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Les deux opérations à la vessie n’avaient rien donné et, sentant la fin, une fin triviale, dégradante, indigne de son titre d’empereur, il réfléchissait à son destin : comme son oncle Napoléon 1er, son règne commencé par un coup d’État se terminait par une guerre perdue, la capitulation, et l’invasion de la France.

Tout s’était effondré d’un coup : un château de cartes alors qu’il était un bâtisseur, la capitale redessinée, refondée, en apportait la preuve aux yeux du monde, et ce n’était pas seulement à cause de son armée, mal commandée, en sous-effectifs par rapport aux Prussiens, c’était, malgré les promesses de paix, son attirance pour la conquête de territoires, la volonté de dominer l’Europe, de faire trembler les rois, qui l’avaient emporté et avaient tout gâché – la politique des nationalités, l’aide militaire à l’indépendance de l’Italie s’étaient retournées contre lui. Et l’aventure foireuse du Mexique, qui avait vu son chouchou, Maximilien d’Autriche, renversé et fusillé, avait terni sa gloire et montré son impuissance à imposer un maître à un peuple qui n’en voulait pas.

La seule différence avec Napoléon 1er, c’était qu’après la défaite il n’était pas prisonnier des Anglais. Au contraire il était soigné, pris en charge dans un cottage mis à sa disposition par la reine Victoria dans le Kent – il avait toujours été copain comme cochon avec les Anglais, il avait même bataillé avec eux en Chine, il s’était acoquiné avec eux pour des causes, des ambitions qui ne concernaient pas au premier chef la France, comme la guerre de Crimée, contre les Russes qui avaient des visées sur l’Empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe » comme on disait. L’Angleterre avait été un refuge, une aire de repos, au moment des conspirations ratées de Strasbourg et de Boulogne qui l’avaient amené à lancer un appel aux armées, jouant avec son nom chargé d’histoire et de nostalgie, pour rétablir le système napoléonien. Chaque fois, les Anglais l’avaient recueilli en piteux état et permis de comploter de nouveau. Même après son évasion de la forteresse de Ham, ruiné, déjà malade, se pissant sur lui, dans ses pantalons sans braguette, le gouvernement de la reine Victoria l’avait requinqué et autorisé encore à rêver de bonne fortune. C’était encore grâce à sa maîtresse anglaise, Miss Howard, une héritière immensément riche et admirative, qu’il avait pu financer ses campagnes électorales et le coup d’État du 2 septembre 1851, qui avait mis à terre la république. Il devait tout à l’Angleterre, s’il avait été moins bête, il se serait inspiré de leur monarchie constitutionnelle et il serait à faire le beau dans son palais, au lieu d’être sur un lit mouillé d’urine, surveillé par une nurse qui confisquait ses bonbons et lui faisait avaler des tisanes.

Maintenant il entendait Eugénie froissant les journaux anglais dans la pièce voisine. Pauvre Eugénie ! Elle n’avait pas été chaude pour faire la guerre à Bismarck, c’était une tête politique, il aurait dû l’écouter. Au lieu de cela, il s’était buté, il l’avait entraînée dans un exil déshonorant, et il regrettait de n’avoir pu réussir à mourir au combat à Sedan – il s’était pourtant exposé sur le champ de bataille mais aucun boulet ne l’avait écrabouillé !

Pauvre Eugénie et pauvre prince impérial, son fils Napoléon Eugène, qui n’héritera de rien. Adieu dynastie, adieu l’empire qu’il avait vu encore debout à l’aube du XXe siècle. « Mon ami, vous ne m’avez pas cru quand je vous disais que les Prussiens avaient plus de quatre cent mille hommes à la frontière de l’Est », lui lançait-elle quand il ressassait la débâcle. Elle avait eu raison : elle aimait les cotillons, les bals, les intrigues de la cour, mais elle prêtait l’oreille aux visiteurs du soir, ses espions qui dansaient le rigodon sur les parquets de l’Europe. Pauvre Eugénie, si belle, qu’il aimait encore (ah ! la courbure de ses hanches !) – mais il avait fallu le contrat signé, le mariage célébré, pour qu’elle consente à céder à son désir. « Pas question avant de devenir votre maîtresse ! » l’avait-elle averti, le regard en forme de cisaille, la caresse avare.

Qu’est-ce qu’elle lisait dans les journaux anglais ? Des moqueries, des perfidies, des railleries de donneurs de leçons qui considéraient toujours la France comme un pays ingouvernable – on lui avait passé l’article de Marx qui affirmait que « tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. La première fois, c’est une tragédie, la seconde fois, c’est une farce », visant pour l’exemple les deux Napoléon.

Il avait été à peine vexé : sa vie s’achevait dans l’indignité et la douleur, et ce spectacle, ce n’était pas une farce provoquant le rire.

