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Le kitsch, cette notion qui nous vient de l’esthétique, semble susceptible de fonctionner dans tous les domaines qui relèvent du symbolique et de la présentation de soi.

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Il est difficile et ingrat de lutter. Le rouleau compresseur des forces de l’argent est tellement puissant qu’il engendre crainte et résignation. Toute une génération n’a pas connu la victoire. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant, il est même très humain, que certains, désabusés, lorgnent vers ce qui leur apparaît comme des solutions de facilité, des raccourcis susceptibles de leur épargner des souffrances et de la peine. Le succès du PS à la fin des années 1970 ne s’explique pas autrement que par cette tentation sociale-démocrate. Tentation qui lui préexistait. Tentation qui perdure. Un des objets offerts à cette tentation, c’est le kitsch. Cette notion, qui nous vient de l’esthétique, me semble susceptible de fonctionner dans tous les domaines qui relèvent du symbolique et de la présentation de soi.

Étymologie de kitsch
L’étymologie est intéressante : kitschen veut dire en allemand « bâcler » ; et il y a aussi verkischen, qui signifie « brader ». Si le kitsch peut être en de rares cas (pensons à Andy Warhol ou à ces images « idiotes » d’almanach qui fascinaient Rimbaud) « l’assomption du misérable », il est le plus souvent l’abaissement grotesque et la caricature qui transforme un chef-d’œuvre en autre chose que lui-même : pensons à la laitière de Vermeer reproduite à l’infini sur les pots de yaourt, aux chromos de la Joconde, etc. Le kitsch n’est pas une forme d’art, c’est une dévalorisation de l’art appuyée sur des procédés permettant une imitation sommaire clinquante et bon marché (cheap en anglais). Reproduction qui peut facilement devenir production industrielle de masse et produit marketing. Le kitsch, c’est cette caricature qui n’a pas l’air d’en être une, cette contrefaçon qui, comme l’avait vu Roland Barthes, permet une reconnaissance facile et d’étiquetage, alors que la vision esthétique relève de tout un travail de compréhension et d’appropriation. Voir un tableau, explique Lessing dans le Laocoon, est un processus actif et critique, un travail. À l’inverse, le kitsch se contente de créer un effet, d’où ses caractéristiques : le criard, l’emphase, l’impudeur, la brutalité, la simplification outrancière, l’exploitation éhontée de la sensiblerie et du sentimentalisme, le primat du geste et du symbole sur le discours argumenté. En un mot, la démagogie.

Un virtuose du kitsch
Et c’est cette notion de démagogie qui nous fait passer de l’art, ou plutôt de ses sous-produits dérivés commercialisés, à la politique. Mais, pour bien en mesurer l’enjeu, prenons un exemple qui ne relève pas directement de la politique, sinon en un sens très large, mais de la manipulation de la « mémoire historique » : celui du faux déporté Enric Marco.

« Accréditer l’idée qu’être révolutionnaire est une affaire de codes et de signes visibles de reconnaissance, c’est du kitsch. »

