser les effets délétères de ces antagonismes, de toujours rappeler la solidarité de classe, au-delà des différences nationales ou « raciales ».
Deuxième critique, moins classique parmi ceux qui se réclament du marxisme, la division que le discours de la « race » est susceptible d’introduire parmi les travailleurs est bien plus dangereuse que les autres divisions qui fracturent la classe. La « race » en effet est une matière hautement inflammable, plus inflammable que les autres. Bobby Seale parle du risque de « grand incendie » qui menace les classes populaires. Pourquoi la « race » serait-elle hantée par « l’incendie » ? On s’interroge parfois sur la pertinence de l’usage du mot « race » en sciences humaines, mais on s’interroge moins sur ses effets politiques concrets. Le mot « race », inoffensif en laboratoire et peut-être même fécond, produit des effets dans le quotidien que le chercheur ne maîtrise assurément pas. L’intellectuel ne domine pas le langage. Il en est tributaire. Historiquement, « race » dit un type d’antagonisme d’une brutalité extrême, entre déshumanisation et extermination, brutalité qu’aucun sort partagé par ailleurs ne vient adoucir. L’antagonisme de classe a son lot de violences et de massacres, mais l’appartenance à la même communauté nationale explique sans doute que la violence sociale ait rarement atteint les extrémités de la violence coloniale par exemple. « Race » dit le face-à-face de deux groupes qui ne se reconnaissent même plus l’humanité en partage. Dans de telles conditions, la violence trouve un terrain particulièrement propice.
Dernière critique. Penser en termes d’opposition de groupes raciaux, de Blancs et de Noirs, c’est effacer les clivages parmi les Noirs. Or l’effacement des clivages profite toujours à ceux qui dominent. La pensée raciale fait le jeu de la bourgeoisie noire puisqu’elle permet de dissimuler ses privilèges, au moment où, à l’aube des années 1970 elle commence à se voir cooptée par l’État, qui la finance pour qu’elle organise à sa place la communauté noire. Rien d’étonnant à ce qu’aux États-Unis, le président Nixon lui-même finisse par récupérer le slogan Black Power. Le fondateur du Parti des Black Panthers, Huey Newton, mettra catégoriquement les choses au point : « Le parti des Black Panthers ne souscrit pas au Black Power en tant que tel. Pas le Black Power défini par Carmichael et Nixon. Ils ont l’air d’être d’accord sur une définition du Black Power qui n’est rien de plus que du capitalisme noir, ce qui est réactionnaire. » La critique de Cleaver est plus acerbe encore : « Tu en appelais à un front noir uni qui rassemblerait toutes les forces de la communauté noire, de gauche et de droite ; serrer les rangs contre les Blancs et s’envoler tous ensemble vers la liberté. Tu proposais d’y inclure les nationalistes culturels, les capitalistes noirs et les oncles Tom professionnels. » La référence à la « race » peut être un moyen de dissimuler sa position de classe. En disant « nous autres Noirs », l’orateur omet de dire le clivage qui le sépare peut-être des prolétaires noirs, il passe sous silence le pouvoir qu’il détient, pouvoir lié au savoir, au capital culturel, etc. « Nous autres Noirs » masque aussi les grandes proximités dans le sort des travailleurs blancs et noirs.
Ces quelques mots n’ont pas la prétention d’épuiser les débats de cette riche période militante. Les deux questions que nous avons soulevées reviennent couramment dans les discussions d’hier et d’aujourd’hui. Elles montrent en particulier la vitalité du marxisme sur ces questions, son caractère heuristique et critique.

Florian Gulli est philosophe. Il est professeur agrégé au lycée Jules-Haag de Besançon.

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020