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Plutôt que de se focaliser sur la punition de certains hommes, il est plus pertinent de réfléchir directement et concrètement aux conditions de l’émancipation et de l’autonomie des femmes, notamment matériellement et financièrement.

Entretien avec Gwenola Ricordeau

Vous vous revendiquez dans votre ouvrage de l’abolitionnisme pénal. Pourriez-vous en présenter rapidement ses racines et la manière dont il s’organise de nos jours ?
Gwenola Ricordeau : L’abolitionnisme pénal naît dans les années 1970, pour l’essentiel dans des pays occidentaux. Il part du constat que le système judiciaire fonctionne mal au regard des services qu’il prétend rendre, en particulier dissuader la commission d’infractions et permettre la réhabilitation des « délinquants ». Par ailleurs, l’abolitionnisme dénonce le caractère arbitraire des catégories pénales (les infractions que l’État choisit de designer comme des « délits » et des « crimes ») : certains abolitionnistes disent que les infractions pénales détournent notre attention des crimes les plus graves et qui sont « structurels », comme le capitalisme, le patriarcat ou le racisme. Enfin, l’abolitionnisme critique le recours à une punition (comme l’incarcération) pour traiter les infractions. C’est notamment à partir de ces critiques que se développent les approches de justice réparatrice.
Le courant de l’abolitionnisme pénal recouvre en réalité des analyses et des mouvements politiques divers, qui ont évolué au cours de l’histoire et qui varient selon les pays. Par exemple, la critique des institutions est au fondement de l’abolitionnisme en Europe. Aux États-Unis, les abolitionnistes se sont plus focalisés sur la dénonciation du « complexe carcéro-industriel » (le développement des prisons privées et la privatisation continue de secteurs du système pénal qui a résulté de l’affaiblissement du complexe militaro-industriel après la fin de la guerre froide), ainsi que sur les formes de continuité entre l’esclavage et le système carcéral.
En France, l’abolitionnisme pénal reste marginal dans le champ politique et dans le monde académique. Ce n’est pas le cas en Amérique du Nord où Angela Davis a contribué de manière décisive au développement de ses analyses et de ses expressions politiques. Face à l’incarcération de masse et à l’ampleur des violences policières, les idées abolitionnistes se sont popularisées et sont portées par de nombreux mouvements politiques, notamment ceux issus des communautés africaines-américaines comme Black Lives Matter, qui dénonce les violences policières particulièrement ciblées sur ces dernières.

Dans le sillage du mouvement #MeToo, de nombreuses personnes, féministes notamment, considèrent que la lutte contre les violences sexistes devrait passer par un durcissement de la répression pénale. Pourquoi pensez-vous qu’elles font fausse route ?
GR : En fait, depuis les années 1980, de nombreux mouvements progressistes (comme des mouvements féministes, mais aussi des mouvements LGBT, antiracistes, etc.) ont pensé pouvoir mettre ­l’outil du droit au service de leur cause, et que celle-ci avancerait si on criminalisait davantage, par exemple, les agressions sexuelles, les actes LGBTphobes ou racistes. Ce phénomène, en ce qui concerne le féminisme, est désigné par l’expression de « féminisme carcéral », que l’on doit à l’États-unienne Elizabeth Bernstein. Il souligne que le féminisme a pris un « tournant punitif », en appuyant toujours davantage ses revendications sur le système pénal. Dans le même temps, le populisme pénal a justifié le durcissement de certaines peines ou la création de nouvelles sanctions au nom de la protection des femmes et des enfants.

« Le féminisme a pris un “tournant punitif”, en appuyant toujours davantage ses revendications sur le système pénal. »

Les mouvements progressistes qui pensent pouvoir utiliser le système pénal à leur avantage en ont une vision un peu naïve. Ils semblent ignorer que la « peur du gendarme » n’est pas très efficace concernant les crimes les plus graves. Par ailleurs, ils reconnaissent généralement que le système pénal est profondément inégalitaire et que, selon sa classe sociale et sa couleur de peau, on n’a pas les mêmes risques de se retrouver devant un juge. Le système pénal est inégalitaire dans la mesure où il est un appareil d’État dans une société capitaliste. Faire dépendre notre émancipation d’une institution qui participe de notre oppression est donc voué à l’échec. Je pense que plutôt que de se focaliser sur la punition de certains hommes, il est plus pertinent de réfléchir directement et concrètement aux conditions de l’émancipation et de l’autonomie des femmes, notamment matériellement et financièrement.

Certains affirment que le système pénal ferait preuve de plus de clémence à l’égard des femmes, partagez-vous cette opinion ?
GR : On peut partir d’un constat : dans les pays occidentaux, les femmes représentent moins de 5 % des personnes incarcérées. Elles ont, par le passé, constitué une proportion plus importante de la population pénale, mais les hommes ont toujours été très majoritaires parmi les personnes détenues. La sous-représentation des femmes s’observe tout au long de la chaîne policière et judiciaire : elles sont moins souvent arrêtées, poursuivies, etc., que les hommes. Pour expliquer ce phénomène, il faut regarder les recherches en sentencing (sentence en anglais signifie « peine ») qui s’intéressent aux peines prononcées et, par exemple, leur variation selon le genre (ou les origines ethniques, la classe sociale, etc.). Or on voit que les femmes, pour des infractions similaires, reçoivent des peines plus courtes que les hommes. Ce phénomène, que la recherche désigne par l’expression de « paternalisme judiciaire », comporte néanmoins une exception : les violences commises dans le cadre familial ou intime, notamment lors­que la victime est un enfant ou un partenaire. Pour ces infractions, les femmes sont condamnées au moins aussi sévèrement que les hommes.

