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Le lundi 25 mars 2024, la commission culture du Parti communiste de Haute-Garonne a organisé à Toulouse une rencontre alternative dans le cadre des États généraux de l’information. Dans le cadre des « États généraux de la presse indépendante », le parti communiste souhaitait s’inviter dans le débat et participer, en tant qu’organisation politique, à la réflexion citoyenne sur la reconquête démocratique des médias. Cause commune retranscrit la teneur de deux tables rondes organisées à cette occasion.

Avec Bertrand Thomas, membre de la commission culture du PCF 31 et ancien directeur de l’École de journalisme de Toulouse, Olivier Cimpello, journaliste au groupe La Dépêche du Midi, et ex-secrétaire général du Syndicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT), Gaël Cérez, rédacteur en chef de Médiacités Toulouse  et Rosa Moussaoui, grand reporter à L’Humanité.

PREMIÈRE TABLE RONDE

La précarité des métiers du journalisme

 

Bertrand Thomas : Nous avons perdu en France aux alentours de trois mille journalistes depuis 2013, passant de trente-sept mille à trente-quatre mille journalistes en l’espace de dix ans.Peux-tu nous énumérer les réalités saillantes de la précarité des métiers journalistiques en France aujourd’hui ?

Olivier Cimpello : Effectivement, les chiffres que tu cites représentent le nombre de journalistes professionnels en France, ceux qui ont leur carte de presse. Ces chiffres-là viennent de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) qui définit légalement ce qu’est un journaliste. Un journaliste, c’est celui qui a pour métier, pour occupation principale régulière et rétribuée la fonction de journaliste. Ça peut paraître évident, mais déjà, ça sous-entend, depuis 1935, que le journaliste est nécessairement un salarié. Être journaliste indépendant ou journaliste freelance, pour moi, cela n’existe pas, puisque pour obtenir la carte de presse, la CCIJP stipule comme critère qu’il faut être employé par une autorité de presse, ou par des sociétés de production voire d’autres organismes. L’important est d’être salarié. […]

Effectivement, en 2009, on comptait 37 055 journalistes, et aujourd’hui, il n’y en a plus que 34 400. Mais le chiffre le plus inquiétant, c’est qu’il y a quinze ans, il y avait à peu près 15 % de journalistes professionnels qui étaient des journalistes pigistes ou en CDD, et actuellement, c’est plus de 25 %. Ce chiffre-là rend compte de la précarisation de la profession, c’est-à-dire qu’un quart de la profession est précaire. Un journaliste pigiste, c’est un journaliste dont le salaire n’est pas mensualisé, il est payé à l’acte, à la photo, à l’article, à la vidéo, etc.

« De nombreux journalistes ne sont pas payés en salaire et n’arrivent pas, de ce fait, à obtenir la carte de la presse. Pour certains, ils sont, en effet, payés en droits d’auteur. »

Bien sûr, il y a des journalistes rémunérés à la pige qui gagnent très bien leur vie. Un des plus célèbres, c’est Alain Duhamel qui a animé plusieurs débats présidentiels qui est un des pigistes les mieux payés de France, mais la grande majorité des journalistes pigistes sont des travailleurs complètement paupérisés, et à la merci de leur employeur qui ne respecte pas la base du code de travail. C’est notamment une disposition législative, qui s’appelle la loi Cressard, dont on va fêter les cinquante ans cette année, qui précise que « toute convention par laquelle une entreprise de presse s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un journaliste professionnel » est « présumée être un contrat de travail. Cette présomption subsiste quels que soient le mode et le montant de la rémunération ainsi que la qualification donnée à la convention par les parties ». Ce qui veut dire que, effectivement, si on est journaliste professionnel, on doit déjà recevoir un salaire et on a une présomption de contrat de travail.

Depuis des années et des années, on assiste à la précarisation et la paupérisation du journaliste :

1) De nombreux journalistes ne sont pas payés en salaire et, donc, n’arrivent pas à obtenir la carte de presse. Certains journalistes sont en effet payés en droits d’auteur. Effectivement, les journalistes sont aussi des auteurs, la réutilisation de leurs articles, de leurs photos, considérées comme des œuvres intellectuelles, donnent ensuite parfois lieu aux droits d’auteur. Pour les employeurs, payer en droits d’auteur est tout bénéfice : un peu de contribution sociale généralisée (CSG) et de contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS), et pas de cotisations sociales : il revient aux journalistes de s’assurer d’avoir une mutuelle, une protection sociale, et tout ce qui va avec le statut de salarié.