En revanche, ce qui l’enrageait, c’était les journaux français qui lui parvenaient : toujours ce Victor Hugo, de retour du purgatoire, qui le traitait de nain. « Après Auguste, Augustule ! Quoi ! parce que nous avons eu Napoléon le Grand, il faut que nous ayons Napoléon le petit », avait-il osé crier à la tribune de l’Assemblée nationale en 1851 contre lui, le prince président, en route pour le coup d’État.

Il ne pouvait pas le blairer, le pompeux poète. Il ne représentait qu’un tas de zozos romantico-pleurnichards, mais il écorchait sa vanité et même contestait sa légitimité alors que, quand même, ses électeurs l’avaient toujours suivi : de sacrés scores, il avait obtenus au plébiscite de 1851 et aux élections de 1863 !

Non, il en voulait, parmi les intellectuels, à Pierre Larousse avec son Dictionnaire universel, en fabrication, qui le dépeignait comme un despote superficiel, à courte vue, donc incompétent. Ce plumitif besogneux n’était qu’un médisant vipérin, un de ces républicains fanatiques obsédés de révolutions et de désordres, qui haïssaient la maison Bonaparte, sa famille, et l’autorité. Pour mémoire, à la lettre B de son dictionnaire, à l’article Bonaparte, il était écrit : « Général républicain né à Ajaccio le 15 août 1769 et mort à Saint-Cloud le 18 brumaire an VIII ».

Quant à l’article Napoléon III, il était écrit : « Charles Philippe Napoléon Bonaparte : arrivé par un coup de main contre la représentation nationale et tombé du trône en déchaînant sur la France les effroyables malheurs d’une nouvelle invasion étrangère » et il se terminait par cette épitaphe : « Napoléon le dernier »

Ils l’ont, maintenant, la république, mise en place par les vainqueurs, sous tutelle des Prussiens, pensait-il, et les Français à présent vivaient consignés dans un pays amputé, mutilé… leur patrie peau de chagrin ! Cette république-là, imposée par les baïonnettes de l’ennemi, par les manœuvres des défaitistes versaillais ! Des traîtres, comme Thiers, qui ne sont pas dignes du titre de citoyen !

Ah ! il s’énervait, faisant défiler le passé tout proche, les péripéties de la guerre, l’enchaînement des erreurs qui avait conduit à la défaite, la capitulation – souvent il se disait qu’il n’avait pas eu de chance, il aurait pu gagner avec plus de soldats, et des généraux moins menteurs. Menteurs, en fait il s’en foutait, s’ils avaient eu du talent ! Trochu, il en manquait certainement, il avait ouvert la route de Paris, l’impératrice avait dû se cacher chez son dentiste pour échapper à l’ennemi en train d’investir la capitale.

On pouvait continuer la guerre, repousser les Prussiens : il lui revenait ici sur son lit de souffrance des échos de la Commune de Paris insurgée où, derrière les barricades, ses ouvriers, ses artisans, ses électeurs s’étaient montrés partisans de poursuivre la guerre. Il les connaissait, les émeutiers qui s’étaient dressés contre les versaillais, c’était une racaille à moitié indigente, couleur de pinard et d’absinthe, râleuse, mendiante, mais brave. Et pleine de ressources ! Il fallait voir comment ils avaient armé les Parisiens, comment ils avaient maîtrisé les techniques de l’artillerie – il s’y connaissait, il avait écrit un manuel sur l’artillerie quand il était en prison ! Empereur écrivain ! Dans cette longue ascension vers le pouvoir, d’exil en exil, il en avait pondu des livres, des articles, et son ouvrage le plus célèbre : L’extinction du paupérisme avait été lu et commenté par tous les chroniqueurs qui comptaient, jusqu’au fin fond de l’Europe, au point qu’une réputation de socialiste à un moment lui avait collé à la peau (son idée était de rendre la classe ouvrière propriétaire !) – après le coup d’État cette réputation-là évidemment s’était vite évaporée.

Bien sûr, la Commune de Paris a été écrasée, les émeutiers ont été massacrés ou déportés au bagne – n’empêche, s’il avait été apte à gouverner, au milieu de ces braves, il aurait pu retourner la situation, prendre la tête de la résistance, de la revanche, repousser tous ces Teutons « Napoléon ! Napoléon ! qu’importe le numéro ! Napoléon ! Napoléon ! mettez-vous sous les ailes de mon aigle ! » Sa légende noire, qui le stigmatisait depuis sa chute, prendrait une autre couleur.

Car cette fois il ne mentirait pas, il dirait : « L’empire, c’est la guerre », et non pas « L’empire, c’est la paix » comme il avait promis au moment du coup de force – il n’y a pas de prise de pouvoir sans mensonge, et sans reniement par la suite. Prendre le pouvoir et le garder sans violence, ça s’appelle la démocratie. Il s’en était arrangé, façonnant un corps électoral : il y avait eu des élections, des suffrages, des assemblées… il avait même autorisé le droit de grève en 1864 (appelé droit de coalition)…  alors, qui dit mieux ?

Il aperçut la nurse qui trottinait vers lui, la bassine et la couche sur les bras.

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021