« Il doit y avoir beaucoup d’hommes et de femmes qui ne vivent pas leur destin. La famille, le milieu les ont mis sur les rails et, si un accident ne provoque pas le déraillement, ils continuent à rouler devant eux, sans se douter qu’on peut vivre à travers champs. Mais une fois qu’on l’a compris, on n’a peut-être plus les roues pour rouler sur des rails polis par les générations. » Les Fantômes armés, 1946.
On reconnaît un conte à ses chemins de traverse. Le sentier embusqué, celui qui vous fait les beaux yeux avec ses ornières, c’est le chemin d’Elsa Triolet.
La conteuse a plusieurs noms : Ella Kagan, Elsa Triolet, Laurent Daniel. Sa langue intérieure est une langue étrangère, ses phrases ont un accent. Sa vie va d’Est en Ouest et vice-versa, de retour sur ses pas. Elle est née à Moscou juste avant le XXe siècle, elle a vécu à Londres, à Berlin, à Tahiti, à Paris surtout. Elle était à Montparnasse lorsque Aragon y rencontrait Maïakovski, elle était dans la Résistance, on l’a aimée, on lui a écrit des poèmes.
On dit parfois d’une vie qu’elle est romanesque. La vie d’Elsa Triolet est celle d’une femme qui écrit des romans.
Elle fut la première à recevoir le prix Goncourt. Pourtant on ne s’effraie pas de ses livres. Et pourquoi se troubler, ce sont des histoires de femmes seules qui ne savent pas à quoi passer leur temps, et qui ne veulent aimer personne, enfin pas d’une manière simple. Ce sont des aventures de Paris, des années trente, des années de plus tard. Il y a un récit de voyage (À Tahiti, 1924), et parfois c’est illustré (Écoutez-voir, 1968, et La Mise en mots, 1969).
« Elle écrit comme dans un conte où chaque personnage avance seul sur son chemin et y perd son cheval ou sa vie, cueille des pommes d’or et s’arrête au pied des donjons. »
Le chemin, son chemin, ses chemins… ils sont nombreux, chez elle, les déraillements, les sabotages de la Résistance, les déviations des voies ferrées. Il y a d’abord qu’elle saisit toutes les formes, toutes les écritures de son époque ; écoutez voir, un instant d’inattention et c’est la fin du monde, c’est le Gulf Stream du roman qui vous prend à votre insu, vous n’y pouvez rien,
désormais vous êtes un autre… Cela commençait bien pourtant. Vous croyiez suivre le fil du récit, et puis soudain le sol se dérobe sous vos pieds. Non, vous n’y êtes plus, par où est-on passé entre-temps ? Et vous voilà seul.
Les phrases prennent, marchant à pas de loup, le masque du même nom. Vous croyez qu’on vous raconte une histoire, et vous croyez qu’on vous parle. Toujours Elsa Triolet dit vous. « C’était sous un ciel où il n’y a pas de Grande Ourse. Avez-vous jamais pensé qu’on puisse être incommodée par l’absence de la Grande Ourse ? » (Bonsoir, Thérèse, 1938). Le vous parle de la vie commune des hommes et des femmes, mais le vous est toujours miné, vous aussi marchez à pas de loup pour la suivre, osant la suivre, n’osant pas…
Car chez elle, les choses semblent si simples et si réelles qu’on s’aperçoit trop tard où elles vous ont mené. Vous marchez en pays de conte.
De ce pays quelles sont les coutumes ? Comment marcher, respirer, voir ? Il faut danser sur un fil.
Elsa Triolet est un écrivain qui a changé de langue. Il faut imaginer ce que cela veut dire. Elle a écrit pendant dix ans à mi-chemin d’une langue à l’autre, et lorsque son écriture est devenue française, l’inconscient est demeuré russe. Elsa Triolet parle de ce temps de funambulisme, de cette impossibilité de connaître quelque chose organiquement en-dehors d’elle-même. La langue lui était devenue étrangère. 1917 avait transformé le monde, et le vertige d’un monde neuf, cherchant à tâtons son imaginaire, faisait tourner la tête à la funambule. Elle-même, où habitait-elle, dans quel pays de songe ou d’écriture ? Et comment poursuivre à l’extérieur, avec des hommes et des femmes habités par une lutte précise, depuis des années, pétris de l’histoire et du présent de leur pays, de leur commune, de leur parti, la conversation qu’elle avait jusqu’alors à l’intérieur d’elle-même ?
« Quand une voyageuse tombe dans la vie bien réglée d’une ville, tout pour elle y est mystère. Elle ne sait ni téléphoner, ni prendre le métro, elle ne reconnaît pas la boîte à lettres qui, dans son pays, a une tout autre tête, et où donc acheter des cigarettes ? Drôle de chose qu’un bureau de tabac ! Les habitants de la ville se promènent dans les rues, liés entre eux par leurs connaissances communes, comme des francs-maçons, et ne font aucune attention à la pauvre voyageuse. Elle, elle essaye d’introduire les manières de chez elle, mais alors ça ne va plus du tout !
Comment faut-il s’y prendre pour décrire la vie ? » (Bonsoir, Thérèse, 1938).
Il est difficile de connaître le monde. Dire le contraire ne fait pas de vous un écrivain. Mais comment écrire, sur quoi écrire ? On a dit qu’Elsa Triolet écrivait sur la vie matérielle, la vie quotidienne, l’intimité. On y a vu, aussi, les « limites » d’une écriture féminine. Quand on veut tuer un chien on l’accuse de la rage, quand c’est une femme écrivain tous les moyens sont bons : elle est indécise, elle est fragile, elle est hésitante.
