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La démocratie, il convient de la faire vivre plutôt que de la statufier et de la célébrer en paroles, ce « manteau de paroles » qu’évoquait Aragon.

J’entends encore Isabelle Balkany m’apostropher, lors d’une commission administrative paritaire départementale, lors des années 1990 : « Je suis une élue du peuple, vous n’êtes qu’un représentant des personnels. Il va falloir que vous commenciez à apprendre le B-A BA de la démocratie. J’ai été élue pour faire une certaine politique, je la fais. Je la ferai quoi que vous en disiez. Et vous savez quoi ? Si à la fin de mon mandat les électeurs ne sont pas satisfaits, eh bien ils n’auront qu’à voter pour quelqu’un d’autre. D’ici là… » De fait, la droite a sa conception de la démocratie. On en voit vite les limites. L’intéressée avait d’ailleurs tenu quelques minutes après à tempérer ses propos, les mettant sur le compte d’un « coup de blues » et à assurer les représentants élus du personnel de sa considération. Mais le problème était posé et on le voit, ce n’était pas qu’un problème théorique.
Il faut bien en effet commencer par là : chacun honore la démocratie, mais chaque famille politique, chaque groupement d’intérêt, et à la limite chaque personne, en a sa conception et sa pratique propre. Il n’y a pas un « être » de la démocratie totalement indépendant des idées qu’on s’en fait, des représentations qu’on s’en donne ou des pratiques dans lesquelles on l’exerce ou prétend l’exercer. Mis à part une frange fasciste peu fournie, tout le monde s’en réclame. Ce n’est qu’aux morts qu’on offre tant de fleurs.
Démocratie formelle, démocratie réelle : une opposition à dépasser
Réduire l’exercice de la démocratie au seul moment électoral – telle est la position de Mme Balkany, et de tant d’autres : c’est évidemment tenir pour incongrue, voire attentatoire, toute intervention, populaire ou non, dans les affaires publiques en dehors des dimanches électoraux. C’est se donner les moyens d’un amalgame facile entre manifestation contre la politique gouvernementale et action séditieuse. L’entêtement du pouvoir macroniste à passer en force sur la réforme des retraites n’en est que l’exemple le plus récent. Seuls seront tolérés les propositions respectueusement formulées et, éven­tuellement, les gestes de protestation symboliques ou virtuels. Les compliments, les compléments, les grognements. Rien qui mette en cause la délégation de pouvoir. Il y a davantage : l’exercice de la démocratie étant réduit à un processus électoral, tous les moyens seront bons pour ceux qui détiennent les leviers du pouvoir, institutionnels, médiatiques, éditoriaux, pour peser en amont sur ce processus mê­me : sondages, campagnes d’opinion visant à dénaturer les enjeux des scrutins, diversions de tous ordres, marketing politique, valorisation des opposants symboliques, etc.

« Il n’y a pas un “être” de la démocratie totalement indépendant des idées qu’on s’en fait, des représentations qu’on s’en donne ou des pratiques dans lesquelles on l’exerce ou prétend l’exercer. »

Cette démocratie « formelle » n’est que le prolongement, quand on y réfléchit, du suffrage censitaire, lui-même concédé à la bour­geoisie par les institutions monarchiques. Mais si l’on y réfléchit davantage, ces concessions, pour limitées qu’elles soient, ont été le résultat de rapports de forces. Le formel n’est encore que du juridique, mais le juridique, c’est déjà du politique. Que le suffrage universel soit l’objet de tant de manipulations et de détournements ne doit pas faire oublier qu’il est le fruit d’une conquête. Un conquis plutôt qu’un acquis. Mme Balkany, plusieurs années après, s’en est rendu compte à ses dépens.
Concluons : le formel n’est pas encore le réel, mais il n’est pas rien. C’est un virtuel inchoatif, un réel in statu nascendi, un réel possible, un possible à réaliser. Et c’est cette réalisation possible, possible mais non nécessaire, qui est enjeu de dispute et d’appropriation.
Cette appropriation de la démocratie ne se distingue pas de la démocratie elle-même. Elle ne va jamais de soi, suppose toujours la dissipation d’un halo de mystère, la mise en cause d’une hiérarchie, bref : de la désacralisation. La démocratie est désacralisante, et c’est pourquoi elle ne saurait être sacralisée.

