Pour aborder les conséquences très lourdes du confinement sur les métiers du spectacle Cause commune a fait le choix d’interviewer les membres de la compagnie Jolie Môme.
La Compagnie Jolie Môme, c’est quoi ?
La Compagnie Jolie Môme est née en 1983. C’est une troupe de théâtre et de chanson, fière de tenir haut le drapeau rouge sur scène, dans la rue ou sur des piquets de grève. Notre port d’attache se trouve à La Plaine Saint-Denis au théâtre La Belle Étoile qui nous est confié par la ville de Saint-Denis depuis 2004.
Pouvez-vous nous parler de la situation dans le milieu artistique ?
C’est un exercice difficile pour nous de parler des difficultés et des luttes des artistes, du spectacle ou de la culture, parce que nous n’aimons pas trop avoir cette vision corporatiste des luttes.
À chaque nouvelle réforme de l’assurance-chômage, les gouvernements successifs (de quelque bord qu’ils soient) et le MEDEF ont essayé de nous mettre à l’écart en tant qu’intermittents du spectacle pour casser la solidarité interprofessionnelle, jusqu’à organiser des négociations séparées depuis 2016. Bien sûr, quand les intermittents se mobilisent, ça peut faire des dégâts (cf. la grève d’Avignon en 2003 ou, en 2016, l’occupation des théâtres dans toute la France, dont l’Odéon et la Comédie française à Paris) et c’est bien cela qui les embête. Face à leurs tentatives de division, nous maintenons, comme nous l’avons toujours fait, que nous luttons au nom de tous les chômeurs. La première des revendications est d’ailleurs que 100 % des chômeurs soient indemnisés.
« La CGT Spectacle a élaboré un projet de fonds pour les répétitions, qui permettrait de payer huit répétitions et de garantir deux représentations d’avance à dix mille musiciens par mois. »
Comment la crise vous a touchés ?
Le virus puis le premier confinement ont bien sûr mis un coup d’arrêt à tous nos projets. Nous devions reprendre notre spectacle Barricade sur la Commune de Paris et le jouer en Corée du Sud. Notre festival La Belle Rouge a lui aussi été annulé. Nous nous sommes retrouvés éparpillés du fait de nos lieux de résidence. Soyons honnêtes, nous avons eu un moment d’abasourdissement, comme tout le monde, face à cette situation.
Comment vous avez continué à lutter malgré la crise ?
Il nous a semblé important d’essayer au maximum de continuer à lutter avec les moyens que nous avions. Nous avons mis La Belle Étoile à la disposition de l’association Solidarité migrants Wilson que nous accueillons depuis plus d’un an. Il nous a paru inconcevable que cela s’arrête. La situation des gens à la rue n’avait pas changé, elle avait même empiré pour plusieurs raisons. Par exemple, parmi les associations qui organisent des maraudes, certaines ne pouvaient plus fonctionner du fait de l’âge de leurs bénévoles, souvent des retraités, donc des personnes à risque. Mais aussi par la décision de confinement : aucune mise à l’abri des personnes à la rue n’a été prévue par l’État. Au contraire, on a pu voir un acharnement répressif envers ces personnes et les associations qui les soutenaient. C’est pourquoi, les membres de la compagnie qui habitent près du théâtre ont décidé de faire le maximum pour ouvrir ses portes à Solidarité migrants Wilson au fur et à mesure de l’augmentation de leurs maraudes.
« À chaque nouvelle réforme de l’assurance-chômage, les gouvernements successifs (de quelque bord qu’ils soient) et le MEDEF ont essayé de nous mettre à l’écart en tant qu’intermittents du spectacle pour casser la solidarité interprofessionnelle. »
À défaut de pouvoir lutter sur le terrain, beaucoup d’artistes et de militants ont été actifs sur Internet. Comment avez-vous abordé cela ?
Même si travailler en équipe à distance était loin d’être facile pour nous, nous avons essayé de continuer à créer, à soutenir les luttes par des chansons et par des clips. Par exemple, comme d’autres artistes et militants, nous pensions qu’il était nécessaire de politiser les applaudissements de 20 heures, de faire entendre les revendications que les soignants portaient depuis plus d’un an et demi par la lutte et par la grève. Alors nous avons repris le chant de lutte des manifestations de gilets jaunes « On est là » en l’adaptant et en le partageant sous forme de clip revendicatif. Nous avons aussi fait d’autres clips politiques, notamment pour les 1er et 8 mai.
« Le principe de “l’année blanche” est hypocrite. Aucun intermittent du spectacle n’aura le temps d’effectuer ses 507 heures avant le 31 août 2021. »
Si on en venait aux revendications du secteur du spectacle ?
Aujourd’hui, la principale revendication est de pouvoir travailler. Les concerts debout n’ont pas repris depuis mars, l’événementiel est au point mort. Les salles de spectacle et de cinéma, les bars, les restaurants et les salles de sport n’ont pu rouvrir en juin qu’avec une jauge réduite, ce qui est difficilement rentable. Le couvre-feu et le reconfinement ont mis un second coup d’arrêt à ceux qui avaient pu commencer à reprendre une partie de leur activité.
