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Le poète nicaraguayen Ernesto Cardenal est décédé le 1er mars de cette année, à l’âge de 95 ans. Cardenal est l’une des figures majeures de la poésie latino-américaine, un grand poète révolutionnaire comparable, à mes yeux, au Chilien Pablo Neruda ou au Cubain Nicolás Guillén.
Après sa jeunesse au Nicaragua, et l’échec du soulèvement de 1954, il part faire ses études à Mexico, puis à la Columbia University de New York. Il se passionne pour les cultures préhispaniques et se lie d’amitié avec des poètes de la Beat Generation, comme Allen Ginsberg.
Ordonné prêtre catholique, il fait sa retraite de moine trappiste dans un monastère des États-Unis. L’idée de la poésie qui était la sienne était celle d’une parole partageable, aussi accessible que possible, à la fois sensible et rationnelle. Il faisait figure de « chef de file » de tout un courant que l’on a baptisé « l’extériorisme » ou « la poésie conversationnelle », à laquelle se rattachait aussi son ami Roberto Fernández Retamar, le président de la Casa de las Americas, récemment décédé.
En 1966, il fonde la communauté de Solentiname, sur le lac Nicaragua qui deviendra un centre de la culture indienne et un lieu actif d’échanges intellectuels, dont Julio Cortázar a témoigné dans sa nouvelle L’Apocalypse de Solentiname. Mais en 1977, l’armée du dictateur rase la communauté. Ernesto Cardenal entre alors dans la clandestinité et rejoint le Front sandiniste de libération nationale (FSLN). Après la victoire de la révolution, en 1979, il est nommé ministre de la Culture. Il fut d’ailleurs l’une des personnalités marquantes de la « théologie de la libération ». Ce qui lui avait valu de se faire réprimander publiquement par le pape Jean-Paul II, sur le tarmac de l’aéroport de Managua. Ces dernières années, il avait pris ses distances avec le Front sandiniste, sans renier son engagement…
Plusieurs de ses livres ont été publiés en France, aux éditions du Cerf, à la Différence et au Temps des Cerises : Oraison à Marilyn Monroe et les Poèmes de la révolution, tous traduits par Claude Couffon et Bernard Desfretières. Mais son chef d’œuvre, Cánto cosmico reste inédit en français. 

Francis Combes

ÉPIGRAMMES
J’ai distribué des feuilles clandestines,
crié « Vive la liberté ! » en pleine rue,
défié les policiers armés.
J’ai pris part à la rébellion d’Avril :
mais je pâlis quand je passe devant chez toi
et ton seul regard me fait trembler.

IMITATION DE PROPERCE
Je ne chante pas la défense de Stalingrad
ni la campagne d’Égypte
ni le débarquement en Sicile
ni la traversée du Rhin par le général Eisenhower :
Je ne chante que la conquête d’une fille.
Ce ne fut pas avec les bijoux de Morlock le joaillier,
avec les parfums de Dreyfus
ou un coffret de mica rempli d’orchidées
ou une Cadillac
mais avec mes poèmes que je l’ai conquise.
Et elle me préfère, bien que pauvre, à tous les millions
de Somoza.

CIMETIÈRE DES TRAPPISTES
Le printemps est là dans le cimetière des trappistes,
le cimetière que verdit l’herbe fraîche coupée
avec ses croix de fer alignées comme des sillons,
où l’oiseau cardinal appelle son aimée et où l’aimée
répond à l’appel de son amoureux aux plumes rouges.
Le roitelet ramasse des brindilles pour son nid
et l’on entend de l’autre côté de la route
la rumeur du jaune tracteur tondant l’enclos.
Vous êtes maintenant phosphore, azote, potassium.
Et avec la pluie de la nuit déterrant les racines
et épanouissant les bourgeons, vous nourrissez les plantes
comme vous les mangiez, ces plantes qui furent des hommes
et avaient été plantes, ayant été phosphore, azote, potassium.
Mais quand le cosmos reviendra à l’hydrogène originel
– car nous sommes hydrogène et hydrogène redeviendrons –
vous ne ressusciterez pas seuls, comme lorsque vous fûtes
enterrés : dans votre corps toute la terre ressuscitera :
la pluie de cette nuit, le nid du roitelet,
l’Holstein blanc et noire paissant sur la colline,
l’amour de l’oiseau cardinal et le tracteur de mai.

« Gethsémani », KY, 1964 in Oraison pour Marilyn Monroe, traduit et présenté par Claude Couffon.


Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020