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Elsa Triolet, plus et mieux que beaucoup d’écrivains, a peint la vieillesse, ce « néant avant la lettre » (Quel est cet étranger qui n’est pas d’ici ?), avec une implacable lucidité. Dans son dernier livre, Le Rossignol se tait à l’aube, le propos est sans illusion : « les jeux étaient faits, tout était comme c’était, les biographies terminées, cuites, racontables ». Ou encore, concentrant son regard sur les corps au moyen d’une image passée en français dans le langage courant – ce qu’on appelle en termes savants, une catachrèse, une métaphore morte, imperceptible à force d’être usée (les pieds d’une chaise) –  : « elle vit s’approcher d’elles quelques-unes de ces ombres, quelques croûtons de ce qui au petit matin de la vie avait été du bon pain frais sorti du four. »
On pourrait également évoquer Simone de Beauvoir, autrice de La Vieillesse.
« La vieillesse apparaît comme une disgrâce : même chez les gens qu’on estime bien conservés, la déchéance physique qu’elle entraîne saute aux yeux. Car l’espèce humaine est celle où les changements dus aux années sont les plus spectaculaires. Les animaux s’efflanquent, s’affaiblissent, ils ne se métamorphosent pas. Nous, si. On a le cœur serré quand à côté d’une belle jeune femme on aperçoit son reflet dans le miroir des années futures : sa mère. » Et la philosophe de citer Claude Lévi-Strauss expliquant que les Indiens Nambikwara n’ont qu’un mot pour dire « jeune et beau » et un autre pour dire « vieux et laid ».
Est-ce un hasard si deux des principaux écrivains francophones de la vieillesse au XXe siècle sont des écrivaines ? Les si lourdes injonctions sociales pesant sur le corps des femmes dans une logique profondément patriarcale (sois belle et désirable… pour des hommes qui n’ont pas forcément à l’être, eux) ne les ont-elles pas rendues plus attentives que leurs confrères de plume à ce douloureux « dard de la vieillesse » (Elsa Triolet) ?

« Quel sort réservons-nous à nos aînés, à ces possibles futurs nous-mêmes ? »

Les crèmes de jour et la gymnastique douce ont-elles périmé ces réflexions du siècle passé ? On en doute. Les progrès (tout inaboutis qu’ils demeurent) en matière d’égalité femmes-hommes et l’appétit marchand des vendeurs de beauté sont peut-être même en train d’élargir le sujet à l’autre moitié de l’humanité : les hommes ne commencent-ils pas à devoir être et demeurer quelque peu physiquement désirables, rendant par là la vieillesse plus largement amère par le tableau du corps qu’elle présente aux yeux de tous et aux siens propres ? Malgré quelques exceptions, la vieillesse est donc soigneusement cantonnée – un peu comme la folie – à l’écart des regards et des conversations du grand nombre. Au-delà des seuls enjeux corporels, même le mot semble brûler la bouche comme rides et cheveux blancs paraissent effrayer les yeux. Écoutons la langue, même parmi les progressistes : l’Union des vieux de France est depuis 1980 l’Union nationale des retraités et personnes âgées… (de vive utilité, par ailleurs, support de précieuses mobilisations).
Dans le débat politique commun, il faut bien une pandémie historique et une canicule pour qu’on parle publiquement et sérieusement des maisons de retraite ou, comme on dit, des « établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes » (EHPAD). Quel sort réservons-nous à nos aînés, à ces possibles futurs nous-mêmes ? Sans vouloir faire ici un procès général et universel, comment ne pas évoquer le spectacle glaçant de ces vieillards effondrés, bouche semi-close, qui demeurent des heures durant sur de spartiates fauteuils autour d’une télévision hurlant des programmes ineptes ? J’ai vu – hélas, sans du tout penser être le seul – de solides vieilles dames à l’esprit vif s’effondrer mentalement en quelques mois. Répétons-le : point de procès universel, il y a EHPAD et EHPAD. Point de procès, surtout, aux personnels qui, avec si peu de moyens, font ce qu’ils peuvent. Ils sont les premiers à souffrir de ne pouvoir bien faire ce travail de soin et d’attention. Reste une arête énorme : la dignité.