« Face à l’incarcération de masse et à l’ampleur des violences policières, les idées abolitionnistes se sont popularisées en Amérique du Nord sous l’impulsion, en particulier, d’Angela Davis. »

Le constat de formes de bienveillance de la justice à l’égard des femmes n’explique pas totalement l’important écart qui existe entre le nombre de femmes et d’hommes incarcérés. Il y a très certainement bien davantage d’infractions commises par les hommes que par les femmes. Mais on peut regarder les choses autrement : les « crimes » et les « délits » sont des catégories créées par l’État. Elles ne sont pas neutres socialement (elles permettent de condamner les pauvres). On peut aussi dire qu’elles ne sont pas neutres en termes de genre. En clair, les catégories pénales servent surtout à punir les hommes jeunes issus des classes populaires. Ce n’est pas un hasard si on considère l’histoire de la prison, liée à celle du capitalisme et de la mise au travail des classes populaires.
S’il y a donc une certaine clémence de la justice pénale à l’égard des femmes, il faut ajouter que, à durée égale, les peines de prison sont plus dures pour les femmes que pour les hommes. En effet, les femmes détenues bénéficient moins que les hommes de la solidarité de leurs proches (pendant leur peine et à leur libération) et les mères perdent plus souvent la garde de leurs enfants que les pères incarcérés.

Lorsqu’une personne est condamnée, ses proches le sont également indirectement, comme vous l’expliquez. Pourriez-vous développer en quoi consiste ce caractère nécessairement collectif de la peine, notamment carcérale ?
GR : Il y a aujourd’hui, en France, environ soixante-dix mille personnes en prison. Mais, chaque année, c’est plus d’un demi-million de personnes qui ont un proche (parent, enfant, conjoint, frère/sœur, etc.) incarcéré. Pour beaucoup de foyers, l’incarcération d’une personne se traduit par une diminution des ressources et par de nouvelles dépenses. En effet, pour vivre dignement en prison, il faut généralement au moins 100 euros par mois : pour améliorer les repas, louer une télé, acheter des produits d’entretien et d’hygiène, du matériel de correspondance, du tabac… Or le travail en prison est rare et il est très peu rémunéré.
Les prisonniers dépendent donc souvent de l’envoi d’argent (les mandats) par leurs proches, mais aussi du linge qu’ils apportent. À cela s’ajoute le coût des visites : il faut se déplacer jusqu’à la prison (la plupart des prisons sont en périphérie des villes et peu accessibles en transports en commun) et il est parfois difficile de combiner un emploi et des visites régulières. Pèsent sur les proches des prisonniers de multiples coûts : matériels et financiers, mais aussi émotionnels (beaucoup se sentent rejetés, stigmatisés, honteux, voire coupables, parce qu’ils ont un proche en prison).

« Les approches non punitives ont en commun d’œuvrer à restaurer le lien social, là où le système pénal, en punissant certains individus, ne fait qu’enclencher des parcours d’exclusion et de criminalisation. »

Les proches des prisonniers sont pour l’essentiel des femmes : ce sont elles qui soutiennent matériellement, financièrement et émotionnellement, les hommes incarcérés. En effet, dans notre société, le care (le souci des autres) est toujours davantage attendu des femmes que des hommes.
Pour les sortants de prison, la solidarité de proches (qui aident à trouver un logement, un travail, etc.) est décisive pour leur éviter de retourner en prison. Les femmes qui ont un proche en prison doivent donc non seulement soutenir celui-ci pendant sa peine, mais souvent aussi à sa sortie.

Quelles sont les principales alternatives au traitement pénal des violences, sexistes notamment ?
GR : Le traitement pénal repose sur le principe de la responsabilité individuelle. Or les violences sexuelles s’inscrivent dans le patriarcat, on ne peut donc pas les résoudre sans changer profondément la société – on en revient à la question des conditions de l’autonomie des femmes et de leurs ressources.

« Le traitement pénal repose sur le principe de la responsabilité individuelle. Or les violences sexuelles s’inscrivent dans le patriarcat, on ne peut donc pas les résoudre sans changer profondément la société. »

J’ai évoqué au début de l’entretien que, du point de vue de la dissuasion, le système pénal fonctionne mal. De plus, il ne garantit pas que les personnes punies ne récidivent pas. C’est pourquoi il y a un intérêt croissant pour les approches non punitives, par exemple la justice réparatrice ou transformative.
Contrairement au système pénal, ces approches mettent la focale sur les besoins des victimes. Selon l’abolitionniste Ruth Morris, qui a été une pionnière dans le développement de la justice réparatrice, ces besoins sont :
1) obtenir des réponses à ses questions sur les faits ;
2) voir son préjudice être reconnu ;
3) être en sécurité ;
4) obtenir réparation ;
5) pouvoir donner un sens à ce qu’elle a subi.
Ces approches ont en commun d’œuvrer à restaurer le lien social, là où le système pénal, en punissant certains individus, ne fait qu’enclencher des parcours d’exclusion et de criminalisation. 

Gwenola Ricordeau est sociologue. Elle est assistant professor en justice criminelle à la California State University, Chico (États-Unis).

Propos recueillis par Igor Martinache.

Cause commune n°18 • juillet/août 2020