Voici la deuxième partie de la traduction de l’article de Slavoj Žižek, « Last Exit to Socialism » publié dans Jacobin en juillet 2021. Partant du constat que les crises écologiques majeures risquent de conduire rapidement l’humanité à sa perte, le philosophe slovène se demande s’il y a une porte de sortie avant la catastrophe.
Alors, encore une fois, que pouvons-nous et devrions-nous faire dans cette situation insupportable – insupportable parce que nous devons accepter que nous sommes qu’une des espèces sur Terre parmi beaucoup d’autres, mais que nous sommes en même temps accablés par la tâche impossible d’agir en tant que gestionnaires universels de la vie sur Terre ? Puisque nous n’avons pas réussi à prendre d’autres sorties, peut-être plus faciles (les températures mondiales augmentent, les océans sont de plus en plus pollués…) il semble de plus en plus que la dernière sortie avant la catastrophe sera une version de ce qu’on appelait autrefois le « communisme de guerre ».
Par tous les moyens nécessaires
Ce que j’ai à l’esprit ici, ce n’est pas une sorte de réhabilitation du « socialisme réellement existant » du XXe siècle, encore moins l’adoption mondiale du modèle chinois, mais une série de mesures qui sont imposées par la situation elle-même. Quand (pas seulement un pays, mais nous tous) sommes confrontés à une menace pour notre survie, nous entrons de fait dans un état d’urgence guerrier qui durera au moins des décennies. Pour simplement garantir les conditions minimales de notre survie, il s’agit de mobiliser toutes nos ressources pour faire face à des défis inouïs, y compris le déplacement de dizaines, voire de centaines de millions de personnes en raison du réchauffement climatique.
« Les changements qui seront nécessaires seront opérés contre la tendance spontanée de l’histoire. Comme l’a dit Walter Benjamin, nous devons tirer le frein d’urgence du train de l’histoire. »
Le dôme de chaleur qui sévit aux États-Unis et au Canada ne requiert pas seulement d’aider les zones touchées, mais de s’attaquer à ses causes mondiales. Et, comme le montre clairement la catastrophe en cours dans le sud de l’Irak, un appareil d’État capable de maintenir un bien-être minimal de la population dans des conditions catastrophiques sera nécessaire pour prévenir les explosions sociales.
Tous ces défis ne pourront être affrontés, et c’est à espérer, que par une coopération internationale forte et contraignante, le contrôle social, la réglementation de l’agriculture et de l’industrie, des changements dans nos habitudes alimentaires de base (moins de bœuf), des soins de santé mondiaux, etc. En y regardant de plus près, il est clair que la démocratie politique représentative ne suffira pas à elle seule à cette tâche. Un pouvoir exécutif beaucoup plus fort, capable de faire respecter des engagements à long terme, devra être combiné avec des auto-organisations locales de personnes, ainsi qu’avec un organe international fort capable de passer outre la volonté d’éventuelles nations dissidentes.
Je ne parle pas ici d’un nouveau gouvernement mondial – une telle entité donnerait occasion à une immense corruption. Et je ne parle pas du communisme dans le sens de l’abolition des marchés – la concurrence sur le marché devrait jouer un rôle, bien qu’un rôle réglementé et contrôlé par l’État et la société. Pourquoi, alors, utiliser le terme « communisme » ? Parce que ce que nous devrons faire contient quatre aspects de tout régime vraiment radical.
Premièrement, le volontarisme : les changements qui seront nécessaires ne sont fondés sur aucune nécessité historique ; ils seront opérés contre la tendance spontanée de l’histoire. Comme l’a dit Walter Benjamin, nous devons tirer le frein d’urgence du train de l’histoire.
Ensuite, l’égalitarisme : la solidarité mondiale, les soins de santé et un minimum de vie décente pour tous.
« Il s’agit de mobiliser toutes nos ressources pour faire face à des défis inouïs, y compris le déplacement de dizaines, voire de centaines de millions de personnes en raison du réchauffement climatique. »
Ensuite, des aspects de ce qui ne peut qu’apparaître aux libéraux inconditionnels comme de la « terreur », dont nous avons eu un avant-goût avec des mesures pour faire face à la pandémie en cours : la limitation de nombreuses libertés personnelles et de nouveaux modes de contrôle et de réglementation.
Enfin, la confiance dans les peuples : tout sera perdu sans la participation active des gens ordinaires.
La voie à suivre
Tout cela n’est pas une vision dystopique morbide mais le résultat de la simple évaluation réaliste de notre situation difficile. Si nous n’adoptons pas cette voie, ce qui arrivera, c’est la situation totalement folle à laquelle on assiste déjà aux États-Unis et en Russie : l’élite au pouvoir se prépare à sa survie dans de gigantesques bunkers souterrains, dans lesquels des milliers de personnes peuvent survivre pendant des mois, sous prétexte que le gouvernement devrait fonctionner même dans de telles conditions. En bref, le gouvernement devrait continuer à travailler, même lorsqu’il n’y a pas de personnes vivantes sur la Terre sur lesquelles exercer son autorité.
Nos gouvernements et nos élites d’affaires se préparent déjà à ce scénario, ce qui signifie qu’ils savent que la sonnette d’alarme retentit. Bien que la perspective que les méga riches vivent quelque part dans l’espace en dehors de notre Terre ne soit pas réaliste, on ne peut s’empêcher de voir également dans les tentatives de certains individus extrêmement riches (MM. Musk, Bezos, Branson) d’organiser des vols privés dans l’espace le fantasme d’échapper à la catastrophe qui menace notre survie sur Terre. Alors qu’est-ce qui attend ceux qui n’ont nulle part où s’échapper ?
*Slavoj Žižek est philosophe.
1. Traduit de l’anglais par J.-M. Galano. La première partie de la traduction a été publiée dans le précédent numéro de Cause commune.
Cause commune • mars/avril 2022