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Peut-on réclamer la « libération » des animaux au nom de la raison, comme le font certains militants antispécistes ? Cette thèse semble bien plutôt reposer sur le refus de l’altérité des animaux et sur un rapport irrationnel à la mort.

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Lorsque, au milieu du XIXe siècle, naît la zootechnie, sur les fonts baptismaux de la biologie et de l’économie et à l’appui de Descartes et de Bacon, l’usage de la raison est mis en avant par ses fondateurs pour justifier la transformation du travail paysan avec les animaux, supposé baigné de superstitions, en exploitation éclairée de la machine animale. À la fin du siècle, de la même façon, la science vétérinaire s’impose contre l’empirisme, et les vétérinaires, des « presque brutes » qu’ils étaient au service des paysans et de leurs vaches, deviennent des notables.

« Les similitudes entre les théoriciens cartésiens du XIXe siècle concepteurs de l’exploitation des animaux et ceux qui prétendent les libérer aujourd’hui sont étonnantes. »

Il en a été de même au milieu du XXe siècle lorsqu’il s’est agi de mettre en place un « élevage » rationnel destiné à « nourrir le monde », en lieu et place d’un élevage archaïque aux mains de paysans résistants au changement, bêtement attachés à leurs vaches et à leur territoire, et peu au fait des impératifs du marché. Zootechniciens, vétérinaires, industriels, politiques et agriculteurs modernes, à un siècle de distance, ont considéré comme leurs prédécesseurs que la raison était au service du progrès scientifique et donc nécessairement du progrès social et de l’avancement de l’esprit humain. L’exploitation industrielle des animaux était légitimée par des impératifs économiques et par l’idée que les animaux domestiques étaient des produits de l’esprit et du travail humain (de la domestication, de la sélection…) bien davantage que des produits de la nature. Les animaux, formatés par leur fonction économique et privés d’une raison qui dépasserait les bornes de ce formatage, pouvaient subir le processus industriel sans que le hiatus entre la vie animale et son traitement industriel ne remette en question le bien-fondé de leur exploitation.

Un usage de la raison hors sol
En ce début de XXIe siècle, toujours au nom de la raison, il faudrait maintenant « libérer » les animaux et renoncer à tous liens de domestication. Alors que les promoteurs de cette « libération » s’imaginent en avant-garde intellectuelle au service de la cause animale, ils sont de fait les continuateurs des théoriciens qui les ont précédés. Alors que leurs arguments prétendent être appuyés sur la raison, ils font aussi preuve d’irrationalisme et d’une forme de pensée magique, ancrée dans un fonds religieux non assumé, qui nie le réel et notamment la mort.
Les similitudes entre les théoriciens cartésiens du XIXe siècle concepteurs de l’exploitation des animaux et ceux qui prétendent les libérer aujourd’hui sont étonnantes. Tout d’abord et de manière tout aussi brutale, les théoriciens de la cause animale considèrent que leur savoir s’impose sur le savoir profane. Leur discours, ancré le plus souvent dans un cadre universitaire, tire sa valeur de ce positionnement social (ce que Bourdieu nomme « capital symbolique ») et uniquement de celui-ci. Alors que les zootechniciens étaient, du fait de leurs pratiques, en relation avec de nombreux animaux, les philosophes – les théoriciens défenseurs des animaux sont majoritairement des philosophes, c’est pourquoi je garderai cette dénomination, bien que les philosophes qui s’intéressent aux animaux ne soient évidemment pas tous des partisans de la « cause animale » – n’ont clairement, au mieux, que des relations avec leur chien ou leur chat. Leur savoir est directement lié à l’usage de la raison, à la lecture, à la critique mais de manière hors sol. Or, si l’on peut comprendre qu’à un être humain rien de ce qui est humain n’est étranger, selon l’expression de Térence, il n’en est pas de même à propos des animaux. Le philosophe n’est pas un cochon et de fait tout ce qui est cochon lui est étranger.

Construire un monde commun avec les animaux
Ce qui peut limiter cette radicale altérité, c’est le travail. Travailler avec les animaux (y compris avec des animaux dits « de compagnie »), c’est construire un monde commun dans lequel quelque chose du cochon ne nous est plus étranger et quelque chose d’humain n’est plus étranger au cochon. Même si, irréductiblement, nous restons à la porte de l’entièreté du monde d’un cochon construit par des sens que nous ne possédons pas au même niveau d’efficacité, par exemple l’olfaction. Malheureusement, parler de la condition animale et au nom des animaux à partir du seul usage du langage humain, en dehors de toute expérience du réel, est d’une grande facilité. Les animaux ne porteront pas eux-mêmes la contradiction. Les philosophes peuvent donc discourir sans limites. Et la pléthore d’ouvrages d’universitaires, de journalistes, d’écrivains, écrits en deuxième, troisième, voire quatrième main, qui paraissent à propos des animaux en est la démonstration.