2) Ensuite, sous Sarkozy a été créé le statut d’auto-entrepreneur. Avec le SNJ et d’autres organisations syndicales, nous sommes intervenus tout de suite pour faire en sorte que les journalistes soient exclus du statut d’auto-entrepreneur. La réalité, c’est que de plus en plus d’employeurs imposent illégalement aux journalistes ce statut d’auto-entrepreneur. Là aussi, les employeurs n’ont pas à payer de cotisations sociales, mais ça peut être très problématique pour le journaliste.

3) Un autre moyen de précariser le métier est le statut de correspondant local de presse (CLP) qu’on retrouve souvent dans la presse régionale. Les CLP, ce sont des non-professionnels, qui ont une activité annexe à une activité principale, ils travaillent pour moins cher que les journalistes. Effectivement, ils ont un statut de travailleur indépendant, ils ne sont pas payés en salaire, ils sont juste défrayés. Et de plus les employeurs peuvent se passer d’eux du jour au lendemain puisqu’il n’y a pas de contrat de travail, ni même de contrat commercial. Aujourd’hui, il y a beaucoup de faux CLP dans la presse quotidienne, départementale ou régionale. Beaucoup de jeunes diplômés des écoles de journalisme, tombent dans le piège, et commencent leur vie professionnelle avec ce statut-là et il est très difficile d’en sortir.

4) Encore pire, avec le développement d’internet, de nombreux sites veulent faire de l’information et proposent à des journalistes, à des photographes, de ne même plus être rémunérés. On a eu le cas avec Konbini, qui disait à des photographes : « on ne vous rémunère pas, on vous fait déjà une fleur, ça va vous permettre de vous faire connaître ! ». D’autres sites, notamment parisiens, font de la critique de cinéma et mettent en concurrence les journalistes : ils les font travailler et puis, ils retiennent le travail de l’un d’entre eux et les autres ont travaillé pour rien...

5) Certains journalistes sont rémunérés mais pas sous le bon statut. C’est assez fréquent dans l’audiovisuel public où souvent des journalistes sont considérés comme des intermittents du spectacle. On peut y voir des aspects positifs notamment concernant le chômage, mais en revanche, des aspects liés au statut de journaliste ne sont pas respectés. Dans l’audiovisuel public des journalistes sont employés avec des contrats à durée déterminée d’usage (CDDU). ils coûtent bien moins cher que les CDD, il n’y a pas de terme au contrat de travail, on peut ainsi se passer du salarié, presque du jour au lendemain. Des journalistes sont aussi employés à la vacation. On a vu ce cas de figure dans le groupe La Montagne.

6) Des sociétés de portage salarial proposent de la sous-traitance, ne respectant pas le statut de journaliste, la plupart du temps. De la sous-traitance se développe via des agences de presse. C’est le cas de BFMTV, qui travaille avec l’agence de presse AIMV dépendant du groupe Sud-Ouest. Quand on les voit à l’antenne, on pense qu’il s’agit de journalistes de BFM TV, mais non, ce sont des journalistes d’AIMV qui reçoivent parfois directement et uniquement leurs ordres du directeur en chef de BFM TV mais pour autant, n’ont pas les mêmes avantages, ni les mêmes salaires. D’ailleurs, dernièrement, BFM TV a été condamné en Cour de cassation pour « délit de marchandage ». Le délit de marchandage correspond à l’emploi d’un ou d’une salariée avec des conditions sociales et salariales qui sont moindres, pour en tirer des avantages pécuniaires. Et on a l’autre situation, la sous-traitance interne qui, heureusement, ne s’est pas trop développée, si ce n’est à La Dépêche du Midi. Le groupe a créé il y a dix ans une agence de presse interne, qui s’appelle Dépêche News, c’est elle qui emploie systématiquement, depuis sept ans les journalistes, qui ont donc des conditions sociales et salariales moindres par rapport aux journalistes plus anciens du groupe. À ce sujet, La Dépêche vient de perdre deux procès au Conseil des prud’hommes. Un en appel, et l’autre en première instance. Le délit de marchandages a été reconnu. Il y a eu un gros dossier instruit par l’Inspection du travail régionale, déposé l’an dernier au procureur de la République et on espère bien que La Dépêche sera poursuivie au pénal.

