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Le phénomène de l’esclavage, central dans l’histoire des États-Unis, est étroitement lié au racisme. Pour en rendre compte de façon matérialiste, il convient cependant de ne pas prendre l’effet pour la cause. Ce sont les exigences propres au développement de la production capitaliste qui permettent d’expliquer le développement de l’esclavage, dont la dynamique raciste constitue la conséquence bien plutôt que le moteur.

On peut, en schématisant un peu, opposer deux interprétations du racisme. Une interprétation idéaliste qui le fait dériver d’une idée, d’une disposition psychologique des « Blancs » : « un certain genre de complexe de supériorité propre à l’homme blanc où qu’il se trouve », estime par exemple Stokely Carmichael. Le réel historique est déduit de ce que les individus ont à l’esprit : leur mentalité d’un autre âge ou leur tare mentale par exemple. Le racisme est l’expression d’un retard intellectuel d’une frange de la population. La lutte antiraciste vise alors prioritairement à la réforme des consciences et à l’éducation des individus.

« C’est la recherche du profit, la dynamique du capital, qui explique l’esclavage et donc ultérieurement la “race”. »

Interprétation matérialiste du racisme
L’interprétation matérialiste part au contraire de processus historiques lourds et de longue durée. C’est ce que dit Eldridge Cleaver, militant des Black Panthers : « Nous avons […] à faire face à la fois à l’exploitation et à l’oppression raciale ». Et il ajoute, précision décisive, concernant l’oppression raciale : « Nous avons conscience que nous avons été opprimés parce que nous sommes noirs, même si nous savons que cette oppression a pour but l’exploitation. » L’oppression raciale renvoie elle aussi, selon des modalités propres cependant, à l’exploitation du travail, c’est-à-dire au capitalisme. Où l’on retrouve, aux États-Unis, derrière la « race », à l’origine même de la « race », l’exploitation du travail des esclaves. Ainsi, les Africains n’ont pas été mis en esclavage à cause de leur couleur de peau, « comme si », écrit l’historienne Barbara Fields, « la principale affaire de l’esclavage était la production de la suprématie blanche plutôt que la production de coton, de sucre, de riz et de tabac » (Racecraft, The Soul of Inequality in American Life) ; les Blancs ne les ont pas asservis parce qu’ils étaient racistes. C’est la recherche du profit, la dynamique du capital, qui explique l’esclavage et donc ultérieurement la « race ». Il faut partir du fait de l’esclavage et expliquer ensuite les raisons de la « racialisation » progressive de l’esclavage.

Évolution de l’esclavage vers le seul esclavage noir
La thèse évoquée brièvement par Cleaver est celle que développait Eric Williams dans son livre Capitalisme et esclavage (1944, Présence africaine, 1998). L’esclavage ne dérive pas du racisme mais des exigences inhérentes au mode de production capitaliste. Le racisme n’apparaît qu’en un second temps : « Une déformation raciste a été donnée à ce qui était fondamentalement un phénomène économique », écrit Williams. Il faut se préserver de l’inversion idéologique consistant à transformer le dérivé en moteur de l’histoire. « L’esclavage n’est pas né du racisme. Le racisme a plutôt été la conséquence de l’esclavage. »

« “Les Noirs ne pouvaient pas facilement s’échapper sans être reconnus”, tandis que les serviteurs blancs pouvaient se fondre plus facilement dans la société et y disparaître.  »

À l’origine, les Africains, aux États-Unis comme dans les Antilles britanniques ou françaises, furent mis en esclavage à côté de toute sorte d’autres populations blanches : vagabonds de l’Angleterre des Tudor, « sauvages » Irlandais, protestants indésirables dans le royaume de France, bagnards, etc. Ce n’est qu’au cours du temps que l’esclavage s’est transformé au point de ne concerner que les Noirs. Mais pour quelle raison ? Les explications historiques sont nombreuses. Pour Eric Williams, le motif est plutôt économique. Les cultures, nouvellement apparues, du sucre, du tabac et du coton, exigeaient de vastes plan­tations et une grande quantité de main-d’œuvre, qu’on trouvera plus facilement et à meilleur prix en Afrique qu’en Angleterre. « Enlever des hommes en Angleterre était plus difficile que de les enlever en Afrique. » En conséquence, écrit Williams, la raison d’être de l’esclavage est « économique, et non raciale, liée non pas à la couleur du travailleur, mais au bas prix de son travail ». Pour C. L. R. James, qui analyse la révolution des esclaves à Saint-Domingue, « s’ils [les esclavagistes] prenaient des Noirs ce n’était d’ailleurs pas parce qu’ils étaient noirs ou barbares, car les premières lois édictaient les mêmes règlements pour les engagés noirs et blancs ». Les colons de Saint-Domingue, estime l’auteur des Jacobins noirs (1938, éditions Amsterdam, 2017), se reportèrent sur les Noirs parce que « les Blancs ne supportaient pas le climat ». Pour John Hope Franklin (De l’esclavage à la liberté. Histoire des Afro-Américains, 1947, Éditions caribéennes, 1984), c’est notamment pour des raisons disciplinaires qu’aux États-Unis, l’esclavage s’est focalisé sur les Noirs : « Les Noirs ne pouvaient pas facilement s’échapper sans être reconnus », tandis que les serviteurs blancs pouvaient se fondre plus facilement dans la société et y disparaître. En résumé : l’esclavage précède la « race » et non l’inverse, l’esclavage n’obéit pas d’abord à une logique raciale, mais il va la produire. Il faut donc se garder de racialiser l’esclavage en le faisant dériver des catégories qui ne peuvent exister sans lui. La question de la couleur n’est apparue qu’en un second temps. Ainsi le capitalisme ne produit pas seulement la classe, il produit aussi la « race ». Il est vecteur de plusieurs formes de domination : exploitation économique, mais aussi oppression raciale. Se référer centralement au capitalisme, ce n’est donc pas oublier la « race » et ne voir que la classe. C’est voir les deux.

« Se référer centralement au capitalisme, ce n’est donc pas oublier la “race” et ne voir que la classe. C’est voir les deux. »

La lecture matérialiste liant capitalisme, esclavagisme et racisme n’implique aucune naïveté mécanique du type : « Abolissons le capitalisme, le racisme disparaîtra du même coup. » Dans l’édition du 22 novembre 1969 du journal The Black Panther, on trouve la précision suivante : « Le Parti des Black Panthers n’a jamais prétendu que si le socialisme était instauré en Amérique le racisme disparaîtrait automatiquement. Ce sont certains adversaires du parti, notamment Stokely Carmichael, qui ont prétendu que nous défendions cette thèse. En fait, ce que nous disons, c’est que dans une société socialiste, les conditions sont beaucoup plus propices à l’élimination du racisme. » On est loin de la mythologie d’un grand soir révolutionnaire abolissant magiquement les dominations. On ne sort de ces dernières que progressivement et à la condition de disposer de cadres politiques et économiques favorables. 

Florian Gulli est philosophe. Il est professeur agrégé au lycée Jules-Haag de Besançon.

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020