Depuis quelques mois, la question de la décentralisation revient au centre du débat politique par la mise en avant d’un droit à la différenciation territoriale. Cette notion introduit une rupture inquiétante dans les valeurs et les principes de la République. C’est ici l’égalité républicaine, imaginée par les révolutionnaires de 1789, qui est directement menacée.
Pour comprendre cette évolution, il faut en préalable procéder à quelques rappels. La décentralisation a permis aux collectivités locales de disposer d’une autonomie démocratique, administrative et financière. Les élus locaux agissent au quotidien pour mettre en œuvre des politiques publiques répondant aux besoins des habitants. Si les collectivités doivent respecter le droit national, elles ont des marges de manœuvre pour agir en faveur de projets et de vrais choix politiques. Par exemple, lorsqu’une commune décide d’assurer la cantine scolaire, elle aura le choix soit de gérer elle-même ce service, soit le déléguer à un prestataire privé. Elle pourra pratiquer ou pas une politique tarifaire basée sur le quotient familial de la CAF et avec un nombre plus ou moins important de tranches. Les politiques publiques, de par leurs multitudes et le pouvoir discrétionnaire laissé aux élus locaux, sont ici une source de différenciation que l’on pourrait qualifier de naturelle, puisque découlant de gestions politiques différentes.
En revanche, plus récente est la volonté étatique de reconnaître la différenciation territoriale comme un droit à la différence fondé sur les particularismes locaux. C’est le gouvernement d’Edouard Philippe qui a remis explicitement à l’ordre du jour ce droit à la différenciation territoriale. En 2017, le président de la République déclarait devant les maires : « L’égalité républicaine est un de nos grands principes mais elle ne doit pas se traduire en une uniformité de la norme, parce que les territoires ne sont pas plongés dans les mêmes situations. » Il s’agit pour lui de « conférer aux collectivités une capacité inédite de différenciation, une faculté d’adaptation des règles aux territoires et pouvoir, le cas échéant, aboutir aussi à des transferts aux collectivités pour une répartition plus efficace ».
« La décentralisation, depuis les lois Defferre de 1982, est organisée en respectant les principes d'égalité et d'indivisibilité de la République. »
Pour contourner la voie d’une révision constitutionnelle impossible pour cause d’absence de majorité au Sénat, le gouvernement a déposé un projet de loi organique portant réforme du droit à l’expérimentation des collectivités territoriales et prépare, pour la fin de l’année, un projet de loi de déconcentration, décentralisation et différenciation, dit « 3D ». Ces deux textes veulent accorder un droit à la différenciation territoriale en donnant la possibilité aux collectivités de déroger à la loi. Si des formes de différenciation existent déjà, la reconnaissance d’un tel droit serait un danger car il accentuerait les inégalités territoriales déjà prégnantes aujourd’hui. Il serait particulièrement néfaste pour la démocratie et permettrait à l’État de mieux organiser la concurrence entre les territoires.
Une décentralisation source d’égalité et d’inégalités
Si la différenciation territoriale est difficile à définir c’est qu’elle ne fait pas partie des principes de l’état unitaire dont la Révolution de 1789 a jeté les bases. Cette organisation unitaire de l’État implique qu’il revient au parlement, représentant le peuple, d’édicter la loi. Par ailleurs, c’est le principe d’égalité qui impose un droit et une organisation administrative identiques sur tout le territoire national. Ainsi, les collectivités ne peuvent, sauf dans certains cas en outre-mer, ni édicter une loi, ni adapter le droit selon les circonstances locales. La création des municipalités et des départements visait à garantir une application du principe d’égalité entre les citoyens. Où que l’on soit en France, le droit s’appliquant de manière identique, les citoyens doivent pouvoir s’adresser aux mêmes institutions au niveau local. Cela implique que les communes, les départements puis les régions soient organisés et régis par les mêmes règles.