« De nombreux sites internet veulent produire de l’information et proposent à des journalistes, à des photographes, de ne même plus être rémunérés. »

En outre, dans les métiers du journalisme, malgré le fait qu’il existe chaque année des négociations de branche pour revoir et revaloriser les grilles salariales et de fonctions, certaines n’ont pas été revalorisées depuis quinze ans. On se trouve avec plus de la moitié de ces grilles dont les premiers indices sont en-dessous du SMIC. Ainsi des journalistes qui débutent dans la profession, qui ont une licence, un master ou qui ont fait une école de journalisme agréée, se retrouvent à être payés juste au-dessus du SMIC. Plusieurs dizaines d’écoles de journalisme existent en France, seules quatorze sont agréées. Certaines enquêtes menées notamment par le cabinet d’expertise sociale Technologia, avec qui le SNJ travaille depuis 2011, montrent que quatre ans après la sortie des écoles agréées, un tiers des diplômés a trouvé un emploi à peu près stable ; un autre tiers galère à enchaîner des emplois précaires et des CDD ; et le dernier tiers est déjà parti faire autre chose. Cela dit quand même quelque chose de l’état de la profession de journaliste en France.[…]

Les rapports concernant la précarité des journalistes ne sont pas brillants et l’on assiste depuis quelques années à une perte de sens et à des problématiques psychosociales du métier avec un nombre de journalistes de plus en plus important qui quittent la profession après l’avoir exercée. Le sociologue Jean-Marie Charon a notamment étudié ce phénomène dans son dernier ouvrage Jeunes journalistes – L’heure du doute (Entremises éditions, 2023).

Bien sûr la précarité du métier a été accélérée par les réformes successives de ces vingt dernières années qui ont entaché le statut de salarié. Les ordonnances Macron de 2017 ont cassé grandement la représentation des salariés en entreprise. Avant, on avait un Comité d’entreprise (CE), des délégués du personnel qui défendaient l’application du Code du travail, des conventions collectives, et un Comité d’hygiène et sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qui était un des moyens de combattre les risques psychosociaux. Aujourd’hui on n’a plus qu’une seule instance qui est le Comité social et économique (CSE) qui traite tout à la fois et qui a divisé par deux le nombre de représentants du personnel. L’objectif de Macron était de faciliter les accords d’entreprise en mettant un dernier coup de canif à la hiérarchie des normes, entamée sous Sarkozy mais également beaucoup sous Hollande avec la Loi Travail El Khomri. Et je ne parle même pas des réformes relatives à l’Inspection du travail et l’affaiblissement organisé de l’institution judiciaire... Tout cela favorise une impunité vis-à-vis des mauvaises pratiques des employeurs.

« Souvent des journalistes sont considérés comme des intermittents du spectacle. »

Gaël Cerez : Je suis d’accord sur le fait qu’il y ait une impunité au niveau des mauvaises pratiques mais il existe une réalité économique difficile, en tous cas pour ce que je connais. […].

Aujourd’hui, Ouest France perd des abonnés, La Dépêche du Midi aussi, cette réalité transcende tout. Bien sûr, cela n’excuse pas les mauvais comportements des employeurs…

Olivier Cimpello : Tu as raison, il y a un troisième aspect qu’il faut souligner, c’est l’aspect culturel. La dimension économique est très prégnante mais n’explique pas tout. Il y a des entreprises de presse en grande difficulté, certes. Et puis, le fait que, culturellement, depuis vingt ans, les citoyens ne se renseignent plus de la même façon. Il y a une défiance vis-à-vis des journalistes institutionnels qui ne cesse de s’accroître depuis vingt-cinq ans, couplée à un véritable problème d’éducation aux médias. Les gens sont prêts à regarder tout et n’importe quoi sur Internet. Peu importe que cela soit une information fiable, vérifiée et issue d’un média qui respecte a minima les règles déontologiques. Cela devient très problématique.

Rosa Moussaoui : Juste un mot sur le modèle économique parce qu’on nous renvoie souvent le fait que la presse n’est pas à l’équilibre. Le problème est qu’on tient l’information pour une marchandise comme une autre, qui devrait être rentable, qui devrait permettre de dégager les profits, etc. C’est faux ! L’information ne sera jamais rentable ! Ce n’est pas une marchandise comme les autres. L’information est une question démocratique. Elle a été posée comme telle à la Libération et dans les objectifs du CNR. En réponse à tous ces oligopoles qui avaient sombré dans la collaboration avec les nazis, on a mis en place tout un système coopératif qui permettait justement que des médias qui ne peuvent pas être rentables puissent exister, se développer parce qu’on considérait qu’il jouait un rôle démocratique crucial, central. Ce système coopératif est démoli depuis trente ans. On casse la distribution coopérative de la presse, on casse les aides postales, etc. Aujourd’hui les aides à la presse sont captées par ces médias rachetés par une poignée de milliardaires pour l’essentiel, soit par des titres qui n’ont aucun intérêt comme Télé 7 Jours ou ce genre de presse. Dans un contexte où s’efface la frontière entre le vrai et le faux, où une vulgaire fake news peut avoir plus d’audience qu’un travail d’enquête journalistique sérieux, où les informations sont vérifiées, recoupées, il est important de défendre une presse libre et indépendante, qui a un coût de production : le travail de reportage, l’investigation, coûtent cher, car ça demande du temps, de l’investissement et donc de l’argent. La question démocratique qui nous est posée, ce n’est pas de faire en sorte que la presse soit rentable, c’est de se poser collectivement la question de la façon dont on permet la production d’information, de façon libre et indépendante, avec l’investissement public nécessaire, parce que ce n’est pas une marchandise comme les autres et c’est indispensable à la démocratie.

