Analyse de trois ouvrages publiés à la suite des conférences de l’Université permanente, données par Bernard Vasseur, Claude Mazauric et Pascal Séverac, en 2019.
par Valérie Sultan
Pascal Séverac
Qu’y a-t-il de matérialiste chez Spinoza ?
Dans sa conférence très réussie, intitulée « Qu’y a-t-il de matérialiste chez Spinoza ? », Pascal Séverac a développé de nombreuses pistes permettant de caractériser ce matérialisme, qui revêt essentiellement trois formes : le matérialisme empirique, le matérialisme ontologique et le matérialisme méthodologique. D’après Spinoza, s’il est possible d’apporter une explication matérielle aux divers phénomènes qui nous entourent de même qu’au fonctionnement du corps, cela est vrai aussi pour le fonctionnement du psychisme et de l’esprit. Pour Spinoza, l’homme est aussi un être profondément social, parce qu’il est fabriqué par le social et que le social existe à l’intérieur de lui dès sa naissance. En somme, l’être humain n’existe que par les relations qu’il subit ou tisse avec les autres et ce sont bien les autres qui le font exister moins ou davantage. Il change par eux et ils sont changés par lui. Pour Spinoza, l’union fait donc la force : le secret de l’amélioration du soi se trouve avant tout dans la relation avec le collectif et par l’acceptation de l’altérité. Ne pas railler, ne pas pleurer, ne pas détester mais comprendre le fonctionnement des autres lorsqu’il nous échappe suppose d’être ferme avec soi et généreux avec autrui, alors qu’on serait plutôt porté à faire le contraire. Pour Spinoza, personne n’échappe aux affects communs. Comprendre, c’est toujours se comprendre et penser la vie autrement. Le « libre arbitre » de ceux qui prétendent s’en sortir par eux-mêmes et s’être faits « tout seuls » est pour lui une sottise qui revient à ignorer les causes par lesquelles nous pensons, car la véritable liberté commence par cesser de se croire libre, non pas de se croire indéterminé mais de comprendre pourquoi on l’est. La vraie liberté ne réside pas dans le libre arbitre mais dans une puissance déterminée à agir sur le monde. En bref, point de puissance sans convenance avec autrui. La recherche pour soi du maximum de puissance et la poursuite de notre propre intérêt doivent donc nous conduire à résister farouchement à toute captation du bien collectif par des intérêts monopolistiques. En résumé, point de liberté possible sans pensée politique et sans démocratie ; ce n’est que dans la démocratie qu’on peut trouver la jouissance la plus grande. La conférence de Pascal Séverac permet de mesurer les retombées que la pensée très moderne de Spinoza a pu avoir sur de nombreux penseurs, comme Karl Marx ou Lev Vygotski. On mesure aussi l’ampleur de la supercherie qui s’est jouée récemment à son égard : que des capitalistes aient pu annexer ses idées pour faire de lui le grand manitou du coaching individuel et du « développement personnel » relève carrément du hold-up du siècle.
Bernard Vasseur
Aragon stalinien ?
Autant le dire tout de suite, la brillante conférence de Bernard Vasseur intitulée « Aragon stalinien ? » n’est pas destinée aux esprits binaires. Ceux qui s’acharnent à tordre la réalité dans un sens ou dans l’autre pour la rendre conforme à leurs idées préconçues ou qui s’imaginent que la réponse à cette question pourrait tenir en une phrase en seront pour leurs frais. Pour traiter le sujet, Bernard Vasseur s’est appuyé tout d’abord sur les écrits d’Aragon lui-même, puis il a collecté de nombreux témoignages qu’il a croisés avec des épisodes de sa vie publique et privée (dont l’influence sur son positionnement politique fut loin d’être négligeable) pour dresser peu à peu le portrait tout en nuances d’un homme qui a traversé une longue et douloureuse période historique sur laquelle il a dû continuellement se positionner en même temps qu’il la vivait. Et quelle période ! C’est peu dire à quel point l’humanité a connu des bouleversements monumentaux entre la naissance d’Aragon en 1897 et sa mort en 1982. Et l’image laissée par Staline en France au sortir de la Seconde Guerre mondiale n’est pas non plus celle des années 1970. Comprendre la pensée d’Aragon, c’est réaliser qu’il a traversé tout cela, non seulement en tant que personne mais également avec tous ses contemporains, nous rappelle Bernard Vasseur. Et beaucoup des questionnements individuels d’Aragon ont aussi été des questionnements collectifs. À travers ses écrits, Aragon n’a jamais cessé de produire tout au long de sa vie une réflexion politique subtile et aiguisée sur l’URSS, sur la guerre froide, sur le nazisme, sur les deux guerres mondiales, sur le communisme, sur la révolution d’Octobre… Ses écrits, dans lesquels on perçoit jusqu’au bout l’évolution d’une pensée toujours en mouvement, racontent aussi l’histoire d’une prise de conscience, celle d’un homme capable d’affirmer ses convictions profondes mais aussi de revenir sur ses propres errements pour en analyser les causes. Dans cette conférence sur Louis Aragon, Bernard Vasseur dresse avant tout le portrait d’un homme libre… Ce qui nous apporte une aide précieuse pour répondre à la question posée dans le titre !
Claude Mazauric
1789 La Révolution de France
La conférence de Claude Mazauric sur la Révolution française est aussi pertinente que rafraîchissante. Pertinente par sa rigueur et son caractère très documenté, mais aussi rafraîchissante en raison des angles choisis pour analyser cette période si singulière dans l’histoire, une période sur laquelle tant de choses ont déjà été dites et redites ! Après un point très bienvenu sur la situation de la France dans le monde de cette époque, doublé d’une analyse de la société d’Ancien Régime qui bouscule déjà pas mal de clichés, Claude Mazauric s’attaque à la réalité de cette révolution, ou plutôt de ces révolutions ! Car il n’est pas exagéré de dire que la France des Lumières en a connu au moins quatre pour le prix d’une. La temporalité de cette période révolutionnaire, si souvent présentée comme une étape dans la chronologie historique, alors qu’il s’agit d’un très long processus, nous rappelle opportunément à quel point les grands événements factuels qui ont marqué cette époque sont le résultat de dynamiques très profondes et de mécanismes complexes autrement plus intéressants à étudier que la face émergée de l’iceberg. Au fond, Claude Mazauric nous présente la Révolution comme une grande force collective, une entité quasiment personnalisée qui mène sa vie propre. Il nous rappelle non sans ironie que les personnages historiques majeurs de l’époque n’ont pas vraiment « mené » cette révolution. Sans doute serait-il plus juste de dire qu’ils ont été « utilisés » par elle. La plupart des protagonistes principaux ont d’ailleurs disparu en cours de route mais la révolution, elle, est restée. Elle reste toujours ce moment incroyable où se sont joués de nombreux rapports de force mais aussi une capacité collective à transformer le monde, à essayer de le penser d’une manière nouvelle. C’est bien ce qui la rend passionnante à étudier, à plus forte raison dans la période que nous traversons aujourd’hui et qui mérite plus que jamais d’être analysée à la « lumière » de ce bouillonnant héritage qui n’attend que nous pour en écrire les pages suivantes !
Valérie Sultan est professeure de français au collège Rosa-Parks à Gentilly .
Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020