Plutôt que de « ville inclusive », terme à la mode pour définir un modèle de développement urbain, ne faudrait-il pas parler de « ville hospitalière ».
Avant toute chose, il est nécessaire de nous replacer dans un contexte global de l’aménagement du territoire occidental, français en particulier ici, qui ne s’appuie plus sur un principe de complémentarité et d’équité des territoires organisés par des réseaux de villes plus ou moins importantes, mais repose sur des relations qui sont celles de la compétitivité (ou attractivité). Cela s’est formalisé depuis une douzaine d’années par les multiples transformations de la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR). Peu à peu un glissement de la métropolisation a eu lieu, faisant du territoire (ou de la région non comprise dans son sens administratif mais comme zone urbaine sous l’influence d’un pôle urbain) la ville elle-même. La ville entrepreneuriale a pris son essor, renforçant de ce fait les hiérarchies entre les centres et les marges et avec elles les inégalités et finalement l’injustice spatiale.
« Parler d’inclusion considère les populations laissées (ou mises) en situation de vulnérabilité, comme des corps différents à inclure dans un corps homogène que serait la ville.»
L’observation à partir de variations d’échelle géographique pour la compréhension plus globale de l’agissement des discriminations a son importance. En effet, l’espace est le support et le produit de rapports sociaux marqués par des phénomènes de hiérarchisation et de domination impliquant différents critères de discrimination, parfois hiérarchisés. Et parmi ces critères l’appartenance (ou la non-appartenance) territoriale n’est pas moindre.
Or certaines discriminations pour être invisibles n’en sont pas moins durablement agissantes dans les représentations, les pratiques urbaines et finalement la fabrique de la ville.
Que signifie « ville inclusive » ?
Une discrimination est d’abord l’action, le fait de différencier, en vue d’un traitement séparé, les éléments les uns des autres, en les identifiant comme distincts. Cette action de distinction s’appliquant aux personnes est un traitement différencié, inégalitaire, sur la base de critères variables.
Nous avons l’habitude, en sciences humaines et sociales, de nous occuper des inégalités. Ce qui nous intéresse là, c’est qu’il s’agit d’un traitement actif, non pas passif. C’est une action. C’est-à-dire qu’il y a acteur ou actrice pour le faire, donc une décision, une autorisation à le faire. Dès lors, la chose est politique. L’espace n’est pas seulement l’endroit où l’action a lieu, mais il est également le produit de l’action, autant qu’il peut être critère de l’action. Il est l’endroit de la manifestation discriminatoire, il implique des réactions (évitements, contournements, stratégies comportementales, etc.), il s’associe à la discrimination dans des représentations. Porteur de ces représentations (et d’autres), il peut également être un critère de discrimination.
« La ville inclusive évacue les discriminations, les discontinuités et fragmentations socio-spatiales des termes du débat.»
Une inclusion, selon le dictionnaire du Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), signifie la présence d’un corps étranger dans un ensemble homogène auquel il n’appartient pas. L’adjectif qui lui est lié, inclusif ou inclusive, enferme et comprend quelque chose en soi. Alors qu’en est-il de cette « ville inclusive » que l’on accepterait ici comme l’antithèse à défaut d’être l’antidote aux discriminations ? Est-elle cet ensemble homogène dans laquelle un corps étranger serait compris ? Sans surprise, la ville qui serait non discriminante est désignée par un terme qui porte en lui la potentialité déclarée de la discrimination. Reste à savoir ce qu’elle est et le discours sous-tendu, le terme n’est en effet pas sans rappeler d’autres injonctions comme celles de la mixité sociale, de la ville durable, ou de la ville intelligente.
Depuis quelques années, ce nouveau qualificatif s’accroche à la ville dans les discours opérationnels. Cet attelage vient remplacer plus ou moins « mixité sociale » – dont on sait que l’injonction s’adresse en réalité plus souvent aux quartiers populaires qu’aux espaces bourgeois et/ou gentrifiés ; voire, cela tend à rendre obsolète le « vivre ensemble », autant d’expressions pratiques à utiliser du fait de leur plasticité qui les rend malléables à l’envi et adaptables à la grande majorité des projets d’aménagement. En effet, fort peu de maîtrise d’œuvre ou maîtrise d’ouvrage assumeraient de faire publiquement le choix de la ségrégation sociale, de l’entre-soi fermé (ne pas le dire ne conduit pas à ne pas le faire). De la même façon, il y a fort à parier que la ville inclusive ne trouvera pas beaucoup d’opposants qui annonceraient fièrement fabriquer de la ville exclusive (bien que !).
Mais ce « thème-objet », comme le définissent Garance Clément et François Valegeas dans un article de Métropole paru en juin 2017 « De quoi la “ville inclusive” est-elle le nom ? », dit quelque chose des villes, des normes de leur fabrique et de nos sociétés occidentales en général.
« L’accumulation d’adjectifs pour compléter l’idiome ne parvient pas non plus à forger une notion solide. »
Peu à peu, on note que la nécessité d’inclusion concerne les populations fragiles et vulnérables, finalement les populations discriminées. Si l’on s’entend toujours sur les termes, parler de populations vulnérables n’est pas la même chose que parler de populations discriminées, même si ce sont des mêmes dont on parle.
