Quels rapports la complexité peut-elle entretenir avec les développements actuels de la pensée marxiste, notamment dans sa composante dialectique ? Peut-on concevoir comme démarche opérante dans la réflexion et l’expérimentation une pensée dialectique du complexe ?
L’évolution des modes de pensée sous l’effet de l’extension, voire la transformation considérable, du domaine scientifique, l’apparition de nouveaux paradigmes en philosophie, le surgissement d’autres formes de rationalité lancent de nouveaux défis à la recherche et à l’expérimentation scientifiques. La philosophie, dans ses dimensions d’étude des formes de la pensée, de support de la logique, de l’épistémologie et de l’histoire des sciences, n’échappe pas à la réflexion induite par tous ces bouleversements.
Un réseau de concepts
La prudence s’impose lorsqu’on dit complexité. Pas de définition claire ni univoque, mais un réseau de concepts : chaos, fractales, intelligence artificielle, pensée complexe ; science des systèmes complexes, structures dissipatives, systèmes dynamiques non linéaires, systémique, théorie des catastrophes, théorie des niveaux… De tout cela on ne mettra ici en évidence que quelques figures particulièrement significatives.
Par commodité, je partirai de ce que l’on nomme les systèmes dynamiques non linéaires (SDNL), qui nous permettent de confronter les notions centrales de linéarité et non-linéarité. La linéarité, domaine maîtrisé depuis des siècles, correspond toujours à deux propriétés fondamentales et coexistantes : la proportionnalité et l’additivité soit, en langage courant, « l’effet est proportionnel à la cause » et « le tout est égal à la somme des parties ». Dans la réalité, il existe maints systèmes qui ne possèdent pas ces qualités de proportionnalité et d’additivité. On les désigne comme non linéaires. Aujourd’hui, les scientifiques, qu’ils œuvrent dans le domaine des mathématiques, de la physique, de la biologie aussi bien que des sciences sociales, psychologie, anthropologie, histoire, etc. sont devenus familiers de ces caractères de linéarité et de non-linéarité et des débats qu’ils engendrent. Élargis à la notion de systèmes complexes, ils constitueront mon point de départ pour aborder plus largement la notion de complexité et les différentes théories qu’elle a pu faire surgir. Pour en rester à l’essentiel : dans un système non linéaire, réputé comme présentant des comportements atypiques, le tout ne se compose de rien d’autre que ses parties et pourtant il présente en tant que tout des propriétés n’appartenant à aucune de ses parties en tant que telles. Autrement dit, dans le passage au non-additif apparaissent des propriétés qui ne sont d’aucune manière précontenues dans les parties et ne peuvent donc s’expliquer par elles. Comme s’il se produisait une génération spontanée de propriétés nouvelles. C’est ce que l’on nomme le paradoxe de l’émergence. Un phénomène reconnu comme tel et posant en même temps de multiples recherches de solutions que l’on n’abordera pas en détail ici.
« Il ne faut surtout pas confondre compliqué et complexe. »
Mise en lumière notamment par des travaux de Von Neumann (1970) puis d’Henri Atlan, la notion de complexité s’est progressivement imposée tout en suscitant, jusqu’à nos jours même, scepticisme et réticences. En France, en 1984, un colloque se tient à Cerisy avec pour thème : « Les théories de la complexité ». Autour de l’œuvre d’Henri Atlan. Évoquant les difficultés rencontrées dans l’étude et l’usage de la complexité, Henri Atlan écrit « des méthodes plus adaptées à ce genre de problèmes peuvent être imaginées ». Il cite Von Neumann : « La complexité sera l’objet privilégié des sciences du XXe siècle comme l’énergie et l’entropie au XIXe siècle. » J’ajouterai : objet privilégié du XXIe siècle aussi. Nous n’en avons pas fini avec la complexité.
Commençons par quelques précautions utiles. En premier lieu il ne faut surtout pas confondre compliqué et complexe. Il faut distinguer la complication (empirique) de la complexité (théorique), remarque le physicien Jean-Marc Lévy- Leblond, ce qui implique de ne pas se contenter de décrire un phénomène clairement reconnu comme complexe, il faut aussi en faire une analyse théorique. Sinon, la complexité risquerait de s’évaporer « dans l’aridité de la pensée formelle ».
Pensée complexe et pensée du complexe
Il est clair aujourd’hui que la complexité – ce qu’elle recouvre et ce qui tourne autour d’elle – est à la fois terrain d’expérimentation, objet d’avancées théoriques, source de fécondité dans la recherche, bien qu’elle demeure encore pour certains sans intérêt, voire objet de défiance ou de rejet, au motif qu’elle contrevient aux règles de la logique formelle tenues pour intangibles. Sachant, comme je l’ai indiqué plus haut, qu’il existe bien de nombreuses formes ou concepts présentant des caractères complexes (au sens de la définition donnée ci-dessus), il y a eu depuis la période évoquée nombre de travaux sur le sujet. Je noterai en particulier l’apparition de deux concepts qui nous intéressent en ce qu’ils touchent précisément à notre propos : celui des modes, ou formes, de la pensée liées à la complexité. L’un de ces concepts, celui de la pensée complexe, a été développé par Edgar Morin et a fait l’objet de nombreuses critiques, ouvrant ainsi un débat qui peut être fécond. L’autre, la pensée du complexe, est proposée par Janine Guespin-Michel et intègre la dialectique.
