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Trajectoires de jeunes en lutte contre l’ubérisation par la création d’entreprises de livraison.

Les évolutions contemporaines du travail allient déstabilisation et précarisation des travailleurs, allant jusqu’à être comprises comme des reconfigurations du capitalisme lui-même, à l’aune de ce que certains appellent « capitalisme de plateforme » ou « capitalisme numérique ». Ses manifestations seraient, par exemple, le recours accru à la sous-traitance et l’imposition de l’auto-entrepreneuriat par les employeurs, qui semble menacer de plus en plus ce que Robert Castel appelait la « société salariale ».
Ce processus général d’externalisation, souvent appelé « ubérisation », place les travailleurs dans des activités aux marges ou en dehors du salariat, comme le sont, par exemple, les livreurs à deux roues au statut de micro-entrepreneur. Ce qui était un « complément de revenus » pour de jeunes étudiants hipsters libres de travailler quand ils le veulent est aujourd’hui davantage considéré pour ce qu’il est réellement : un aménagement du sous-emploi, sans protection, et une source de revenus unique pour les plus fragiles. Les jeunes sont surreprésentés parmi cette catégorie de précaires puisqu’en 2017, 42 % des auto-entrepreneurs ont entre 20 et 34 ans et que cette activité constitue souvent l’une des premières expériences professionnelles, en parallèle ou à la suite de « petits boulots », déclarés ou non, souvent saisonniers.

« Un individu à vélo libre, autonome et heureux : l’utopie que vendent les plateformes serait donc accessible… à condition d’en sortir. »

Il existe cependant des rapports au travail ambivalents chez les livreurs, qui peuvent éclairer les différentes manières de résister à la plateforme. L’exit  est l’une des manières les plus simples de résister : on quitte l’activité. Mais la rupture avec les foodtechs peut se matérialiser par la création d’entreprises « alternatives », comme les coopératives de livraison, ou en tout cas d’une activité parallèle. Or ce processus ressemble non pas à une rupture mais à une continuité du rapport au travail au sein de la plateforme. Grâce à la comparaison de deux entreprises, l’une à Lille et l’autre à Bordeaux, dont les membres ont des trajectoires distinctes, nous éclairerons deux rapports à l’activité guidant cette défection particulière : d’un côté, une représentation « élitiste » de l’activité et, de l’autre, une pratique « militante ». Dans les deux cas, créer sa propre entreprise nous semble être l’une des modalités d’un répertoire d’action contestataire : et si être « son propre patron » c’était militer ?

Coopérative vs syndicalisme ?
La constitution de coopératives, déjà analysée au sein du « coopérativisme de plateforme », a été particulièrement mise en lumière depuis la crise de la covid. La question des « alternatives » aux plateformes a rapidement émergé, alors que le constat général était à l’échec des mobilisations de livreurs et à l’incapacité des syndicats à les organiser. La constitution de coopératives est alors présentée comme une solution alternative à l’organisation syndicale et une « nouvelle » manière de se mobiliser. Or la coopérative des coursiers bordelais – qui salarie ses livreurs pour leur offrir une protection sociale et est organisée horizontalement avec une rotation des tâches – a été créée par des livreurs mobilisés et partiellement syndiqués à la CGT, comme une manière de « continuer la lutte » en proposant un « contre-modèle » aux plateformes. Cependant elle ne remplace pas l’action syndicale. Au contraire, évoluer au sein d’une coopérative est une manière de se maintenir dans l’engagement en restant livreur, dans une activité au fort taux de rotation du fait de la pénibilité du travail ou des déconnexions forcées (qu’on peut assimiler à des licenciements). Le réseau dont fait partie cette coopérative, CoopCycle, entend « subvertir » les outils numériques des plateformes en « détournant » leur algorithme pour leur propre organisation alternative. S’il existe une distance historique de la CGT vis-à-vis de la reprise en SCOP, par défiance à l’égard de la gestion d’entreprise, des réflexions sont actuellement menées au sein de la confédération autour de la promotion du coopérativisme. Création ou reprise en coopérative ne serait donc pas opposé à l’action syndicale mais la compléterait.

Indépendance et bonnes pratiques : quitter la plateforme pour « bien faire son métier »
L’entreprise lilloise, qui a le statut de société par actions simplifiée (SAS), a été créée au contraire par des livreurs ayant une longue expérience au sein des plateformes, souvent de plusieurs années, méfiants vis-à-vis du syndicalisme et qui collent davantage à l’« éthique entrepreneuriale » valorisée par les plateformes. Ils se voient comme des indépendants et souhaitent maintenir cette autonomie, qui est mise à mal par la dégradation des conditions de travail au sein des plateformes : baisse des rémunérations, augmentation des distances et ouverture des recrutements sans sélection préalable. Selon eux, ces évolutions les empêchent d’être de « bons professionnels » et donneraient une mauvaise image de cette activité qu’ils considèrent comme un métier à part entière. Ils critiquent les plateformes et plusieurs ont participé à des mobilisations, voire organisé des grèves, mais ils refusent globalement le salariat, au nom de la liberté. La SAS emploie quelques salariés mais signe également des prestations de service aux membres. Tous ont encore un pied dans les plateformes pour lesquelles ils continuent de travailler et une partie d’entre eux ont des projets personnels en tant qu’indépendants à côté ; ils maintiennent donc tous leur microentreprise. De même, les syndiqués bordelais affirment qu’avec leur coopérative ils sont non seulement plus autonomes, notamment parce qu’ils effectuent toutes les tâches, mais également que le travail est « mieux fait » car plus intelligemment géré collectivement : « on est tous patrons », affirmait l’un d’eux. Tous expliquent que les plateformes sont finalement peu optimales dans la répartition des livraisons mais également qu’elles sont fragiles, contrairement aux entreprises qu’ils ont créées, car eux « connaissent le métier ». Non seulement les compétences acquises sont reconverties et utiles, mais l’absence de « pression » permet d’être plus agréables auprès des clients avec qui on a davantage le temps d’échanger.

« La constitution de coopératives est présentée comme une solution alternative à l’organisation syndicale et une “nouvelle” manière de se mobiliser. »

S’il existe différents rapports au travail au sein des plateformes, valorisant la « vraie indépendance » ou revendiquant le salariat, la création d’entreprises de livraison semble être toujours le fruit d’un « ras-le-bol » face à l’exploitation et au manque de reconnaissance des plateformes. Si elle n’est pas affirmée comme telle, la reconversion professionnelle des livreurs en coopérative ou SAS se fait contre la plateforme mais dans la continuité du rapport au travail au sein de celle-ci. Si certains lancent qu’ils veulent « prendre des parts de marché » à ces monopoles, c’est en fait peu le cas car les « alternatives » ne sont pas sur le même créneau : elles ne livrent globalement pas de repas chauds préparés mais sont plutôt dans le secteur de la logistique et ont pour clients des entreprises.
Créer sa propre activité est une manière de mieux faire son travail, de retrouver du sens et d’être réellement autonome. Un individu à vélo libre, autonome et heureux : l’utopie que vendent les plateformes serait donc accessible… à condition d’en sortir.

Chloé Lebas est politiste. Elle est doctorante à l’université de Lille.

Cause commune • janvier/février 2022