L’histoire des jardins potagers et les enjeux de l’autoproduction alimentaire.
Depuis une quinzaine d’années les jardins partagés se répandent peu à peu dans les espaces urbanisés. Ils prennent le relais des jardins ouvriers devenus jardins familiaux au fur et à mesure du temps et de la fermeture des usines. La capacité nourricière de ces jardins est devenue depuis peu un objet d’intérêt autant pour l’aspect social de coproduction par les habitants que pour la possibilité du développement d’une agriculture urbaine.
Un espace invisible
Pourtant, le jardin potager a longtemps été cantonné à l’espace invisible. Ainsi, la production alimentaire est-elle repoussée à l’arrière de la maison, quand l’avant du domicile est mis en valeur comme une vitrine. Le jardin pavillonnaire de la fin des années 1970 cache les potagers et les vergers, comme les demeures bourgeoises de la fin du XIXe siècle. C’est ce que note le paysagiste Gilles Clément dans son livre Une brève histoire du jardin : « La société pudibonde cache son labeur, son sexe et ses misères. Elle dissimule son potager derrière de hauts murs, elle a honte de son astreinte à la terre, elle se détourne des gestes ancestraux et du travail manuel. Elle se confie à la machine. Si, par hasard, on risque un œil au potager, c’est pour donner un ordre et non pour jardiner. On garde son habit et sa distance, c’est l’air du temps. La nature est confuse, soit on la déteste, soit on la magnifie : on ne vit pas avec. On regarde la vie comme un tableau, le jardin comme un décor bien arrangé, le potager comme un local technique obligatoire. »
« Si le jardin ouvrier est dans son origine un moyen de détourner l’attention des ouvriers de leurs conditions de travail et des revendications sociales et politiques, il est aujourd’hui devenu le centred’une politisation de l’action et du rapport au monde plus importante. »
Le choix du jardin potager inclut une nouvelle discontinuité à l’intérieur même du jardin, à la fois physiquement, mais également pour sa fonction nourricière. Les limites du potager sont solides et pourtant tout à fait poreuses, permettant l’irruption de l’espace domestique (avec ses fonctions) dans l’enceinte du jardin et inversement celle de l’espace agricole au domicile par le biais des légumes, des fruits et des fleurs qui en proviennent.
Un contrôle moral du monde du travail
Entre ces deux moments de l’histoire des logements individuels, entre les demeures bourgeoises du XIXe siècle et les pavillons périurbains de la fin du dernier quart du XXe siècle, naissent les jardins ouvriers. Ils accompagnent l’urbanisation de la révolution industrielle et l’exode rural. En 1876, la démarche de l’abbé Lemire, député-maire chrétien de la ville d’Hazebrouck, créant les conditions pour que se développent des jardins ouvriers, dans le but d’améliorer la situation des familles ouvrières, prend sa place dans la mouvance hygiéniste à destination de ces populations. L’enjeu est alors d’extraire l’ouvrier des taudis où sévit la tuberculose, de les éloigner du bistrot, de leur insuffler une certaine idée du foyer et d’éviter qu’ils s’imprègnent d’idéaux révolutionnaires. Enfin, la mise en place de ces jardins permet à de nombreux ouvriers de renouer avec la terre, alors que beaucoup d’entre eux sont issus du monde rural. Fin XIXe-début XXe siècle, la politique paternaliste du patronat participe ainsi à la mise à disposition de jardins ouvriers pour le personnel. Cette attribution s’inscrit dans la tendance au contrôle moral du monde du travail. La parcelle est attribuée au chef de famille, mais si l’homme est dépositaire du lopin de terre, le conserver repose sur le couple. Ainsi, « un jeune ménage sans enfants ne peut posséder un jardin que jusqu’à la troisième année de son mariage. Passé ce délai, il est considéré stérile et quitte le jardin ». Ces jardins ouvriers survivent à la désindustrialisation et, la politique paternaliste en moins, deviennent des jardins familiaux : parcelles closes mais souvent visibles, au moins depuis les autres parcelles, sinon de la rue. Le travail de production alimentaire revient par ce biais dans l’espace public.
Un laboratoire de la sociabilité démocratique
Les jardins partagés font perdurer ces astreintes nourricières, toutefois, ils peuvent être envisagés comme « un laboratoire de la sociabilité démocratique ». C’est d’autant plus vrai lorsque l’espace public est à nouveau pensé pour être comestible. Le retour en grâce des jardins de production alimentaire, leur réapparition dans l’espace public rendent possibles des actions de développement d’agriculture urbaine, certaines à l’initiative d’habitants (sous forme d’association comme « Les incroyables comestibles » ou d’association de quartier d’aménagement de jardins partagés). Ces initiatives se vivent comme un engagement à individualiser cet urbain, comme un geste de résistance à l’homogénéisation (et donc à la suppression) du paysage.
« La capacité nourricière de ces jardins est devenue depuis peu un objet d’intérêt autant pour l’aspect social de coproduction par les habitants que pour la possibilité du développement d’une agriculture urbaine. »
La JAD (jardins à défendre) qui se constitue autour de la défense des jardins familiaux d’Aubervilliers est tout à fait révélatrice du rôle social de cette production collective urbaine dans les liens de la société à son ancrage à la ville d’une part, mais également d’une volonté de réappropriation citoyenne des espaces et de la saisonnalité des cultures, tout comme d’une prise de conscience collective des effets de l’artificialisation des sols à des seules fins commerciales. En cela elle rejoint l’exemple du quartier libre des Lentillères à Dijon.
Si le jardin ouvrier est dans son origine un moyen de détourner l’attention des ouvriers de leurs conditions de travail et des revendications sociales et politiques, il est aujourd’hui devenu le centre d’une politisation de l’action et du rapport au monde plus importante.
Beatriz-Loreleï Goudes-Vitelotte est géographe.
Cause commune n° 25 • septembre/octobre 2021