« Regarder la vieillesse dans les yeux, c’est affronter une question civilisationnelle majeure qui implique, tendanciellement, tout un mode de production. »

De ce point de vue aussi, on voudrait discuter les théorisations qui lient rémunération et utilité sociale. Il est certain que l’esquisse quelque peu apocalyptique qu’on vient de brosser n’aborde pas une grande mutation historique : des millions de personnes aujourd’hui retraitées jouent un rôle très actif dans la société, pouvant se déployer hors du travail salarié pour mieux nourrir la vie associative, politique, familiale, artistique, intellectuelle… Certes, et le phénomène est absolument majeur. Pour autant, quel danger à sembler conditionner des pensions de retraite à cette utilité. Et si les hasards de la vie biologique – et les cruautés de la vie sociale – vous amènent à ne plus avoir grande utilité sociale, doit-on vous abandonner à cette bave sur les genoux devant une terne lucarne ? Impérieux doit demeurer le principe de dignité humaine et les droits à pension qu’ouvre une vie active de cotisations sociales.
Quel chemin devant nous pour une vie rendue à l’humanité pour des centaines de milliers de personnes. Que d’indispensables dépenses à enfin engager.
Quelques mots encore. Achevons de mettre les pieds dans le plat, et abordons ce débat qui accompagne plus ou moins sourdement l’actuelle pandémie : est-il bien raisonnable de bouleverser la vie économique et sociale à ce point pour la survie de vieux qui n’ont que quelques années à vivre encore ? Autrement dit, que vaut la vie d’un vieux ? On a vu la réponse dans les pays qui affichent le plus cyniquement la logique du profit comme étendard : pas grand-chose. Cf. Bolsonaro & consorts. The (business) show must go on [le spectacle (du business) doit continuer]. Dussent des dizaines de milliers de vieux périr. Ce qui ne contredit pas cette petite pointe fascisante : que les plus forts survivent, délestés du fardeau des faibles. Ce qui ne met pas davantage en péril la logique comptable : que meurent les moins productifs. La nue logique du capital, qu’on présente encore souvent comme la compagne inséparable de la démocratie, se montre ici dans toute sa hideur et sa vérité : profit et accumulation aimantent seuls la boussole. Nous, nous disons nettement : la vie, « quoi qu’il en coûte ». Mais ajoutons : « sans présenter la facture à ceux-là seuls qui n’ont pas grand-chose ni en rognant encore sur les utiles dépenses publiques ».

« Pour changer la vie du grand nombre, de ceux et celles qui créent les richesses dont d’autres profitent, il faut inventer un vrai “bien vieillir”, générateur de nouveau bonheur humain en même temps que d’efficacité sociale supérieure. » Lucien Sève

Sans que le panorama soit ici complet, on mesure bien que regarder la vieillesse dans les yeux, c’est affronter une question civilisationnelle majeure qui implique, tendanciellement, tout un mode de production. Laissons, dans cet esprit, le dernier mot à un octogénaire communiste de 2010 en pleine possession de ses moyens intellectuels, Lucien Sève, pour qui il convenait d’« émanciper pour de bon toute la succession des âges sociaux : offrir à chacun des formations initiales de haut niveau ; en finir avec le chômage des jeunes ; désaliéner en profondeur le travail ; organiser une sécurité continue de l’emploi et/ou de la formation ; du même coup, passer d’un temps libre petitement compensatoire à une vie hors travail richement formatrice ; favoriser au maximum la préparation des quinquagénaires à leur vie postprofessionnelle — ouvrir ainsi en grand la perspective de plusieurs dizaines d’années actives d’autre façon, soustraites aux logiques exploiteuses dans un système consolidé de retraites par répartition, revalorisées sur la base d’une plus juste redistribution des richesses et indexées sur les salaires. Voilà qui ferait de la France de 2040 le contraire d’un pays vieilli. Pour changer la vie du grand nombre, de ceux et celles qui créent les richesses dont d’autres profitent, il faut inventer un vrai « bien vieillir», générateur de nouveau bonheur humain en même temps que d’efficacité sociale supérieure. Les progrès de la biomédecine induisent une révolution démographique avec l’allongement de la vie. Lequel, sous peine d’un vaste «mal vieillir», impose d’engager de façon pacifique mais combative une vraie révolution sociobiographique. »

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020