« La majorité présidentielle souhaite ardemment en finir avec le principe d’égalité, jugé comme un obstacle à un néolibéralisme débridé. »
Mais il faut bien préciser que la décentralisation, depuis les lois Defferre de 1982, est organisée en respectant les principes de d’égalité et d’indivisibilité de la République. Avec la décentralisation, l’État a conféré aux collectivités locales des attributions comme l’urbanisme, les politiques sociales, la culture, la construction des écoles… À condition que les moyens financiers soient réellement assurés par l’État, la décentralisation permet de développer plus de proximité avec les citoyens, afin de répondre à leurs besoins. Mais elle peut impliquer, dans les faits, des formes de différenciation dans les politiques publiques des collectivités pouvant accentuer les inégalités entre territoires. Par exemple, le récent transfert par l’État de la gestion du temps périscolaire par les communes a engendré, pour celles-ci, des coûts budgétaires supplémentaires. En effet, le transfert de cette responsabilité s’est opéré sans compensation financière, aggravant ainsi les disparités entre communes.
Mais la dérive et le danger se situent vraiment dans la reconnaissance explicite d’un droit à la différenciation. Les lois de décentralisation de 2003-2004 ont introduit les premiers contours de ce droit avec l’inscription, dans la Constitution, d’un droit à l’expérimentation permettant aux collectivités de déroger, à titre expérimental à certaines lois ou règlements. Depuis 2003 il n’y a eu que quatre expérimentations, dont la délivrance du RSA qui a d’abord fait l’objet d’une expérimentation dans quelques départements avant d’être étendue à tous. La réforme territoriale (2010-2017) a amplifié la logique « différencialiste », afin de privilégier les territoires urbanisés au détriment du périurbain et des zones rurales. Cette réforme a créé des différences de statut entre collectivités territoriales. À titre d’illustration, la métropole de Lyon est une collectivité à statut particulier, qui a absorbé une partie du département du Rhône et dispose de compétences très importantes la mettant en concurrence directe avec la région Auvergne- Rhône-Alpes.
« Si des formes de différenciation existent déjà, la reconnaissance d’un tel droit serait un danger car il accentuerait les inégalités territoriales déjà prégnantes aujourd’hui. »
Le gouvernement actuel veut aller plus loin puisque le projet de l’exécutif va permettre aux collectivités de pouvoir déroger directement à certaines lois ou règlements. Les communes ou les intercommunalités pourront demander, dans le cadre de leurs projets d’urbanisme, de déroger à certaines règles de protection du littoral. On peut imaginer ce que ces dérogations engendreraient comme « passe-droits » lors des délivrances de permis de construire. Avec la différenciation territoriale, les collectivités pourront appliquer un droit différent mais aussi posséder des compétences variant d’une collectivité (d’une même catégorie) à l’autre. Une région pourra demander, par exemple, d’agir dans le domaine de la prévention de la délinquance, alors que cela relève en principe des communes et des départements.
Récemment, le gouvernement a déjà eu l’occasion de mettre en œuvre son projet avec la fusion des départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin qui formeront, à partir du 1er janvier 2021, la collectivité européenne d’Alsace (CEA). Cette nouvelle collectivité sera un département avec des compétences particulières, différentes des autres départements. La CEA, créée pour répondre, selon les élus locaux, à un « désir d’Alsace », aura des compétences aussi variées que la coopération transfrontalière, la gestion de concessions autoroutières ou l’enseignement de la langue régionale. Le gouvernement et le législateur se sont appuyés sur la proximité avec l’Allemagne et les enjeux économiques importants pour justifier la différence de traitement de ce « super département ». Mais, comme l’a justement noté le député communiste Hubert Wulfranc, à l’occasion du débat parlementaire relatif aux compétences de la CEA, le droit à la différenciation « amplifie les dissonances territoriales. Derrière le paravent de la différence se cache en réalité la volonté de masquer les inégalités et les injustices sociales et fiscales territoriales sans chercher à les réduire ».