« Les gens sont prêts à regarder tout et n’importe quoi sur internet. Peu importe que cela soit une information fiable, vérifiée et issue d’un média qui respecte a minima les règles déontologiques.  Cela devient très problématique. »

Gaël Cerez : Je souscris bien entendu à l’idée que l’information n’est pas une marchandise. On peut le dire, on peut le souhaiter, mais tant qu’on n’aura pas un gouvernement très à gauche qui remporte les élections, je pense qu’il est nécessaire de promouvoir d’autres modèles, comme celui de Médiapart. C’est un modèle qui ne repose que sur l’abonnement, que sur les lecteurs, et qui est « rentable ». L’argent est redistribué aux salariés, ils ont de très bonnes conditions de travail et ils embauchent régulièrement. Dans le cadre actuel capitaliste et concurrentiel, il n’y a que ce modèle-là via l’abonnement qui est souhaitable.

En effet, la précarité de notre modèle a des répercussions concrètes sur la qualité de l’information. Les rédactions font appel à beaucoup de journalistes « indépendants », de pigistes, qui travaillent à l’article. Chez nous à Médiacités, donc dans un petit média indépendant, le tarif de base, depuis 2017, c’est 100 € brut pour un feuillet de 1500 signes. Etant donné qu’on n’a pas pris en compte l’inflation, on a réduit de moitié le budget pige. [..]

« Aujourd’hui les aides à la presse sont captées par les médias, rachetés par une poignée de milliardaires »

Rosa Moussaoui : Il est certain que dans une rédaction, on a besoin d’une part de souplesse, c’est à dire de recourir à des pigistes pour répondre à un besoin ponctuel, comme un hors-série par exemple. Mais systématisée cette précarisation est utilisée pour discipliner, pour mater, pour susciter de l’obéissance, pour empêcher d’aller sur certains terrains d’enquête, pour produire des contenus contestables… C’est de l’abus ! L’exemple le plus dingue, c’était le système du « planning » chez Radio France. Les journalistes étaient envoyés en ordre dispersé sur des CDD de quelques jours partout en France : certains ont enchaîné des 50, 100, 200 CDD. Si, cela, ce n’est pas une machine à fabriquer du consentement, de l’obéissance, je ne sais pas ce que c’est ! Ce sont ces pratiques qui cassent complètement nos métiers et les vocations.


Sur le fil des deux Ariane

Ariane Chemin et Ariane Lavrilleux sont deux journalistes françaises qui, pour avoir exercé leur travail d’investigation, ont récemment fait l’objet de poursuites et de pressions de la part des services de renseignement français. En mai 2019, Ariane Chemin, journaliste au Monde, a été convoquée par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) pour « atteinte au secret de la défense nationale » pour avoir révélé l’identité d’un membre des forces spéciales dans le cadre de l’affaire Benalla. En septembre 2023, pour des faits similaires, Ariane Lavrilleux a été perquisitionnée et placée en garde à vue par la DGSI pendant 39 heures ! Ce qui lui était reproché ? Une série d’articles, les « Egypt Papers », publiés dans Disclose en 2021, basés sur des documents classifiés du ministère des Armées français qui révélaient l’implication de la France dans des opérations militaires en Égypte (opération Sirli). Au lieu de combattre le terrorisme, les autorités égyptiennes auraient utilisé des renseignements français pour les détourner à des fins de répression intérieure, avec la complicité présumée de l’État français.

Ces deux cas soulignent les attaques croissantes auxquelles sont confrontés les journalistes d’investigation, entre pressions légales et risques de répression, dans un contexte où la protection des sources et la liberté d’informer sont constamment mises à l’épreuve. Ils révèlent une tendance inquiétante à l’entrave de la liberté de la presse et de la liberté d’informer et appellent à une vigilance accrue pour préserver les droits fondamentaux des journalistes.


