Dans le contexte des luttes actuelles les ouvrages de Barbara Stiegler et Grégoire Chamayou sont une source de réflexions utile pour travailler à des stratégies victorieuses.
Entre mobilisation des gilets jaunes et mouvement contre la réforme des retraites, l’actualité est nourrie des révoltes et des colères « d’en bas », que de nombreuses parutions tentent d’analyser : Vincent Jarousseau, Les Racines de la colère. Deux ans d’enquête dans une France qui n’est pas en marche (Les Arènes, 2019) ; Gérard Noiriel, Les Gilets jaunes à la lumière de l’histoire, dialogue avec Nicolas Truong (L’Aube, 2019) ; Michèle Riot-Sarcey (dir.), Gilets jaunes, jacquerie ou révolution (ouvrage collectif, Le Temps des cerises, 2019), etc.
Deux ouvrages récents proposent, à l’inverse, une lecture « par en haut » : celui de Barbara Stiegler, «Il faut s’adapter» Sur un nouvel impératif politique (Gallimard, 2019) et celui de Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire (La Fabrique, 2018). Si leurs sources et leurs perspectives diffèrent – la première, philosophe de la biologie, relit les textes du débat, commencé en 1929, qui opposa l’intellectuel néolibéral Walter Lippmann au philosophe pragmatique John Dewey ; le second, philosophe de l’éthique et du droit des conflits armés, mêle textes théoriques d’économistes néolibéraux comme Friedrich Hayek à des extraits, plus triviaux, de manuels ou de livrets destinés aux cadres des entreprises états-uniennes dans les années 1970 –, tous deux ont choisi de se placer dans la tête des intellectuels conservateurs qui ont construit le « grand bond en arrière » (pour reprendre le titre d’un ouvrage de Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Fayard, 2004) néolibéral des années 1980, dans lequel nous nous trouvons encore.
Un moment de basculement radical du capitalisme
Le retour philosophico-historique qu’ils opèrent est nécessaire pour comprendre des attitudes et un vocabulaire qui, même s’ils relèvent des « éléments de langage » des gouvernants depuis quelques décennies, peuvent encore étonner : le défilé des députés ou experts macronistes déplorant ne pas avoir assez fait preuve de « pédagogie » ; l’assurance inébranlable d’un Jean-Michel Blanquer face à la mobilisation enseignante qu’il interprète comme une « peur du changement » ; comme celle du président du CNRS, Antoine Petit, revendiquant une « loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire –, une loi vertueuse et darwinienne », devant les multiples mises en garde des associations et organismes de recherche contre la future loi pluriannuelle de programmation de la recherche ; la pratique de la casse des droits et des protections sociales au nom des concepts de « réforme », voire de « révolution », ou de la sempiternelle « flexibilité ». Plus fondamentalement, ces ouvrages permettent de replacer la période que nous vivons dans un moment de basculement radical du capitalisme, marqué par une sécurisation militaro-policière de notre société et par un contrôle accru sur nos vies ; par une « altération des capacités de penser et des manières d’agir » des peuples ; et par un enfermement dans une alternative présentée comme indépassable entre les partisans du néolibéralisme et ceux de la fermeture sur soi, qui se sont incarnés, au second tour de la présidentielle de 2017, dans les personnes d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen.
Différents courants du néolibéralisme
Ce néolibéralisme destructeur ne s’est pas imposé de lui-même, ni d’un seul bloc comme virage obligé face au keynésianisme de l’après-guerre. Il a fait l’objet de nombreux débats qui remontent, comme le souligne Barbara Stiegler, à la fin des années 1930. Confrontés à la crise du libéralisme commencée en 1929, des intellectuels s’attachent à redéfinir un « nouveau libéralisme » distinct du libéralisme classique d’Adam Smith, et en cherchent les fondements dans les sciences naturelles et dans la théorie darwinienne de l’évolution, c’est un échec. Il faudra attendre la seconde crise du capitalisme, à la fin des années 1960, pour que refleurissent des théories conservatrices qui vont déboucher sur un « néolibéralisme bâtard », car constitué par une série de réactions successives à divers dysfonctionnements ou à des oppositions menaçant la survie du système capitaliste.
« Il est possible – et souhaitable – que la mobilisation actuelle débouche aussi sur la mise en avant de configurations nouvelles de l’État, de l’entreprise ou du marché mondialisé, et de stratégies victorieuses. »
Tout différents qu’ils soient, ces courants du néolibéralisme se rejoignent en un point : l’opposition à « l’intensité de la vie démocratique », conçue comme inadaptée au nouveau monde du capitalisme mondialisé. La responsabilité des crises n’incombe pas, à leurs yeux, en effet, au capitalisme, mais bien à la démocratie : les gouvernements démocratiques apparaissent comme plus perméables aux pressions populaires – qu’elles soient issues des syndicats ou de groupes sociaux réclamant leur place comme sujets politiques à part entière : les femmes, les étrangers, les pauvres etc. Ils sont donc accusés par les néolibéraux des années 1970 d’être à l’origine d’une « spirale inflationniste » de demandes d’interventions étatiques (par le biais des aides sociales, mais aussi de régulations sanitaires ou écologiques) menant à l’instabilité, à l’augmentation des coûts pour le marché et menaçant la libre disposition de la propriété. Ces gouvernements démocratiques étaient déjà d’ailleurs, pour Walter Lippmann, destinés à échouer, car ils représentaient les aspirations d’individus définis comme une masse non rationnelle, somme de peines et de plaisirs, incapable donc de s’adapter d’elle-même aux nouveaux modes de production du capitalisme, marqués par l’accélération et la division du travail à l’échelle mondialisée.