Du point de vue des risques : une population (c’est-à-dire l’enjeu) est vulnérable parce qu’elle est exposée à un aléa (c’est-à-dire un phénomène potentiellement dommageable), dont la probabilité, c’est-à-dire le risque, de la manifestation déclenche une catastrophe faisant des victimes et dépassant les capacités de réponse de la population affectée. Ainsi, il y a quelque chose de la fatalité dans la vulnérabilité. Une population discriminée l’est parce qu’il y a un accord politique collectif (au moins tacite) pour qu’une part de la population soit laissée (ou mise) en situation de vulnérabilité.
Alors parler d’inclusion considère ces populations laissées (ou mises) en situation de vulnérabilité, comme des corps différents à inclure dans un corps homogène que serait la ville.
Garance Clément et François Valegeas citent la Commission européenne (2008) abordant la notion d’« inclusion active » qui « consiste à permettre à chaque citoyen, y compris aux plus défavorisés, de participer pleinement à la société, et notamment d’exercer un emploi ». L’inclusion active ne cible plus seulement les situations de handicap, mais « vise à traiter différents problèmes : la pauvreté, l’exclusion sociale, la pauvreté des travailleurs, la segmentation des marchés du travail, le chômage de longue durée, les inégalités hommes-femmes ». Ces textes font suite à ceux de ONU-Habitat (2001), agence spécialisée de l’ONU, qui associent les termes ville et inclusive, en en faisant un modèle de développement urbain.
« On préférera interroger le commun des territoires, des espaces vécus, on prendra à notre compte la ville hospitalière dont l’étymologie, moins injonctive en fait, à mon sens, un appel à la bienveillance. »
Il est assez intéressant de constater que le « terme-objet » ville inclusive se trouve peu à peu habillé d’autres qualificatifs, comme un aveu d’incomplétude. Ainsi, en novembre 2016, au sortir du sommet mondial « Les villes pour tous » réuni sous l’égide des Nations unies et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), est adopté un Appel pour l’inclusion politique, économique et sociale, (l’ordre des mots est intéressant) incitant à favoriser « les droits de chacun et la démocratie participative (lutte contre les inégalités femmes-hommes, les discriminations, la précarité sociale ; accueil et intégration des familles réfugiées ; démocratie participative et “civile tech” ; accès aux données publiques…) ; la création des opportunités pour tous (accès à l’éducation et à la formation continue ; création de l’activité pour tous ; couverture sociale ; développement de l’intergénérationnel…) ; l’amélioration de l’accès aux services essentiels et les conditions de vie urbaine (accès au logement, aux soins ; lutte contre la ségrégation, la pollution ; mettre la culture et le sport à la portée de tous…) ». Sans surprise on retrouve une structure comparable à celle de la définition du développement durable… Lors des ateliers de la résilience en avril 2016, la maire de Paris souhaite une ville résiliente et inclusive. Pour l’ONU, les villes doivent être inclusives, résilientes et durables… Dans la tribune du Comité ONU Femmes France, la ville est inclusive, sensible et agile…
Pourquoi l’expression de « ville inclusive » pose problème ?
Tout d’abord, le flou de la définition est un problème en soi. Si, pour des auteurs comme Herman van der Wusten, la ville inclusive est un modèle de gestion urbaine, sorte de troisième voie entre nouvelle gestion publique « renforçant l’autorité des managers et des techniciens de la gestion aux dépens de celle des politiciens » et bonne gouvernance « portée par des organisations internationales comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ».
Dans ce modèle, « la politique doit fonctionner […] comme pratique d’une vie urbaine qui inclut la totalité de la population urbaine et est conçue comme le rassemblement de vrais citoyens qui tous ont une voix pour exprimer leurs intérêts en même temps que la garantie d’accès à un niveau de vie qui permette la participation à la vie urbaine », se rapprochant alors de l’exemple du budget participatif de Porto Alegre. Cela ne rejoint pas en totalité ce que dit la Commission européenne ni le texte de l’appel du sommet « Les villes pour tous », ni la proposition du Comité ONU Femmes France. Ce flou est propre aux terminologies (voire slogans) non clairement définies, en remplaçant d’autres élimées par le temps et leurs utilisations généralisées. L’accumulation d’adjectifs pour compléter l’idiome ne parvient pas non plus à forger une notion solide.
Ensuite, et c’en est une conséquence, l’escamotage du contenu politique de l’expression. En effet, dès lors que le terme se généralise, c’est parier sur une neutralité idéologique qui a autant de chance d’exister que l’objectivité scientifique ou que la neutralité politique de l’urbanisme. Cela n’est pas sans rappeler la ville durable qui n’a jamais été aussi touchée par l’obsolescence programmée depuis que l’on construit dans la durabilité.
Enfin, cela est compris dans l’assertion précédente, la ville inclusive
évacue les discriminations, les discontinuités et fragmentations socio-spatiales des termes du débat. Qu’en est-il dès lors des rapports centre- périphérie, ville-campagne, métropole-banlieues, mais aussi urbain-rural. La dissimulation des dialectiques des espaces habités qui sont autant la production que la matrice de rapports sociaux asymétriques me semble réduire le potentiel de transformation de ce qui est commun, porté par exemple par le droit à la ville.
En bref, ne perdrait-on pas en substance, voire en exigence dans la prétendue nouveauté du terme ? Aussi on préférera interroger le commun des territoires, des espaces vécus, on prendra à notre compte la ville hospitalière dont l’étymologie, moins injonctive en fait, à mon sens, un appel à la bienveillance. l
Violette-Ghislaine Lorion-Bouvreuil est géographe.
Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018