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SECONDE TABLE RONDE

Enjeux relatifs à l’accès à l’information, à la protection des sources et à la criminalisation des métiers du journalisme

 

Bertrand Thomas : Rosa, peux-tu nous dire comment vous travaillez à l’Humanité sur l’aspect « Enquête » ? Quelles sont les contraintes que vous rencontrez et comment les contournez-vous ?

Rosa Moussaoui : Je voudrais inscrire mon intervention dans un débat plus vaste, car on ne peut pas comprendre la multiplication vertigineuse des attaques contre la liberté de la presse, contre le secret des sources dans nos démocraties libérales, si on ne prend pas en considération le devenir autoritaire du néolibéralisme dans lequel on est aujourd’hui et qui s’exprime de manière sensible dans bien d’autres champs. Nous sommes dans une phase où le système capitaliste en crise exprime plus fortement, plus ouvertement, son ADN autoritaire. Partout dans le monde qu’on dit « libre », la démocratie, les libertés reculent. Partout dans ce monde « libre », sont imposées des politiques antipopulaires, des politiques d’austérité et de démolition sociale. Les principes démocratiques, les libertés ont été mises en charpie et parmi elles, la liberté de la presse. Capitalisme et démocratie, ce ne sont pas du tout les deux faces d’une même pièce. Même les papes du néolibéralisme l’ont avoué, ils n’ont jamais dissimulé leur aversion pour le gouvernement du peuple. Je vous cite le prix Nobel d’économie 1974, Friedrich Hayek, qui est une des têtes de pont de l’idéologie néolibérale : « Je dois admettre franchement que si la démocratie veut dire gouvernement par la volonté arbitraire de la majorité, je ne suis pas démocrate ; je considère même un tel gouvernement comme pernicieux et, à la longue, impraticable. »

Le néolibéralisme, ce n’est pas la démocratie, c’est le règne de l’argent, des marchés financiers, des agences de notation, c’est la décision politique indexée sur les fluctuations boursières. Dans ce dispositif, la liberté de la presse, c’est simplement un supplément d’âme, c’est une option sacrifiable à la première occasion, c’est une liberté de façade, et cette façade, aujourd’hui, elle se fissure très sérieusement. La démocratie authentique, ce n’est pas la simple confrontation des opinions, les jacasseries de plateaux TV, comme on peut en voir à longueur de journée. La démocratie authentique, c’est la délibération éclairée pour déterminer collectivement ce qui relève du bien commun, de l’intérêt général. Et, ce qui est aujourd’hui attaqué avec la liberté de la presse, ce sont les informations indispensables à cette délibération démocratique.

« Le néolibéralisme, ce n’est pas la démocratie, c’est le règne de l’argent, des marchés financiers, des agences de notation, c’est la décision politique indexée sur les fluctuations boursières. »

Ces attaques peuvent prendre de multiples formes – on a parlé de la précarisation et des attaques qu’elle induit sur la liberté des journalistes –, il y a aussi les pressions, la répression, les violences, les intimidations. Je pense aux journalistes et photojournalistes qui ont été violentés de manière massive par la police au moment des mouvements sociaux en France, singulièrement durant la mobilisation des gilets jaunes. Comme violence, vous avez le cyberharcèlement auquel on est confrontés sur certains dossiers de manière extrêmement violente. Vous avez les poursuites judiciaires abusives pour intimider les journalistes, mais aussi pour susciter chez d’autres des réflexes d’autocensure. Il y a également des pressions directes du pouvoir en France, à l’étranger, je vous donne deux exemples, il y a quelques semaines, à L’Humanité on a révélé le patrimoine des ministres qui venaient d’être désignés au gouvernement en révélant le fait qu’un ministre sur deux est millionnaire. Le lendemain matin, le journaliste qui signe cette enquête est réveillé par un coup de fil d’Eric Dupont-Moretti qui lui met la pression en disant qu’on n’avait pas à aller fouiller, que cela ne nous regardait pas et qu’on n’a pas à révéler sa fortune.

Autre exemple, les ambassades étrangères qui très régulièrement appellent la direction de L’Humanité pour se plaindre de nos articles, je pense en particulier à l’ambassade de Colombie qui avait mis la pression, à la suite d’un entretien que j’avais fait avec un intellectuel colombien qui dénonçait la collusion du gouvernement de droite – il n’y avait pas encore eu d’alternance à l’époque – avec les paramilitaires et le narcotrafic. Ces violences, elles peuvent aller jusqu’aux atteintes physiques et à l’élimination. L’an dernier, il y a eu cent journalistes assassinés dans le monde. Ce fut une année particulièrement meurtrière liée au fait que soixante-douze journalistes ont été tués dans les attaques israéliennes à Gaza. Toutefois, on assiste à une augmentation, année après année, des journalistes pris pour cibles. Les prendre pour cible est devenue une façon de créer des trous noirs de l’information.

