Par

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« Un souffle c’est rien sauf quand c’est le dernier, pas vrai ? Meurs mais meurs bien, meurs beau, meurs propre. Oh j’te parle, bourses-molles !

– Laisse-le crever tout seul, tu perds ton temps, Justine ! »

Je veux rester agenouillée sur le pavé, la main qui retient la nuque lourde, contempler mes phalanges ruisseler de son sang à la vitesse d’un fiacre de bourgeois fuyant ma ville. Le premier mort rien qu’à moi, ça pourrait presque se célébrer si notre cœur était à la fête.

Je veux garder cette image tout ce qu’il me reste de vie. Son visage blanc, ses yeux d’un bleu presque translucide plongés dans mes iris noirs, le pouls qui fait tressauter les veines de son cou, ses joues creusées par la trouille. Quand mes doigts se sont crispés sur le chien du fusil, je savais que c’était pour lui. Beau, jeune, fier dans son habit de militaire, la moustache lisse et blonde, parfait pour une mise à mort. Il m’a vue et il a souri, un brin moqueur. Il n’aurait pas dû.

Il a dû penser que j’avais rien à foutre sur les barricades, à défendre l’indéfendable. Moi, Justine Royer, à peine 17 ans, le ventre lourd et grossi par la culbute de trop d’un vieillard bien mis. Pour ceux d’en face, je perds mon temps pour une cause vaine depuis le départ. Interdit de rêver, jeune prostituée, laisse donc la France à ceux qui savent, ceux qui sont allés à l’école jusqu’à connaître plus que les saisons et le nom des rois.

Ah, parce que toi le cul-terreux de Versailles, avec ton bel habit et ta jolie baïonnette, tu vas me faire croire que tu sais compter plus loin que les bœufs qui tirent la charrue de ton père ? Paysan, va ! Retourne à ta terre, tu nous seras plus utile. Paris a faim, mon enfant à naître aussi.

– Ohé, Justine, faut pas traîner ici, laisse-le maintenant, tu l’as, eu ton versaillais !

– Oh oui, j’l’ai eu, t’as vu comme j’l’ai bien eu ?

– Laisse-le, il est mort ! tu voudrais pas qu’on l’empaille en plus !

Les mots étaient sortis de la bouche lippue d’Irène, dite « la vieille ». Pas qu’elle le soit vraiment, à peine 40 ans, mais vieille dans la lutte. Ce qu’on vit depuis deux mois, elle l’a rêvé toute sa vie. Autogestion, débrouille, recherche de justice et de liberté, fin de l’asservissement, éducation populaire. À bas les bourgeois, vive le peuple. Elle ponctue chacune de ses phrases d’un « Vive la Commune ! », c’en est fatiguant. La Commune, j’en suis, évidemment que j’en suis puisque je viens de buter un peu de la jeunesse d’en face. En fait, j’en suis mais au début j’étais pas certaine d’y croire. Quand j’ai dit ça, un soir, à mes sœurs d’armes de l’Union des femmes, je m’en suis pris plein la gueule. Ouh la, c’est qu’il faut pas émettre de doute quand tu t’engages, sinon tu freines la cause. Voilà ce qu’elles m’ont dit. Tout juste si j’étais pas une casseuse de moral et puis surtout fallait pas que j’oublie d’où elles venaient de me sortir, hein. Sans elles, à l’heure qu’il était, je serais encore en train d’écarter les cuisses pour assouvir les besoins légitimes de Monsieur le bourgeois qui préfère payer que de se fatiguer à reconquérir Madame sa bourgeoise.

Encore un peu et je devenais une paillasse à soldats, selon elles. Ventre gros ou pas, y en a qui aimaient ça. Alors oui, j’ai remercié d’avoir ouvert en grand la maison de tolérance, du bon vieux bordel à tentures de velours bordeaux et aux merdes de rats dans tous les coins, j’ai remercié d’avoir fracassé la porte de ma chambre alors que j’étais à califourchon sur le bidet à laver la dernière souillure. J’ai à peine été surprise de voir ces femmes armées, le sourire frondeur, la fierté dans le regard, venues libérer les putains du quartier.

– Couvre-toi, tu es libre ! a crié une fille à peine plus âgée que moi.

– Libre de quoi ? j’ai fait.

Elles ont ri.

– T’es une marrante, toi ! Comment tu t’appelles ?

– Justine Royer, j’ai fait.

– Eh bien, Justine Royer, tu es libre, plus besoin de te vendre aux hommes, la Commune va s’occuper de toi.

