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Comment travailler à mettre au jour le caractère politique de la sphère privée dans le cadre des collectifs militants ?

 Ce texte est extrait de la brochure Éducation populaire et féminisme. Récit d'un combat (trop) ordinaire. Analyses et stratégies pour l'égalité, éditions La Grenaille.


Nous sommes onze femmes qui tentons d’être militantes anticapitalistes, marxistes, libertaires, anticolonialistes, féministes ; nous nous sommes pour la plupart rencontrées dans le cadre de notre métier d’éducatrices populaires et du réseau de nos cinq structures d’éducation populaire « La Grenaille ». Lors d’un rassemblement annuel entre nos coopératives, l’une d’entre nous a été agressée sexuellement par un collègue.

 

Notre cheminement

Ce n’est qu’un an après que nos coopératives créent les conditions matérielles pour travailler sur cette agression et ne pas la laisser sans suite, impunie, invisibilisée. Mandat est donné à un comité de rédaction non mixte (dont fait partie la collègue agressée) pour faire un travail de fond sur comment nos collectifs sont traversés par les effets du système patriarcal. C’est ce que nous avons souhaité partager au travers de cette brochure. Nous avons voulu témoigner de ce qui avait rendu possible cette agression dans un cadre professionnel et de ce qui avait rendu possible sa mise sous silence. Témoigner de la souffrance et de la complexité à dévoiler, à dénoncer et analyser les différentes expressions de la domination qui traversent nos collectifs militants. Expliquer comment, avec nos camarades et collègues, pour certains amies et amis, il faut parfois sortir de la pédagogie pour entrer dans un rapport de force afin de faire reconnaître des inégalités et des oppressions. Et aussi témoigner que malgré tout cette bataille est pleine de moments enthousiasmants.

Et puis nous souhaitions transmettre ce que nous avons compris et appris, les lectures et les échanges qui nous ont nourris et qui sont comme des compagnonnes de route pour ne pas plier, ne pas baisser les bras, préférer la lutte parfois épuisante à la fuite plus paisible. Nous nous inspirons principalement de la théorie du féminisme matérialiste qui nous aide à penser et à lutter au quotidien.


« Préférer la lutte parfois épuisante à la fuite plus paisible. »


Cette agression et son dévoilement ont été le point de départ de la volonté de travailler collectivement cette question en interne et de rendre public notre cheminement. Au moment où nous avons commencé à partager nos intimités et les oppressions subies, à nous raconter comment pour chacune l’intime est politique, nous avons pu commencer un travail d’analyse qui a ouvert des perspectives de lutte. Nous nous sommes senties « faire classe », partager du vécu commun en tant que femmes. Ça nous a donné beaucoup de force. Et comme dirait une de nos camarades : « C’est lors d’un temps collectif que j’ai pris conscience que je suis une femme. » Nous avons été aussi parfois divisées, n’occupant pas les mêmes positions ou n’endossant pas les mêmes fonctions dans ce qui se jouait dans notre réseau, ayant des intérêts contradictoires, ne saisissant pas aussi souvent que possible l’opportunité d’un espace non mixte entre femmes pour se parler.

Cette brochure est une photographie de ce cheminement en cours. Nous sommes conscientes que nos propos, intérêts et points de vue sont porteurs d’hétérocentrisme – norme dominante hétérosexuelle – et qu’ils ne parlent pas des formes particulières de domination que subissent les camarades lesbiennes ou « racisé.e.s ». Nous avons chacune un parcours féministe singulier. Si nous avons toutes des « expériences intimes » de la domination masculine, nous avons toutes eu des difficultés à accéder, puis à entendre réellement, ou enfin à adhérer, aux analyses féministes quand nous les avons croisées les premières fois. On pouvait être sensibles à la recherche d’égalité ou attirées par des propos critiques qui faisaient écho à nos vies de filles ou de femmes, mais on a dû toutes passer par des réactions comme : « C’est intéressant mais c’est exagéré » ou bien à valider l’idée, que « Bon, aujourd’hui en France, l’essentiel est gagné », c’est-à-dire qu’il y a eu beaucoup d’avancées en matière d’égalité hommes-femmes. Réaliser et ressentir nos places de dominées dans le système patriarcal fut douloureux. Nos prises de conscience se sont faites dans des processus longs. Le recours aux espaces collectifs nous a permis de penser l’action pour transformer ces douleurs en outils de lutte. Nous revendiquons une éducation populaire politique qui se replace dans l’histoire collective et qui lutte contre toutes les formes de domination structurelle. En écrivant cette brochure et en réfléchissant collectivement à la suite de l’agression, nous souhaitions redire à quel point le féminisme et l’analyse des rapports de domination et de pouvoir font partie intégrante de l’éducation populaire telle que nous voudrions la penser et la vivre.