Ces exactions ne se passent pas seulement sur des théâtres de conflit mais aussi dans l’Union européenne. Je peux vous citer deux exemples : la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, a été assassinée en 2017 parce qu’elle enquêtait sur des affaires de corruption ; ou plus récemment, en 2021, le journaliste grec d’investigation, Giórgos Karaïváz, a été assassiné parce qu’il enquêtait sur le crime organisé. Deux cas en Europe donc !

« Les poursuites judiciaires abusives intimident les journalistes, mais aussi suscitent chez d’autres des réflexes d’autocensure. »

En France, on peut citer le cas d’Ariane Lavrilleux (voir encadré page 33…], de Yoan Jäger-Sthul, photojournaliste qui suit les mobilisations écologistes et notamment les opérations des Soulèvements de la Terre. Il a été, un peu comme Ariane, arrêté comme un bandit, gardé à vue comme un terroriste, et il a probablement été la cible de logiciels espions. Il est aujourd’hui mis en examen pour association de malfaiteurs. Le 20 juin dernier, à 6h du matin, la porte de sa maison a été défoncée au bélier, prise d’assaut par une dizaine d’hommes en noir, cagoulés, armés, qui l’ont jeté à terre, menotté dans le dos. Tout cela, parce qu’il a couvert une mobilisation des Soulèvements de la Terre dans une usine Lafarge. Ces photos ont été publiées, notamment par Le Monde. Le pouvoir a désormais recours de façon de plus en plus ouverte – comme une vulgaire dictature – à un arsenal répressif sophistiqué qui relève de l’antiterrorisme.

Dans les attaques frontales contre le secret des sources, il faut citer aussi la cybersurveillance, l’usage de logiciels espions. Vous vous souvenez du scandale Pegasus ? Il n’a donné lieu à aucune réaction politique ou judiciaire digne de ce nom en France. Et c’est même pire que ça parce que, à l’échelle européenne et notamment sous l’impulsion de la France, se discutait l’an dernier, le European Media Freedom Act. Au départ, ce projet de règlement visait à lutter contre la concentration des médias dans l’espace communautaire pour protéger leur indépendance. Et finalement, il entérine la possibilité pour les États, au nom de la sécurité nationale, de surveiller les journalistes afin d’identifier leurs sources.

La démolition du secret des sources est passée en France par la loi sur le secret des affaires, qui est une transposition d’une directive européenne qui stipule que « Toute personne ayant accès à une pièce ou au contenu d’une pièce considérée par le juge comme étant couverte ou susceptible d’être couverte par le secret des affaires est tenue à une obligation de confidentialité lui interdisant toute utilisation ou divulgation des informations qu’elle contient » (Article L.153-2 du Code du commerce). La définition retenue du secret des affaires dans ce cas-là est si vaste que n’importe quelle information interne à une entreprise peut désormais être classée dans cette catégorie. En face, les dérogations sont bien trop faibles pour garantir l’exercice de libertés fondamentales à commencer par la liberté de la presse.

Cette loi sert vraiment à dissuader des syndicalistes, des cadres, des insiders, des lanceurs d’alerte, de nous confier des informations internes à une entreprise. Et si on suit cette logique, dans un tel cadre juridique, les gros scandales comme celui du Médiator, du Bisphénol A, des affaires comme les Panama Papers, ou WikiLeaks, n’auraient jamais pu être portés à la connaissance du public. Il en résulte un effet d’intimidation puisque devant le risque de poursuite longue, coûteuse, un réflexe d’autocensure se développe chez les journalistes, et cela ouvre évidemment la porte à la multiplication des procédures-bâillons qui consistent à multiplier les poursuites ou à simplement menacer de le faire pour intimider, décourager les médias et les journalistes. En Allemagne, par exemple, au titre de la transposition de cette directive, un journaliste a été poursuivi pour avoir révélé un scandale d’évasion fiscale.

« Ce qui est aujourd’hui attaqué avec la liberté de la presse, ce sont les informations indispensables à une délibération démocratique, pour déterminer collectivement ce qui relève du bien commun,  de l’intérêt général. »

Un rapport de la coalition européenne de lutte contre les procédures-baillons montre une montée exponentielle de ces procédures dans l’Union européenne. La France apparaît troisième quant aux procédures baillons, derrière la Pologne et Malte. Cela vous situe un peu notre positionnement. Un certain Vincent Bolloré s’était, à une époque, systématiquement attaqué aux journalistes en s’appuyant sur ses intérêts, notamment ses intérêts en Afrique. Je pense en particulier à Tristan Waleckx, aujourd’hui présentateur de « Complément d’enquête » (France 2), qui a fait l’objet d’un véritable harcèlement judiciaire. Je pense à des journalistes comme Fanny Pigeaud. Il a fini par perdre ses procès contre eux. Je crois même qu’il a été condamné pour procédures abusives.

