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La production des biens et des services étant, aujourd’hui, de plus en plus sociale, cela entraînant la baisse du taux privé de profit, dans quelle mesure l’État de la grande bourgeoisie monopoliste peut-il être opposé à ce processus ? Avec quelles conséquences ?

Aujourd’hui comme hier, la socialisation des rapports économiques n’est pas contestable. Porté par le développement des forces productives, le périmètre de la production dépasse le seuil national. Les entreprises ne s’adressent plus à la demande nationale mais à la demande mondiale. Le financement de leurs investissements ou la vente de leurs titres s’opèrent sur des marchés financiers de plus en plus vastes, géographiquement étendus, tous reliés entre eux. Au sein des monnaies, le dollar US tend à fonctionner comme monnaie mondiale. Comment les États interviennent-ils dans ce processus ? Pour répondre à cette question, il faut faire un peu d’histoire.
Dans les débuts du capitalisme industriel, il est bien connu que l’État est surtout intervenu comme accompagnateur de la nouvelle société. Mais ce capitalisme-là, dit de libre concurrence, ordonné par le marché capitaliste et par des crises économiques régulières, s’est bientôt transformé en capitalisme de grosses unités. Celles-ci furent de plus en plus réticentes à se soumettre aux lois de leur système. Elles cherchèrent à lutter volontairement contre les effets de la socialisation des rapports économiques sur la rentabilité privée. On doit distinguer deux sous-périodes.

Le capitalisme monopoliste d’État
La première sous-période s’étend de la fin du XIXe siècle aux années 1970. Bien que d’abord très réticentes à agir ainsi, les grosses entreprises utilisèrent leurs États respectifs pour circonscrire les conséquences de la socialisation sur les rapports privés de propriété, pour les reporter sur les travailleurs de leur pays ou sur les peuples de leur empire. Elles n’hésitèrent pas à se faire la guerre au sein du capitalisme mondial. Au total, elles inaugurèrent une nouvelle période, le capitalisme monopoliste d’État, ainsi qu’un nouveau type de rapports entre les nations et les peuples du monde : l’impérialisme et la guerre permanente.

« Le capitalisme monopoliste financier n’a rien résolu de la contradiction majeure du capitalisme puisqu’à la suraccumulation durable du capital productif s’ajoute désormais celle du capital financier. »

Il faut bien comprendre les mécanismes à l’œuvre. Le capitalisme industriel s’est révélé être un puissant instrument de développement. Il a établi le règne de la machine-outil industrielle. Mais guidées par l’essence privée et concurrentielle de sa structure, les entreprises ont tout à la fois été poussées à investir, à accroître le périmètre du marché, mais simultanément à réduire la capacité du marché à absorber la production ainsi permise, ainsi qu’à rentabiliser leur capital. Elles ont engendré une situation de suraccumulation macroéconomique et durable du capital (de baisse tendancielle longue du taux de profit), avec cette particularité que les agents dominants de ce système refusèrent d’en subir les effets et eurent le pouvoir de le faire. La suraccumulation durable du capital est la maladie mortelle du capitalisme industriel, qui, avec elle, n’a pas seulement pris du ventre, comme le disait Sombart, mais est devenu cardiaque.

La mondialisation capitaliste sous domination américaine
La seconde sous-période fut ouverte avec les années 1970. Il est apparu que l’intervention de l’État, dans le cadre national, était non seulement inefficace et destructrice, mais qu’elle était politiquement dangereuse pour le système. Les classes populaires ont commencé d’investir les États pour leur propre compte. Les peuples colonisés ont conquis leur indépendance. La gangrène du socialisme est apparue. C’est pourquoi, dans le dernier quart du XXe siècle, les élites du capitalisme développé ont conçu une autre solution, la mondialisation capitaliste sous domination américaine. Cela correspond à ce que j’appelle le stade du « capitalisme monopoliste financier ». Dans chaque pays, l’État finance les dépenses de guerre et assure le contrôle intérieur des populations, potentiellement rebelles en raison de la surexploitation dont elles sont les victimes. Sa dimension d’État social est réduite à rien. Son intervention en faveur du capital financier est renforcée. Le capital est déclaré libre de cette « insupportable oppression » qu’était devenue pour lui la satisfaction des besoins populaires, pourtant fondamentaux. La gestion des affaires du monde est désormais confiée aux marchés financiers, placés sous le contrôle de l’État des États-Unis, de sa banque centrale et de ses armées.

« La suraccumulation durable du capital est la maladie mortelle du capitalisme industriel, qui, avec elle, n’a pas seulement pris du ventre, comme le disait Sombart, mais est devenu cardiaque. »

Tel est, en gros, l’état actuel du monde. Le capitalisme monopoliste financier n’a rien résolu de la contradiction majeure du capitalisme puisqu’à la suraccumulation durable du capital productif s’ajoute désormais celle du capital financier. La Chine socialiste se renforce. L’idée de la rationalité du socialisme progresse, car le capitalisme n’est pas en mesure de gérer efficacement et pacifiquement la socialisation des forces productives comme de satisfaire les besoins populaires. Ce système a fait son temps. Il nous revient d’en faire la révolution.

Jean-Claude Delaunay est économiste. Il est professeur émérite de l'université de Marne-la-Vallée.

Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020