– Ah ouais ? Elle va me trouver un toit, la Commune ? Elle va me chauffer l’hiver et me trouver de quoi manger ? Elle va s’occuper de mon gosse, votre Commune ?

– Mieux que ça, ma mignonne, elle va te donner un avenir.

À mon tour de rire. Depuis quand les puteresses avaient un avenir ? Au mieux, un client devenait un peu amoureux, remboursait ta dette et t’étais entretenue ad vitam, presque respectable, au pire tu crevais de la syphilis, défigurée par les plaies sanguinolentes.

J’étais la caution exotique de la maison, très brune aux cheveux lisses, la peau dorée et le regard noir. Madame faisait croire aux bourgeois que j’avais des origines asiatiques, même s’il fallait se lever de bonne heure pour imaginer mes yeux bridés, ça marchait plutôt pas mal. Ici, Justine s’appelait Mademoiselle Li. La marrade…

Foutue pour foutue, je me suis dit qu’après tout, l’avenir, ça se tentait. J’ai enfilé les habits les plus convenables que j’ai trouvés et j’ai aidé à libérer mes consœurs d’infortune. C’est comme ça que je me suis retrouvée sur le trottoir accompagnée des communardes, et de Rose et Eugénie qui pouffaient comme moi à l’idée d’avoir autre chose à donner que leur cul à la société. C’était bien la première fois depuis le berceau qu’on m’expliquait qu’un ailleurs était possible. Que c’était pas parce que tu étais putain que tu mourrais putain, de même que c’était pas parce que t’étais ouvrier que t’avais seulement le droit de la fermer. Et si c’était vrai ? Et si le pouvoir était vraiment entre nos mains, à nous les damnés de la Terre ? Quel plaisir j’ai pris ces dernières semaines à vivre aux côtés de ces hommes et femmes qui ne me voyaient pas comme une débauchée asservie mais comme un être humain doté d’autant de droits que de devoirs. Paris à l’échelle du monde c’est petit, mais ces derniers jours, Paris c’était grand. Dans le soufre et la sueur, dans le sang et les pleurs, Paris c’était beau. Alors, oui, indéniablement, j’en étais. Toujours la première, le ventre en avant sur les barricades, même pas fatiguée, toujours enragée. J’avais choisi les armes plutôt que la cantine ou l’aide aux blessés, même ça, j’avais eu le droit de choisir. Ça avait été discuté. « Si la petite veut, elle fait, avait dit Louis qui n’avait jamais de mal à se faire écouter. »

Irène avait un peu gueulé. J’étais jeune et en cloque, c’était pas ma place.

– On la mettra devant, ça les fera devenir dingues. On ne tire pas sur une future mère !

– Tu parles, avait fait la vieille, ils tirent sur des enfants de 12 ans !

Elle avait raison, les versaillais tiraient sur tout ce qui bougeait. Monsieur Thiers avait dit Paris est à la France, pas à la Commune, et nous on pensait tout le contraire, ça tombait mal.

Irène veillait sur moi du coin de l’œil, jamais très loin sur le pavé, je lui faisais peur avec mes coups de bravade. « Faut que tu te calmes, que tu te protèges. » J’en n’avais rien à carrer. Depuis trois ans que je jouais l’exotisme, c’est le combat qui me le rendait vrai. Elle était là l’aventure, à haranguer l’ennemi pendant que mes frères et sœurs faisaient feu. De ça, je me nourrissais.

On avait tenu un peu plus de deux mois à construire notre avenir, des écoles avaient ouvert parce que la liberté s’apprend dès le plus jeune âge, la solidarité était de mise dans chaque rue, dans chaque immeuble, sur chaque trottoir. On était les communards. Fils et filles de rien, putains, blanchisseuses, relieuses, ouvriers, artisans, artistes à la peine, tout ce que la société peut compter de petites gens, on avait vécu le siège de Paris, on savait y faire, on était robustes, on était fiers parce qu’ensemble, parce que guidés par cette soif d’avenir radieux pour nous et nos enfants à naître.

J’ai enlevé ma main de la nuque de mon mort pour caresser ce ventre plein de promesses d’un monde sans chaînes et j’ai souri à Irène. Elle m’a tendu la main pour que je me relève, a mis son bras autour de mon épaule et en me ramenant à l’abri de la barricade, elle a dit : « Pour vivre heureux, tâchons déjà de rester en vie, tu veux bien ? »

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021