Par

Parlez autour de vous : l’idée qu’une mobilisation populaire pourrait prochainement changer sérieusement la donne reste faiblement répandue, et c’est un euphémisme. Ce qui prédomine au contraire sont diverses nuances de fatalisme.

IMG_2120.jpg

On dira que celles-ci naissent des discours médiatiques. C’est une dimension assurément importante : combien de journalistes, d’éditorialistes, d’« experts » télévisés l’expliquent sur tous les tons matins et soirs ? L’austérité ? Les privatisations ? Il n’y a pas d’alternative, messieurs dames. Reste que bien des militants – de toutes formations – ont trop vite fait de se poser en avant-garde éclatante, nettement démarquée d’un bas peuple auquel ils prêtent toutes les crédulités. Les sondages donnent pourtant à peine un Français sur deux pour faire confiance aux média écrits et audiovisuels. Près des deux tiers répondent non quand on leur demande s’ils croient que les journalistes sont indépendants et résistent aux pressions de l’argent. L’explication n’est donc pas nulle mais elle est très partielle. Ce qui n’empêche pas d’imaginer qu’une clé dans le déverrouillage de la situation réside en une bataille sur ce front médiatique.

« Nous-mêmes, progressistes, aimons parfois à nous complaire dans la mémoire de nos échecs, de nos erreurs, de nos limites.»

Où en est l’idée qu’on ne peut pas faire autre chose ?
On dira aussi que le fatalisme naît de l’échec des grandes expériences socialistes du XXe siècle. La meilleure preuve de la possibilité du communisme – si constamment décrié par les classes dominantes comme une dangereuse chimère –, ce fut longtemps, à entendre les communistes, l’existence de pays socialistes fonctionnant, de fait, d’une manière très différente des pays capitalistes. Le hic bien connu, c’est que leur échec même permit aux capitalistes de retourner l’argument : la meilleure preuve de l’impossibilité du communisme, c’est l’échec de toutes ses tentatives du XXe siècle. Tout cela compte dans les esprits. Et les programmes – si subtils… – des collèges et lycées autour du « totalitarisme » sont là pour asséner cela avec toute l’autorité de l’institution scolaire. Poussant l’avantage, l’idéologie dominante a tôt fait de taxer de « soviétisme », c’est-à-dire de dangereuse, inefficace et criminelle chimère, toute mesure s’élevant un peu haut contre l’ordre établi. Tout cela compte, oui. Mais cela compte tout de même de moins en moins : l’antisoviétisme n’est plus ce qu’il était et l’Union soviétique a vraiment perdu toute centralité dans les débats. Le calme mou qui a caractérisé le centenaire de 1917 nous a entraînés bien loin de l’hystérie anticommuniste de 1997. Près d’un Français sur deux, d’après l’enquête de la Fondation Gabriel-Péri de la fin 2017, considérait même que « les régimes totalitaires qui se sont réclamés du communisme n’ont rien à voir avec la pensée communiste ou marxiste initiale ». Il y a sans doute ici un verrou alimentant l’idée qu’on ne peut pas faire autre chose puisqu’il y en a qui ont essayé et qu’ils ont eu des problèmes, etc., mais le verrou est un peu rouillé. Cela n’empêche pas de travailler à faire grandir une vision plus juste du siècle passé mais la mise en mouvement populaire ne sera sans doute pas si grandement libérée, une fois qu’on aura massivement rappelé les conquêtes du temps de Lénine, le rôle de l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale ou des pays socialistes dans la décolonisation ou les droits des femmes.

Fatalisme et expériences concrètes
Non, le fatalisme a une source plus directement ancrée dans l’expérience concrète de millions de Français, ce qui est bien plus redoutable que les strates idéologiques plus ou moins lointaines jusqu’ici évoquées. C’est ce qu’évoquait l’éditorial « Les voies de la volonté populaire » (Cause commune, n° 3) qui notait « ce que notre époque a d’inédit à l’échelle de plus de deux siècles : l’énorme majorité de notre peuple n’a fait l’expérience d’aucune lutte conquérante victorieuse et a, au contraire, vu défiler une noria de défaites collectives. » Voilà un verrou que le pouvoir veille bien à laisser fermé à double tour : l’arrogance et l’acharnement dont font preuve Emmanuel Macron et les siens avec les cheminots en est l’indubitable marque.
Alors, que faire face à ce verrou si puissant qui indique à chacun qu’il est inutile de se lever car la porte est décidément fermée et ne cédera pas ? Il y a une bataille idéologique à mener et l’histoire peut être de grand secours : combien de discours la bourgeoisie nous a laissés dans lesquels elle explique doctement qu’elle ne cédera pas, que ce serait la porte ouverte au chaos, à l’anarchie, à la chienlit, qu’elle est sereine et droite dans ses bottes, etc., etc. et puis, finalement, face au mouvement populaire, l’impossible mille fois allégué devient tout à coup non seulement possible mais réalisé. La mémoire de nos victoires n’est pas célébrée par Stéphane Bern et ses amis. Nous-mêmes, progressistes, aimons parfois à nous complaire dans la mémoire de nos échecs, de nos erreurs, de nos limites, dans quelque élan romantique (vous connaissez la chanson : « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux/Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots »). Pourtant, il y a un intérêt stratégique, pour le présent, à rappeler que la domination de classe, malgré ses muscles et ses grands airs, n’est pas invincible ; c’est rappeler au présent pour les faire nôtres (où ce « nôtres » est le plus ample possible) ces expériences d’hier pour leur donner comme la clarté et la force de conviction de nos propres expériences.

« Libérer le mouvement populaire, faire grandir la confiance du grand nombre dans ses propres forces, c’est un axe stratégique qui peut se décliner très concrètement.»

Mais l’histoire ne peut pas tout car elle répond mal aux arguments des profondes mutations de l’époque, si intégrés par le grand nombre – et pour cause, ils mesurent sous leurs yeux l’ampleur de ces changements, dans les loisirs, dans le travail, dans la vie même. Autrement dit, l’histoire ne répond pas au : « Oui, bien sûr, on a réussi ça, par le passé, mais aujourd’hui, les temps ont tellement changé que cela n’est plus possible : la mondialisation, la révolution numérique, etc., etc. » Quelle arme anti-fatalisme reste alors, en dernière instance, la plus efficace ? C’est sans conteste celle de l’expérience. Il faut réamorcer la pompe, par tous moyens. Et quel moyen plus efficient que la lutte victorieuse ? Belle plaisanterie, dira-t-on : qui ne veut pas de victoire ? Certes, certes, mais une chose est de n’être pas opposé à une victoire, de regarder ça avec un bon œil et autre chose est d’être obnubilé par cela, de s’organiser en vue de cela. Libérer le mouvement populaire, faire grandir la confiance du grand nombre dans ses propres forces, c’est un axe stratégique qui peut se décliner très concrètement. N’y a-t-il pas là une clé, et des plus sûres : travailler à multiplier les expériences de victoires, aider à ce que leçon en soit tirée afin de s’appuyer sur celles-ci, les mettre en avant pour aller plus loin ? 

Elsa Guquelin est politiste.

Cause commune n° 7 - septembre/octobre 2018