« Réaliser et ressentir nos places de dominées dans le système patriarcal fut douloureux. Le recours aux espaces collectifs nous a permis de penser l’action pour transformer ces douleurs en outils de lutte. »


Contrer l’idée que l’essentiel est fait en matière de féminisme


Aujourd’hui, nous voulons mettre en lumière le gouffre qu’il y a entre la réalité matérielle, concrète de la domination et des oppressions et l’idée communément admise (et relayée) que « ça va, ça avance ». Il ne s’agit pas de nier les conquêtes essentielles des femmes qui se sont battues il y a quarante ans, et avant, et depuis, pour la conquête de droits formels sur l’avortement, la contraception. Ni de taire toutes les victoires administratives, juridiques, médicales, dans les mœurs. Ni de ne pas saluer l’entrée du féminisme dans la production de savoirs. Mais de contrer l’idée que l’essentiel est fait. De contrer l’idée qu’il y a des comportements sexistes et des « malades » qui tapent ou violent des femmes et que ce sont des exceptions à soigner, l’idée qu’il n’y aurait pas de lien entre l’assassinat d’une femme tous les deux jours par son conjoint et la répartition des tâches domestiques, la sous -représentation des femmes là où il y a du pouvoir et dans les média, les différences de revenus, le langage...

Aujourd’hui ce système est loin d’avoir été abattu, il perdure dans toutes les institutions (école, justice, famille, média, etc.) et permet des violences, des oppressions, de l’appropriation, de l’exploitation à l’aide d’un appareil idéologique dont la première fonction est de le rendre invisible, dont le premier effet est de maintenir des oppressions pour les unes et des privilèges pour les autres.


« Le féminisme et l’analyse des rapports de domination et de pouvoir font partie intégrante de l’éducation populaire telle que nous voudrions la penser et la vivre. »


Nous ne sommes pas coutumières de la rédaction de brochure. Nous avons composé plusieurs versions avant d’en arriver à celle que vous avez entre les mains. Nous souhaitions une brochure à la fois conscientisante pour les lecteurs et lectrices – comme ça l’a été pour nous – qui outille, qui donne à voir nos tâtonnements, nos choix, nos erreurs et nos analyses a posteriori. Nous souhaitions également une brochure qui partage des éléments théoriques et concepts que nous avons trouvés éclairants et aidants dans la lutte vers davantage d’égalité.

Nous avons privilégié une « entrée incarnée » : le fil rouge est autour de notre histoire, nous- femmes du réseau La Grenaille, en amont et hors des coopératives. 

Notre cadre professionnel est en quelque sorte, le « terrain de recherche » de cette brochure. Les récits et anecdotes sont tirés de nos vécus au sein de chacune de nos structures ou au sein du réseau. Nous avons essayé de vous faire part exclusivement des éléments contextuels qui nous semblaient nécessaires à la compréhension des enjeux liés à l’histoire commune que nous vous racontons.


Et on peut dire que notre démarche a pris naissance lors d’une Fête à conflits, deuxième regroupement de La Grenaille, en juillet 2012, dans les Cévennes, où il y avait un enjeu de structuration du réseau. C’est dans les Cévennes qu’a eu lieu l’agression sexuelle que nous racontons dans la première partie.

 


 

* C’est quoi « la Grenaille » ?

Le réseau La Grenaille au moment du début de l’écriture du livre, c’est une chose, et aujourd’hui, c’en est une autre. Au moment de l’écriture, ce sont quatre structures qui sous forme de SCOP – statut coopératif – sont dans une relation de filiation initiale avec Le Pavé (situé à Rennes). Dans La Grenaille il y a un désir partagé de se réapproprier et de réinventer des pratiques d’éducation populaire politique. Les moyens utilisés sont : la formation professionnelle, l’animation et l’accompagnement de collectifs et de syndicats, ou la diffusion de conférences gesticulées. Ça représente entre quinze et vingt salariés, femmes et hommes, selon les moments. En 2014, il y a eu l’autodissolution du Pavé (manifeste d’auto-dissolution rédigé du 24 au 28 avril 2014, [en ligne] http://www.scoplepave.org/) et la refondation ensuite de deux structures issues de cette étape : Le Contrepied et la Trouvaille. Le premier, sous le statut SCOP, a gardé la même activité qu’avant. Et La Trouvaille, comme collectif d'éducation populaire sous la forme associative, a choisi en tant que « labo » d'éducation populaire d'accompagner des groupes et des structures dans des expériences, savoirs et stratégies communes pour l'égalité. Le Contrepied a choisi de sortir du réseau en 2015. Donc, malgré ce changement, il y a toujours aujourd'hui quatre structures : La Trouvaille à Rennes, L’Engrenage à Tours, L’Orage à Grenoble et Vent debout à Toulouse. Ce réseau, La Grenaille, a été formalisé en 2012. Au sein de ce réseau, les structures se réunissent dans deux « instances » distinctes. Une d’elles s’appelle Fête à conflits, c’est une instance organisationnelle qui cherche à faire vivre l’autogestion du réseau et à prendre les décisions collectivement. L’autre instance, on l’a appelée Université d’été, c’est plutôt une instance de débat de fond.