« Les traités internationaux ont eu pour objet de mettre la régulation de l’économie hors de portée des États et des gouvernements démocratiques. »
Cette conception néolibérale de la démocratie explique que la dictature ait pu apparaître comme un type de « transition acceptable » aux yeux d’intellectuels comme Milton Friedman ou Friedrich Hayek qui offrirent leurs conseils à Salazar au Portugal, à Pinochet au Chili, et se firent, contre les stratégies de boycott anti-apartheid, les défenseurs du régime sud-africain. « Essayer (temporairement) la dictature », pour Friedrich Hayek, signifie d’abord préserver la « liberté personnelle » qu’il identifie avec la liberté économique (l’environnement se réduisant, pour le néolibéralisme, à la seule économie). La saillie du président de la République : « Essayez donc la dictature », tombe ainsi d’autant plus à plat que la dictature a pu faire partie des réponses envisagées par les néolibéraux dans les années 1980. Contrairement au libéralisme classique, qui rejetait toute idée d’intervention de l’État, le néolibéralisme réclame en effet « un État fort », seul garant d’une « économie libre ».
L’« État fort » voulu par les néolibéraux ne s’incarne pas nécessairement, évidemment, dans une dictature. Cela dit, il a bien pour fonction de mettre en place une « discipline », au moyen d’une politique publique invasive et d’une régulation juridique internationale (impensables pour le libéralisme classique !), visant à la « réadaptation » des populations. Walter Lippmann définit ainsi une espèce humaine à l’intelligence limitée, attachée aux vieilles croyances et habitudes et accumulant les « retards culturels » face à son environnement économique en perpétuel mouvement ; pour remédier à cette incapacité, les politiques publiques se voient alors chargées de renforcer les dispositifs de surveillance et de punition. Elles interviennent aussi dans le domaine de la santé ou de l’éducation, qu’elles mettent au service de l’« employabilité » (au sens d’adaptation à la division du travail locale, ce qui évite la mobilité des masses, trop dangereuse !). Enfin, elles doivent restaurer une « véritable égalité des chances » dégageant une « hiérarchie naturelle » où les inégalités seraient fondées sur le talent, c’est-à-dire la supériorité, conçue comme naturelle et intrinsèque des individus – ce qui nie, à tort, comme l’a montré Lucien Sève –, le rôle de la socialisation. Interdiction est faite aux États, toutefois, d’intervenir dans le domaine économique ; instaurés au moyen d’une offensive idéologique sur le thème de la « révolte fiscale des classes moyennes », et de « la règle d’or de l’équilibre budgétaire » les traités internationaux ont ainsi eu pour objet de mettre la régulation de l’économie hors de portée des États et des gouvernements démocratiques.
« Nous vivons dans un moment de basculement radical du capitalisme, marqué par une sécurisation militaro-policière de notre société et par un contrôle accru sur nos vies.»
Dans ce grand basculement, la confusion est totale, d’autant que la tactique de la micropolitique (privilégiant une seule action, comme une ouverture à la concurrence ou un changement de statut, ce qui entraîne de fait une dénationalisation) et des jeux d’échelle territoriaux entretient le flou. Perte de sens totale, ou presque, toutefois : c’est bien en effet parce que la réforme des retraites apparaît comme une « bataille-cliquet » que le mouvement social né le 5 décembre est aussi durable. Si les « partis politiques dits progressistes » semblent encore parfois condamnés « soit à l’adhésion passive à la « révolution » néolibérale, soit à la lutte réactive contre ses « réformes » et pour « la défense du statu quo », il est possible – et souhaitable – que la mobilisation actuelle, couplée aux débats théoriques, débouche aussi sur la mise en avant de configurations nouvelles de l’État, de l’entreprise ou du marché mondialisé, et de stratégies victorieuses. Barbara Stiegler entrevoit de nouveaux champs de conflictualité possibles dans les tensions existant, par exemple, dans la notion d’égalité des chances, et propose de bâtir une « nouvelle conception philosophique et politique du sens de la vie et de l’évolution » contribuant à « une reprise en main collective, démocratique et éclairée du gouvernement de la vie et des vivants » ; Grégory Chamayou souligne que l’autogestion est une alternative possible à la firme capitaliste, comme à la bureaucratie étatique, et se fixe pour objet « l’élaboration d’une philosophie critique de l’entreprise ».
Marine Miquel est coresponsable de la rubrique Lire/Critiques de Cause commune.
Cause commune n° 16 • mars/avril 2020