Benoît Collombat de la cellule d’investigation de Radio France a été condamné pour une enquête Radio France qui portait sur les intérêts de Bolloré en Afrique. Dix ans plus tard, cette enquête a été reprise dans un livre et là, il a été relaxé.

Nous, à L’Humanité, on fait régulièrement l’objet de procédures-bâillons comme avec l’État du Maroc qui nous a poursuivis pour avoir fait état de l’affaire Pégasus dont nous étions nous-mêmes la cible. Finalement, l’affaire a été classée sans suite au titre d’une jurisprudence qui interdit à des États étrangers de poursuivre des journalistes en France.

Il y a eu Sépur, une entreprise de collecte des déchets ménagers, qui a la plupart des marchés en petite couronne d’Ile-de-France. Spécialisée dans l’embauche de travailleurs sans-papiers elle a fait de l’abus d’intérims en les faisant travailler sous alias. Et ces travailleurs sans papiers étaient l’objet de racket : on leur demandait 10 % de leur salaire pour pouvoir travailler. On a enquêté et révélé le scandale. Poursuivis, on a gagné de manière très glorieuse, la justice a reconnu l’exception de vérité, ce qui n’est arrivé que huit fois en France depuis l’adoption de la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Cela nous évite un appel, et donc tout ce cycle insupportable des procédures-bâillons.

« La définition retenue du secret des affaires est si vaste que n’importe quelle information interne à une entreprise peut désormais être classée dans cette catégorie »

Je suis moi-même, en ce moment même, l’objet d’une procédure-bâillon, de la part d’une Saoudienne richissime qui avait réduit en esclavage des Érythréennes et des Ethiopiennes qu’elle avait ramenées d’Arabie Saoudite et qu’elle exploitait et violentait dans son appartement parisien. Elle a été condamnée pour cela à des peines très lourdes pour « traite des êtres humains ». Et pour échapper à sa peine en France, elle est repartie en Arabie Saoudite et c’est de là-bas qu’elle me poursuit pour diffamation.

Il y eut un espoir européen de lutter contre ces abus judiciaires. Une directive de l’UE a été adoptée contre les procédures-bâillons (avril 2024). Le problème est que les États membres – avec l’aide des multinationales et des lobbys ouvertement accrédités à Bruxelles – l’ont réécrite et complètement vidée de sa substance.

Cela dit, une mobilisation en France, à l’échelle européenne, des syndicats, des organisations de journalistes, la Fédération internationale des journalistes, la Fédération européenne, des organisations comme Forbidden Stories, essaient de changer la législation européenne. Hélas, rien ne changera tant que les citoyens, les forces démocratiques, les forces de progrès ne s’emparent pas sérieusement du problème qui ne concerne pas que les journalistes mais qui est un problème démocratique central, en particulier dans un contexte où une poignée de milliardaires possèdent l’écrasante majorité des médias.

Il faut vraiment rebâtir des médias capables de nouer, de resserrer des liens de confiance avec le public, avec leurs sources, capables de jouer le rôle démocratique qui doit être le leur. C’est essentiel au moment où l’extrême droite est aux portes du pouvoir. La presse est un contre-pouvoir, il faut le préserver, et cela ne pourra pas être l’objet d’une bataille seulement conduite par les rédactions et les journalistes.

Gael Cérez : Je souscris à pratiquement tout, notamment l’omniprésence des procédures-bâillons, qui à notre échelle – de quatre éditions, Toulouse, Lyon, Lille et Nantes – représente vingt procédures en cours pour douze salariés. Cela représente beaucoup d’argent qu’on ne dépense pas dans des enquêtes. Certes, ça nous pousse à ne pas commettre d’erreurs, mais pour nos témoins, nos lanceurs d’alerte, c’est une menace qui est là. Par exemple, dans un article pour lequel on est attaqués à Toulouse, sur une histoire de harcèlement sexuel, le mis en cause a porté plainte contre Médiacités, contre le directeur de la publication, contre l’auteure, et contre toutes les femmes qui témoignaient. Donc elles se retrouvent aujourd’hui incluses dans la procédure, avec leur nom, du temps à passer au prétoire, etc. Tout cela peut décourager des futures plaignantes de dénoncer ce qu’elles ont subi. […]

 

Bertrand Thomas : Rosa, est-ce qu’à l’Humanité, il y a des moments où vous vous dites : on ne peut pas mener cette enquête parce qu’il y a trop de risques et on ne va pas y arriver ?