« L’industrialisation de l’élevage a été faite au nom du profit et c’est au nom du profit qu’elle prend aujourd’hui une autre forme. »

Après avoir construit l’animal comme machine ou l’avoir exclu de leurs préoccupations, les philosophes en font aujourd’hui des prochains. Les cochons, les vaches… ne sont plus des êtres qui appartiennent à leur propre monde mais ils appartiennent au nôtre. Ils sont « comme nous ». De nombreux auteurs décrivent les animaux comme des enfants et chargent le « meurtre animal » d’une dimension empathique. Toute la littérature sur le droit des animaux aboutit finalement à ce syllogisme : tuer son prochain, c’est mal ; l’animal est mon prochain ; donc tuer un animal, c’est mal. Derrière la première prémisse, on trouve bien sûr l’injonction divine « Tu ne tueras point ».
Tout cet appareillage théorique supposément appuyé sur la raison renvoie finalement à un fonds religieux et, pour les auteurs abolitionnistes (qui militent pour la fin de la domestication), à la perspective d’une partition du monde entre les humains et des animaux retournés à la sauvagerie. Pour les auteurs non abolitionnistes, la perspective est celle d’un éden, d’une vie commune avec des animaux dont les mœurs deviendraient curieusement semblables aux nôtres. Considérant les conséquences d’une critique radicale de la domestication, c’est-à-dire la fin de nos relations avec les animaux domestiques – chiens et chats compris –, de nombreux auteurs prétendent maintenant penser notre vie avec les animaux mais sans le travail et surtout sans la mort. Cet objectif aboutit à des propositions détachées du monde réel et qui ressemblent fortement à des contes pour enfants. Il était une fois un monde merveilleux où le loup habitait avec l’agneau, où personne ne craignait le froid ni la faim, où les rapports de force n’existaient pas, encore moins les rapports de classe…
Ces contes sont d’autant plus propices à se faire passer pour de véritables alternatives qu’ils font l’impasse sur le système économique capitaliste, sur les enjeux mondiaux autour de l’alimentation et sur les intérêts des animaux. Car, dans la réalité, si les humains et les animaux ont noué depuis dix millénaires des liens domestiques, c’est précisément parce qu’il faut manger tous les jours. Et que la nature n’est pas spécialement gentille, ni à leur égard ni au nôtre. Vivre et travailler ensemble avec les animaux a été la rencontre la plus porteuse de conséquences positives pour notre évolution et pour celle des espèces domestiques. Mais notre travail commun ne se réalise pas dans un monde idyllique. Il est inscrit dans les rapports sociaux pour le meilleur mais aussi pour le pire. L’industrialisation de l’élevage a été faite au nom du profit et c’est au nom du profit qu’elle prend aujourd’hui une autre forme.

« Après avoir transformé les animaux en machines et produit de la matière animale à profusion, les zootechniciens 3.0 s’apprêtent maintenant à produire de la matière animale sans les animaux, à partir de la cellule et non plus à partir de l’animal entier. »

En effet, après avoir transformé les animaux en machines et produit de la matière animale à profusion, les zootechniciens 3.0 s’apprêtent maintenant à produire de la matière animale sans les animaux, à partir de la cellule et non plus à partir de l’animal entier. L’agriculture cellulaire est en marche pour remplacer l’agriculture industrielle, à commencer par les produits animaux. Car les animaux ont cessé d’être rentables et des substituts biotechnologiques offrent des perspectives de profitabilité incomparablement supérieures. Ces orientations sont opérées, tout comme lors des siècles précédents, à l’appui de l’alliance entre science et industrie. Car, comme les concepteurs de l’agriculture cellulaire l’expliquent, la façon dont nous produisons notre alimentation aujourd’hui n’est pas raisonnable. Nous massacrons les animaux, nous polluons la planète, nous consommons des produits nocifs pour notre santé… Il vaudrait bien mieux nous détacher des animaux, voire de la nature tout entière, pour produire des aliments « propres » non entachés de mort animale. C’est ainsi qu’est décrite la clean meat, la viande in vitro, par ses concepteurs, une formidable innovation participant d’un « monde meilleur ».
Ces innovations biotechnologiques sont soutenues par une large frange des partisans de la cause animale. Comme le souligne, en substance, la très puissante association américaine « Pour une éthique dans le traitement des animaux (PETA) », si les gens sont incapables de se passer de viande, autant leur en fournir qui ne nécessitera pas de tuer les animaux. C’est aussi la position des associations de défense des animaux en France. De plus, grâce à la viande in vitro, les chats et les chiens pourront échapper aux croquettes véganes et rester carnivores.

« Considérant les conséquences d’une critique radicale de la domestication, c’est-à-dire la fin de nos relations avec les animaux domestiques – chiens et chats compris –, de nombreux auteurs prétendent maintenant penser notre vie avec les animaux mais sans le travail et surtout sans la mort. »

Tous ces discours rationnels font l’impasse sur la fonction de la raison qui consiste à rechercher ses propres limites. Nos relations avec les animaux sont incarnées. Notre subjectivité et l’intersubjectivité de nos relations avec les animaux passent par le corps. C’est pourquoi le travail est une indispensable clé de compréhension du point de vue des animaux. Parce que, dans le travail, les animaux font des choses. Ils font des choix et des propositions. Ils coopèrent ou ils refusent leur participation. C’est dans cette production matérielle – ou immatérielle – qu’ils se construisent en tant qu’êtres singuliers et en tant qu’espèces. Et c’est dans cette production matérielle que l’on peut comprendre la place de la mort des animaux dans le travail.
Ainsi que l’exprime la formule attribuée à Einstein, la connaissance s’acquiert par l’expérience, le reste n’est que de l’information. C’est par l’expérience du travail et par l’engagement du corps que nous comprenons les animaux et qu’ils nous comprennent. C’est ensuite par l’exercice de notre raison que nous pouvons tirer les conséquences de nos expériences à titre individuel et collectif, avec les animaux et non pas sans eux.

Jocelyne Porcher est sociologue et zootechnicienne. Elle est directrice de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA).

Cause commune n° 11 • mai/juin 2019