Une pensée dialectique du complexe ?
« La pensée du non-linéaire est une des plus prometteuses percées qu’ait opérée la recherche scientifique dans les dernières décennies », note Lucien Sève. Cette pensée du non-linéaire, plus largement la pensée complexe telle que je viens de l’esquisser, est intimement liée à la révolution numérique qui, entre autres, met de puissants moyens de calcul, entièrement nouveaux, à la disposition des chercheurs. Procurant aux sciences dites dures la possibilité de traiter des quantités de données considérables, elle donne aussi aux sciences humaines et sociales d’extraordinaires possibilités de perfectionner leur approche du réel. Loin de chercher à appliquer à la méthode comparative et aux pratiques d’observation qui les caractérisent des modèles mathématiques inadaptés, ces dernières ont désormais le moyen de travailler sur de longues séries, sur des approfondissements à multiples dimensions. Un travail qui les fait accéder à des formes de scientificité différentes qui ne le cèdent en rien à la rigueur des autres sciences.
De quelle culture logico-philosophique la pensée du non-linéaire a-t-elle besoin ? Telle est la question que pose Lucien Sève dans l’ouvrage Emergence, complexité et dialectique (Odile Jacob, 2005). Pointant l’impossibilité, bien connue, de la logique formelle à résoudre les contradictions multiples qui surgissent dans l’étude des phénomènes nouveaux que la science aborde aujourd’hui – énoncés paradoxaux, émergence, limites de l’hypothèse déterministe, etc. –, il juge nécessaire de clarifier nos rapports cognitifs avec toutes ces notions. S’interroger sur les évidences, un exercice auquel se livrent constamment les chercheurs, nécessite à ses yeux de changer de point de vue logico-philosophique : en d’autres termes de penser en termes de dialectique. Il s’agit bien entendu pour Sève de la dialectique matérialiste héritée de Marx qu’il a longuement étudiée, revue et actualisée. Je ne résumerai pas en quelques lignes une argumentation dont on connaît la rigueur scrupuleuse.
« Un mot, une idée, n’a pas qu’un seul contraire. Penser l’unité des divers contraires est un moyen supplémentaire d’enrichir notre analyse. »
Cette pensée qui a des siècles d’existence, la dialectique, reconsidérée par Hegel, puis par Marx, acquiert aux yeux de Sève, le statut de catégorie logico-philosophique. Loin d’abolir la logique formelle, elle se construit comme un élargissement des modes de pensée offrant des nouveaux moyens d’analyse pour des problèmes jusqu’ici non résolus. Qu’apporte donc au chercheur la dialectique ainsi définie ? Elle se donne pour objet non pas de proscrire les contradictions, existantes et bien réelles, mais de les résoudre. Et pour ce faire de penser l’unité des contraires. Non pas selon la formule thèse-antithèse-synthèse – un formalisme vide –, mais selon quatre moments de la contradiction qui, pour Hegel, sont : le positif, le négatif, la métamorphose du positif par le négatif, et le positif nouveau où se construit tout le procès (processus). Soit, par exemple, les contraires que sont l’être et le néant. On les abordera ainsi : l’être (positif), le néant (négatif), la néantisation de l’être (la métamorphose de positif par négatif) d’où le devenir. On voit ici apparaître l’histoire. Notons, par expérience, qu’un mot, une idée, n’a pas qu’un seul contraire. Penser l’unité des divers contraires est un moyen supplémentaire d’enrichir notre analyse.
« Introduisant le monde réel dans son univers, la pensée dialectique y introduit l’histoire, balayant ainsi tout déterminisme fixiste.»
Un des termes, très fréquent, que la dialectique permet de prendre en compte est l’effet de seuil, révélateur de ruptures. Ruptures que récuse par exemple l’évolutionnisme, fécond par ailleurs selon les sujets qu’il traite. Les travaux scientifiques contemporains ont révélé dans de nombreux domaines les ruptures brusques qui ont influencé, influencent encore tant l’histoire de l’univers que celle des hommes. Introduisant le monde réel dans son univers, la pensée dialectique y introduit l’histoire, balayant ainsi tout déterminisme fixiste. De nombreux travaux contemporains confirment la fécondité de cette approche. « La dialectique, écrit Sève, ne se satisfait d’aucune unilatéralité. » L’une de ses assertions les plus prometteuses, valable tant pour les sciences, dans leur ensemble, que pour la philosophie, est qu’elle considère le singulier comme l’autre face de l’universel. l
Yvette Lucas est sociologue. Elle est maître de recherches honoraire à l’université de Toulouse Le Mirail.
• Cause commune n° 6 - juillet/août 2018