Dans son livre L’Imposteur, paru en 2014, l’écrivain et universitaire espagnol Javier Cercas mène une enquête détaillée sur Enric Marco, ce faussaire génial qui parvint, durant plus de quarante ans, à se faire passer pour un ancien déporté et résistant antifranquiste, et qui, en s’appuyant sur ces titres totalement usurpés, fut successivement secrétaire général de la confédération syndicale anarchiste CNT, puis d’une importante association de parents d’élèves, et enfin de l’amicale des rescapés de Mauthausen, avant d’être démasqué. Comment une telle supercherie a-t-elle pu durer si longtemps ? se demande Cercas. L’une des principales raisons lui paraît résider dans l’atmosphère d’ignorance et de culpabilité diffuse de l’Espagne postfranquiste, où les rares survivants de la déportation, souvent âgés et diminués, ne s’exprimaient que difficilement. Un beau parleur hyperactif, doté d’un certain charisme, pouvait accéder facilement à un statut de « rockstar ». Marco faisait des tournées de conférences dans les lycées, les universités, les maisons de retraite et même les prisons, et bouleversait son auditoire avec des récits fort bien documentés auxquels il ajoutait des épisodes totalement inventés dans lesquels il se mettait complaisamment en valeur, comme par exemple celui d’une partie d’échecs qu’un officier nazi l’aurait obligé à jouer avec lui, et dont l’enjeu était sa vie s’il la perdait…
Quiconque a rencontré d’authentiques déportés sait bien que ces choses-là sont invraisemblables, et que ceux qui ont connu les camps soulignent combien la survie était difficile, et que maintenir sa dignité passait par de multiples actes en apparence simples et prosaïques, et en tout cas dénués de toute théâtralité.
Cercas est dès lors fondé à conclure que Marco l’imposteur est un virtuose du kitsch : « Le kitsch est le style propre du narcissique. » Il a servi aux Espagnols une version romanesque et sentimentale d’un épisode particulièrement tragique de l’histoire, opposant longtemps avec succès son soi-disant « vécu » aux questions précises d’historiens de plus en plus dubitatifs. Il a dit à l’opinion publique espagnole ce que celle-ci avait envie d’entendre. Déjà en 1933, l’écrivain et philosophe autrichien Robert Musil dénonçait « ceux qui ne vont pas jusqu’au bout, les timides, les douillets, ceux qui consolent leur âme avec des radotages sur l’âme et la nourrissent, sous prétexte que l’intelligence lui donne des pierres au lieu de pain, de sentiments religieux, philosophiques ou imaginaires, qui sont comme des petits pains ramollis dans du lait » (L’Homme sans qualités). C’est une telle faiblesse, souvent très répandue dans un contexte de crise ou de transition douloureuse, qui fournit au kitsch son terreau.

Le kitsch omniprésent dans l’Europe actuelle
Les exemples historiques de kitsch politique les plus forts, on les trouve, incontestablement, dans le fascisme mussolinien : romanité affectée, exaltation des « fils de la louve », salut soi-disant imité de celui des légionnaires, etc. Mais tous les fascismes et tous les populismes utilisent un arsenal symbolique étrange et inquiétant, avec un alibi pseudo historique : faisceaux, francisque, croix de diverses sortes…
Le kitsch ainsi défini est omniprésent dans l’Europe actuelle, et singulièrement en France : religiosité de pacotille qui camoufle son vide sous l’appellation ronflante de « retour du religieux », communautarismes en tout genre, régressions chauvines osant se draper dans le drapeau national, banalisation de l’infantilisme, du racisme et du sexisme au nom de la « libération de la parole », affectation de compétences et d’un savoir intransmissible, exigence de respect, colères surjouées… Sarkozy aura de ce point de vue été le roi du kitsch.

« Le kitsch politique est tout aussi détestable que le kitsch artistique, même s’il a des chances de mieux se “vendre” électoralement que la lutte des classes et le travail de démocratie. »

Mais la gauche n’est pas exempte de cette tentation, loin de là : le « beau geste », les mots qui claquent, l’exhibition et la prolifération des symboles et des mots « magiques », on connaît ! C’est bien beau d’arriver à l’Assemblée nationale le poing levé, de brandir le code du travail devant les caméras ou de refuser tel ou tel code vestimentaire. Et après ? Accréditer l’idée qu’être révolutionnaire est une affaire de codes et de signes visibles de reconnaissance, c’est du kitsch. Alors que le travail pour marquer des points dans le débat d’idées, pour faire passer ceux qui veulent le changement du statut de spectateur à celui d’acteur, c’est tout autre chose. Et c’est dans les luttes effectives que se constitue aussi une symbolique nouvelle, qui s’approprie certains gestes du passé mais surtout en crée de nouveaux, ainsi que de nouveaux mots et de nouveaux comportements.
Le kitsch politique est tout aussi détestable que le kitsch artistique, même s’il a des chances de mieux se « vendre » électoralement que la lutte des classes et le travail de démocratie. De même que la novation en art suppose l’élaboration de formes nouvelles et non pas les facilités de la copie, de même le mouvement social authentique articule patiemment, dans un mouvement qui vient d’en bas et dont nul n’a le contrôle, les héritages de la tradition et des façons de faire inédites. Il s’agit là d’un travail et, dans le dernier cas au moins, d’un travail d’appropriation collective. Une immense richesse évidemment exposée à beaucoup de contrefaçons. 
Jean-Michel Galano est professeur agrégé de philosophie.

Cause commune n° 4 - mars/avril 2018