une consécration de la concurrence entre les territoires
Le droit à la différenciation est une nouvelle étape du détricotage territorial engagé sous les précédentes législatures. Ce sont évidemment les territoires les plus riches et les pôles urbains qui seront les gagnants de ces ruptures. Dans un tel paysage administratif morcelé, on peut largement imaginer que ce sont les métropoles et les collectivités les plus riches qui pourront attirer les investisseurs et les capitaux sur leurs territoires. On voit aujourd’hui les effets de cette métropolisation à marche forcée sur le territoire national. Celle-ci consiste en une concentration des pouvoirs, des compétences stratégiques et des moyens financiers sur un territoire très urbanisé et donc très attractif.
À ce stade, on peut se demander si nous sommes dans un moment de basculement vers un fédéralisme à la française, dont beaucoup espèrent l’avènement ? Qu’il nous soit permis ici d’en douter. On ne pense pas que la France puisse rejoindre des catégories d’États comme l’Allemagne ou la Suisse (où le SMIC horaire est fixé par les cantons). Pour plusieurs raisons. La première est d’ordre politique puisque le président de la République n’est pas un décentralisateur et encore moins un fédéraliste. La pratique de son pouvoir et l’analyse de son discours dénotent une vraie verticalité avec une place étouffante de l’État. Nous en voulons pour preuve la gestion de la crise sanitaire qui s’est traduite par une détermination pour l’État de garder à distance l’échelon local. Par ailleurs, le droit à la différenciation territoriale est une nouvelle manière d’asseoir la domination du pouvoir central sur les collectivités territoriales par une casse de leur unité d’ensemble. Ici, le gouvernement va accorder des compétences particulières à telle collectivité et pas à l’autre. Là, il va autoriser une collectivité à déroger au droit national, alors que la collectivité voisine ne pourra pas le faire. C’est une logique de division au service d’un projet économique privilégiant les territoires les plus compétitifs.
« Le gouvernement veut passer d’une décentralisation plus ou moins égalitaire à une décentralisation à la carte et complètement inégalitaire. »
Dans un État fédéral, les États membres disposent de leur propre Constitution. En produisant des lois, les États membres de la fédération disposent d’une très large autonomie qui n’existe pas dans un État unitaire décentralisé comme la France. Si la fédéralisation de la France n’est pas souhaitable, elle ne semble pas possible du fait de l’écart existant aujourd’hui avec la forme fédérale.
Le droit à la différenciation territoriale s’apparente donc plus à un changement radical des logiques de la décentralisation. La majorité présidentielle souhaite ardemment en finir avec le principe d’égalité, jugé comme un obstacle à un néolibéralisme débridé. Pour le pouvoir, il s’agit bien de poursuivre une politique de baisse des dépenses publiques et de privatisation des services publics locaux. C’est bien pour cela que le gouvernement veut passer d’une décentralisation plus ou moins égalitaire à une décentralisation à la carte et complètement inégalitaire. L’ambition du droit à la différenciation territoriale est de poursuivre, au niveau territorial et administratif, la conversion totale de l’État et des collectivités à un système où est encouragée la rentabilité accrue du capital concentré dans les très grandes métropoles. Loin de cette vision différencialiste, c’est vers une autre décentralisation qu’il faut tendre afin de développer de vrais services publics locaux dotés de moyens financiers consistants. Il est impératif de faire grandir une démocratie locale approfondie avec, par exemple, la coconstruction de budgets participatifs ou l’instauration de référendums citoyens. La décentralisation doit être conçue avec les habitantes et les habitants et répondre à leurs besoins quotidiens. Dans ce cadre, l’État doit avoir une place centrale pour assurer un aménagement du territoire équilibré, basé sur l’égalité et la solidarité.
Jean-Christophe Cervantès est doctorant en droit public à l’université Clermont Auvergne. Il est adjoint au maire de Clermont-Ferrand.
Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020