Par

Née en 1968 à Bucarest, Doina Ioanid a enseigné la langue et la littérature françaises à l’université Transilvania de Brasov. également traductrice d’œuvres françaises en roumain, journaliste littéraire, elle est rédactrice à l’Observator cultural de Bucarest, l’hebdomadaire culturel le plus important de Roumanie.

Dans son univers poétique très personnel, composé exclusivement de textes en prose (« noyaux poétiques et narratifs », en dit l’autrice), une apparente légèreté et l’humour côtoient l’angoisse et la tristesse : « Parfois, même la poitrine blanche des femmes prend un goût de rouille et de bile. » La vieillesse y est souvent évoquée.
Si la poétesse s’éprouve sans l’amour comme « une taupe aveugle », si un lyrisme amoureux est magnifiquement présent (… « sans toi il ne ferait plus jamais jour…»), elle se déclare violemment hostile aux « vies mutilées » de la condition féminine traditionnelle, et notamment à la maternité « afin d’oublier l’attente des interminables nuits », en particulier dans un recueil au titre amèrement évocateur : Boucles d’oreilles, ventres et solitude.
Des figures familiales prennent place dans ce qui s’apparente à une autobiographie aux étapes douloureuses : elle interpelle ainsi, dans un autre recueil, le grand-père mort, Dumitru, évadé de son caveau : « Je t’ai porté dans les rues printanières, bordées de magnolias et de glycines pour t’entraîner à ne pas t’en aller tout à fait. » (Le Collier de cailloux).
La langue (où brille parfois un mot superbe) est simple, comme la structure narrative, mais le quotidien décrit métamorphosé dans une vision surréaliste parfois sombrement inquiétante : Doina Ioanid a beau se farder pour faire comme les autres jolies femmes, note-t-elle plaisamment, le monde menace souvent de se défaire en morceaux, et l’angoisse « fermente dans les entrailles ». Car le corps, menacé de l’intérieur ou de l’extérieur, est très présent.
Saluée par la critique comme une voix très singulière, l’œuvre de Doina Ioanid a été traduite en de nombreuses langues.

Katherine L. Battaiellie

 


Et il ne reste que l’attente mastiquant le monde entre ses gencives noires, déjà gangrenées. Et cette attente ne porte aucun nom.

Lorsque je m’allonge sur le lit, le corps s’enfonce lentement, à travers le matelas, en dessous du plancher, dans la terre humide, où les bestioles prospèrent. Là, je tombe sur les corps effondrés de tant de femmes, me mêlant à leur pâte épaisse. C’est alors que tu arrives et que tu me souris. Ton sourire m’extrait de là et je m’allonge de nouveau sur le lit.

Dans mon cœur se sont accumulées toutes les effilochures du monde et en moi ont poussé des champs entiers de tabac. Et leur bruissement seul me porte encore par les rues.

Rythmes pour apprivoiser la hérissonne,
éditions L’Arbre à paroles, 2013.



Maman a peur de la solitude. Elle me regarde impuissante – même les feuilletons mélos ne la font pas se sentir mieux. Elle me regarde comme une génisse apeurée. Il n’y a pas de raison, je la réconforte, pendant que la solitude arrache un grand lambeau d’elle. Toi, tu n’as pas peur ? me demande-t-elle, les lèvres sanglantes. Non, lui répondis-je. Bien sûr, je mentais, et maman m’a cinglée avec un chardon. Et il était tellement violet, que le soir est tombé d’un coup.

Nous continuerons à nous aimer, jusqu’à ce que la peau s’effiloche, jusqu’à ce que nous ne soyons plus que deux avortons bons à faire peur aux enfants. Jusqu’à ce que nos cœurs craquent et forment une boule rouge et ardente, roulant sans fin à travers le monde, amassant herbes, gestes perdus et toutes sortes de restes.

Boucles d’oreilles, ventres et solitude,
éditions Cheyne, 2014.

Cause commune • mars/avril 2022