Pourtant, le gouvernement a mis en place de l’activité partielle…
L’activité partielle nous a sauvés un temps, elle a permis à la compagnie de pouvoir payer en partie ses salariés et de leur assurer quelques heures qui compteront pour leur intermittence. Mais c’est loin d’être le cas de tous les travailleurs du spectacle. D’abord, parce que les petites compagnies n’ont souvent pas la trésorerie pour avancer l’argent avant d’être remboursées par l’État. Et, à l’inverse, beaucoup de grosses boîtes ont refusé de faire les démarches par fainéantise ou par peur des contrôles. Il faut savoir aussi que l’activité partielle se base sur une exonération de cotisation qui n’est pas compensée par l’État. Donc, après plusieurs mois, on se retrouve avec des caisses sociales au bord de la faillite.
Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? Des travailleuses précaires n’auront pas droit au congé maternité. Des travailleurs perdent leurs droits à l’assurance maladie, des salariés n’accumulent plus de droits au chômage. Et, à l’avenir, peut-être des baisses de pensions de retraite, des attaques sur l’assurance-chômage ou la sécu, puisque quand il manque de l’argent ils nous disent qu’il faut faire des économies !
Qui va payer pour tout ce « salaire différé » qui n’arrivera jamais dans les caisses ? Des collectifs se forment pour exiger la taxation des grandes entreprises qui profitent de la crise et reversent des dividendes à leurs actionnaires : Sanofi, Axa, L’Oréal, etc.
Du coup, c’est quoi les revendications du spectacle ?
Nous voulons travailler parce que nous voulons cotiser. Évidemment, en période de confinement, ce n’est pas simple… La CGT Spectacle a donc élaboré un projet de fonds pour les répétitions, qui permettrait de payer huit répétitions et de garantir deux représentations d’avance à dix mille musiciens par mois. Cela représente 16 millions d’euros. Bien loin des milliards donnés aux grandes entreprises qui licencient d’un côté et distribuent des dividendes de l’autre… Et sur ces 16 millions, ce serait plus de 8 millions qui partiraient en cotisations et renfloueraient un peu les caisses. Bien sûr, cette revendication a vocation à s’étendre aux autres métiers du spectacle.
Mais on vous a attribué une « année blanche » à vous les intermittents du spectacle ?
Le principe de « l’année blanche » est hypocrite. Aucun intermittent du spectacle n’aura le temps d’effectuer ses 507 heures avant le 31 août 2021. Même pour nous, la Compagnie Jolie Môme, ce n’est pas évident. Pourtant, nous avons la chance d’avoir un lieu, donc de pouvoir reprendre les spectacles dès que nous en aurons l’autorisation. Alors imaginez les compagnies et les groupes de musique qui dépendent de la programmation des salles… Pour eux, c’est le flou artistique. Ils ne savent pas quand ni comment ils pourront reprendre. Sans parler de l’événementiel.
« Qui va payer pour tout ce “salaire différé” qui n’arrivera jamais dans les caisses ? Des collectifs se forment pour exiger la taxation des grandes entreprises qui profitent de la crise et reversent des dividendes à leurs actionnaires : Sanofi, Axa, L’Oréal, etc. »
Ce que nous voulons, c’est que soit définie la période durant laquelle il nous est impossible de travailler (période d’impossibilité de travailler, PIT). Et donc une prolongation des droits de douze mois après la PIT. Une fois encore, avec cette histoire d’« année blanche », le gouvernement nous a mis à l’écart. Alors que nous demandions le maintien des droits de tous les chômeurs, ceux qui étaient en fin de droit à ce moment-là n’ont été prolongés que jusqu’à la fin du confinement, quand « l’année blanche » a été attribuée aux seuls intermittents du spectacle. Rien n’a été mis en place pour les autres intermittents de l’emploi : les extras de la restauration, les saisonniers, les intérimaires, et tous les travailleurs précaires qui n’ont pas de droit au chômage. Rien non plus pour les étudiants et les jeunes travailleurs.
« N’oublions pas que la solidarité est une arme redoutable. »
Où en est la mobilisation ?
La CGT, qui est le syndicat majoritaire dans le spectacle, tente de mobiliser depuis plusieurs semaines. Les annonces du 10 décembre ont prolongé pour au moins trois semaines la fermeture des salles de spectacles et de cinéma. Cela est resté en travers de la gorge de beaucoup de gens. L’heure n’est plus aux pétitions. Même Jean-Michel Ribes s’est rendu compte qu’essayer de raisonner le gouvernement ne servait à rien ! Suite à l’appel de Samuel Churin, membre de la Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France, les différents syndicats de patrons du secteur se réveillent : théâtre public (SNSP), théâtre privé (SYNDEAC), production et diffusion musicale (PROFEDIM)… Ils préparent une procédure de référé au Conseil d’État.
Il y a fort à parier que la mobilisation du monde du spectacle va grossir. Mais la lutte est toujours plus belle quand les travailleurs se mélangent. On a pu le voir à Toulouse où les actions, rassemblements et manifestations regroupent la plupart du temps des professionnels du spectacle, de la restauration, du sport, etc.
Il faut aussi parler de l’appel des TUI, ces salariés du groupe TUI France (Nouvelles Frontières, Marmara…) menacés de perdre leur emploi. Ils ont créé autour d’eux une coordination de syndicats de tous secteurs : Air France, Auchan, Bridgestone, Sanofi, Pôle emploi, SNCF, Énergie, Inspection du travail, etc. Le but de cette coordination, c’est l’interdiction des licenciements. Pour cela, ils organisent une grande manifestation nationale le 23 janvier à Paris. N’oublions pas que la solidarité est une arme redoutable.
Propos recueillis par Davy Castel.
Cause commune n° 21 • janvier/février 2021