« Commencer quelque chose… quelle dérision ! Trop proches sont les limites. »
Celle qui parle, c’est Clarisse Duval (l’héroïne des Manigances, 1962), on ne sait pas ce qu’en dit Elsa Triolet. Les limites imposées par le monde sont comme les limites d’un champ de vision, c’est le point où les choses deviennent floues, on dirait qu’elles sont regardables par tout le monde sauf par vous, qu’elles existent pour tout le monde sauf pour vous. Il y a un moment où le monde vous dit : halte ! Les regards ne passent pas.
Prenez garde. Il vient un moment où les limites s’embrasent, où les regards prennent des angles impossibles et le danger survient où vous ne l’attendiez pas.
La vie matérielle, la vie quotidienne, l’intimité… Qu’est-ce que cela veut dire, la vie matérielle ? Oui, vous trouverez dans ses livres une femme qui se regarde dans le miroir et qui voit changer son visage. Oui, vous trouverez des modistes, des bijoux, des chapeaux, des grandes maisons de couture et des essayages la bouche remplie d’épingles. Vous sentirez la texture de la peau quand on ne peut plus prendre de bains chauds car c’est la guerre et vous verrez dans les magazines des photographies de cosy-corners vendus à crédit. Vous y trouverez le luxe et le froid, la mesquinerie, les rhumes de cerveau, la tragédie de l’épicière et l’héroïsme d’une dactylographe résistante. Vous n’y trouverez pas seulement cela.
Il n’y a pas d’anecdotes, il n’y a que des accidents, voilà ce qui arrive quand on donne à la vie des airs de conte.
Une certaine idée de la vie hante les romans d’Elsa Triolet ; une idée de ce qui fait vivre, de ce qui empêche la vie.
La vie ne s’écrit pas comme un scénario. Elsa Triolet ne s’y trompe pas. Alors elle écrit comme dans un conte où chaque personnage avance seul sur son chemin et y perd son cheval ou sa vie, cueille des pommes d’or et s’arrête au pied des donjons. On a dit qu’elle était une moraliste. Oui, mais Michel Vigaud, Alexis Slavsky, Anne-Marie Bellanger marchent sur leurs chemins de traverse, dangereux, mortels, blessants. Ce ne sont pas des héros de fable, ce sont des personnages de conte. C’est une question de vie ou de mort.
La conteuse ne dit pas Il était une fois, mais On dirait que. On dirait qu’un chevalier s’était égaré entre les deux guerres mondiales et ne trouvait ni tour ni princesse (Le Cheval Blanc, 1943). On dirait qu’un enfant voulait inventer un tableau animé (L’Âme, 1963). On dirait qu’un horticulteur créait une rose ayant le parfum de la rose ancienne et la forme de la rose moderne (Roses à crédit, 1959). On dirait un Luna-Park (Luna Park, 1959)… On dirait que c’est la fin du monde (Le Cheval Roux ou les intentions humaines, 1953)…
« Elsa Triolet est la conteuse à la croisée des chemins, elle parle juste avant que les choses deviennent réelles, juste avant que les cauchemars ne s’éveillent. »
Elsa Triolet est la conteuse à la croisée des chemins, elle parle juste avant que les choses deviennent réelles, juste avant que les cauchemars ne s’éveillent. Dans la nuit rêvent de drôles de monstres. Ses romans, ses nouvelles vous parlent de Paris, un Paris où les gens connaissaient le nom des rues et le nom des quais, où l’on regardait à l’intérieur des cafés pour se rencontrer par hasard. Il n’y a pas de fantastique. Il y a la lutte politique, sociale, des êtres et des mitraillettes. Voici des hommes, des femmes, voici une époque, voici dans les devantures les bijoux de chez Cartier, et les colliers de luxe que l’on fabrique avec des phares de vélo (si vous éteignez la lumière on dirait des rubis). Le fantastique est dans la parure. Tout ce qui semble simple, tout ce que le réel embrasse familièrement nous arrête le regard : mais ma parole, c’est précieux, c’est un tableau d’époque, c’est une écriture joaillère. Mais qu’est-ce qui arrête le regard, qu’est-ce qui est précieux ? Les bijoux sur les vêtements de soie noire, le chapeau avec des ailes de canari, un déjeuner d’huîtres dans un bistrot parisien, les seins d’Anne-Marie, les lilas du premier printemps d’après la Libération… Qu’avons-nous perdu pour croire que ce sont des joyaux ? Le monde réel a-t-il pris ses distances ?
« Le sentier embusqué, celui qui vous fait les beaux yeux avec ses ornières, c’est le chemin d’Elsa Triolet. »
Il y a chez Elsa Triolet tout un peuple de détails et ils portent avec eux une époque, ou une certaine manière de vivre. Mais ce n’est pas l’art du détail dans un sens photographique. Chacun de ses livres est un acte vertigineux de l’imaginaire qui ne saisit pas une époque mais la projette. Ce n’est pas de la photographie, c’est du cinéma. Les on dirait que sont des étincelles. Soudain, dans un éclair de roman apparaît un futur possible.
Elsa Triolet, dans un de ses chemins de traverse, est allée jusqu’au roman d’anticipation : c’est Le Cheval roux, le récit d’après la bombe — « l’avenir réécrit au mal », puis « l’avenir réécrit au bien ». Mais chacun de ses livres fait surgir le conte hors du tourbillon de la vie. Contes de la vie réelle, contes des hommes et des femmes, contes de la vie future, contes de chair et de sang… Elsa Triolet saisit le réel à bras-le-corps, et elle en fait un miroir aux alouettes, un fantôme armé, une piste d’atterrissage pour des avions à venir.
Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020