Rosa Moussaoui : Non, on a un peut-être un côté tête brûlée. Dès lors qu’on a des pressions, ça nous donne encore plus envie d’enquêter ! La direction de l’Humanité ne nous a jamais posé d’entraves. On ne nous a jamais dit de ne pas enquêter sur une entreprise ou une collectivité parce qu’on a potentiellement un contrat publicitaire avec elles par exemple. La direction est assez solide là-dessus. Par exemple, on a révélé pas mal d’histoires sur les petites affaires de Mme Pécresse et maintenant, dès qu’elle sait qu’on enquête sur un sujet concernant la région Île de France – parce qu’évidemment, on respecte le principe du contradictoire – elle appelle Fabien Gay sur son téléphone portable, en se plaignant du travail qu’on fait. Jamais, il n’a cédé à ses pressions.

Comme le disait Gael, les procédures-bâillons, c’est très difficile. Cela représente une grosse charge mentale et un coût pour le journal, parce qu’il faut tout refaire, il faut réexpliquer, refaire tout le cheminement de l’enquête, en réassemblant toutes les preuves… Même si on a tout préparé en amont, il y a quand même tout un travail à refaire avec les avocats qui nous prend un temps fou, c’est extrêmement chronophage. Sans parler du fait qu’être traduit en justice, ce n’est jamais très agréable. C’est aussi du temps qu’on ne consacre pas à continuer à mener d’autres enquêtes. Mais malgré ça, jamais on ne s’est dit : « non, on ne s’attaque pas à tel sujet, parce que ça va nous attirer des ennuis ».[…]

« Le pouvoir a désormais recours de façon de plus en plus ouverte – comme une vulgaire dictature – à un arsenal répressif sophistiqué qui relève de l’antiterrorisme »

Je souhaitais attirer l’attention sur le fait qu’il y a aussi une dimension genrée dans la répression, les violences opposées aux journalistes d’investigation. Ces dernières années, on a constaté que les femmes journalistes étaient une cible privilégiée du cyber­harcèlement mais aussi de violences physiques. Je pense notamment à l’enfer qu’ont connu des journalistes comme Morgan Large qui a travaillé sur la question des algues vertes et qui est en permanence la cible des lobbys de l’agrobusiness, ou encore à Hélène Servel qui travaille dans le même champ sur les questions d’exploitation au travail.

 

Bertrand Thomas : Rosa, tu évoquais tout à l’heure le travail avec une autre rédaction, comme Mediapart. Ce type de coopération est-il fréquent dans la presse nationale pour répartir un peu les charges ? S’agit-il de pratiques qui vont rentrer de plus en plus en vigueur ?

Rosa Moussaoui : En tout cas, nous, on est ouverts à ce genre de coopération, pas seulement entre titres de la presse nationale d’ailleurs. On peut envisager des collaborations avec la presse régionale, ou avec tout type de support. Pour moi, l’avenir n’est pas dans la concurrence, il est dans la collaboration, dans le journalisme collaboratif qui permet de gagner du temps, de partager des sources, d’assumer le risque à plusieurs. Pour avoir déjà travaillé dans ces conditions-là, pour moi, c’est vraiment l’avenir. […]


États généraux de la presse Indépendante

En réponse aux États généraux présidentiels de l’information, voulus par l’Élysée et lancés le 3 octobre 2023, cent médias et organisations (syndicats, collectifs de journalistes, associations de défense des droits) ont organisé en octobre et novembre, à l’initiative du Fonds pour une Presse Libre, des États généraux de la presse indépendante.

Les résultats publiés en novembre 2023 font trois constats principaux :
1/ L’urgence de réformes ambitieuses de notre système d’information dont la dégradation ne cesse de s’accélérer ;
2/ La nécessité de stopper les offensives multiples lancées par les puissances politiques et économiques contre un journalisme indépendant, d’intérêt public et au service des citoyennes et citoyens ;
3/ L’obligation commune de reconstruire une relation de confiance avec l’ensemble de nos publics. Une confiance aujourd’hui presque détruite par les liens de dépendance qui pèsent sur de trop nombreux médias.

Ils formulent 59 propositions autour de quatre thèmes :
A/ Concentration des médias, actionnariat, droits des rédactions
B/ Renforcer le droit à l’information
C/ Lutter contre la précarisation de journalistes
D/ Réformer les aides publiques à la presse


Cause commune 40 • septembre/octobre 2024