La démocratie comme démocratisation
De ce fait, la démocratie est toujours un processus de démocratisation : il s’agit d’un processus où les avancées réelles ne peuvent être que locales et précaires, mais où en même temps elles créent des dynamiques, des points d’appui et des possibles nouveaux.
Par exemple, il fut un temps où un salarié mineur pouvait être électeur et éligible dans le cadre de son entreprise, mais ne pouvait voter aux élections dans la mesure où il n’avait pas 21 ans. Ces droits ont servi de point d’appui pour obtenir le droit de vote à 18 ans ; mais ce ne fut pas sans luttes : certains le justifiaient en disant que le droit de vote devait être politique, réservé à ceux (ceux !) qui avaient « payé l’impôt du sang », à savoir accompli leurs obligations militaires… Et que dire du droit de vote des femmes !

« Les médiations sont essentielles aux différents processus démocratiques, qu’il s’agisse de leur inscription dans le droit ou du mouvement jamais totalement achevé de l’appropriation et de l’enrichissement du patrimoine culturel par lequel se constitue le genre humain. »

Mais la démocratie ne se réduit pas à la sphère du politique. Dans le domaine de l’éducation comme dans celui de la culture, la lutte pour la démocratisation, qui est une lutte rassembleuse, rencontre perpétuellement les deux obstacles symétriques de l’élitisme et de la démagogie, qui traduisent à ce niveau celui qu’on rencontre en politique avec l’opposition de l’aristocratisme et du populisme. Opposition qui perpétue l’ordre existant (ou plutôt le désordre établi).
De fait, dans l’école, le refus de la démocratie passe aussi bien par l’exaltation passéiste d’une « qualité de l’enseignement » supposée impossible à transmettre au-delà d’une aristocratie intellectuelle, et la démagogie du « savoir minimum ». Même chose en ce qui concerne la culture, entre une sacralisation des grands événements contre laquelle de plus en plus souvent les professionnels s’insurgent (l’opéra supposé réservé à une certaine caste) et la vulgarité délibérée de certains spectacles « grand public ». Refuser cela, se battre contre, c’est un aspect de la lutte des classes. De la même façon, on pourrait parler du sport et des loisirs, objets d’appropriation égoïste par les uns (les plages privées, ou à moitié privatisées !) et déniées aux autres, ce qui n’exclut pas, tout au contraire, de leur en présenter le spectacle…
Ce serait le lieu d’avoir une réflexion sur les média, vecteurs du meilleur comme du pire, outils potentiels de popularisation mis le plus souvent au service du populisme, sans qu’il y ait rien de fatal à cet état de choses. Le passage de la passivité au regard critique, du spectateur formaté au spectateur informé et donc « critique », au sens que Marx donnait à ce mot, est une dimension essentielle de la démocratisation et de la citoyenneté effective. (Car la citoyenneté aussi ne saurait se contenter d’un pur formalisme.)
La pratique de la démocratie, c’est la citoyenneté. De nos jours, le plus souvent, cette citoyenneté s’arrête aux portes de l’entreprise. La transparence des comptes et des gestions est un enjeu majeur et résolument moderne. Or on voit se renouveler à ce niveau le déni de citoyenneté et de démocratie, avec un argument en apparence plus fort : celui de ce que l’on appellera l’expertise, domaine de « ceux qui savent ».

La science contre la démocratie ?
Une chose est certaine : la science n’a rien à voir avec l’opinion majoritaire. Toute son histoire le montre. La connaissance objective se constitue contre le sens commun, les représentations spontanées, l’empirisme des pratiques usuelles. La science est déroutante. Gaston Bachelard montre quelque part que c’est là ce qu’elle a en partage avec la création artistique : l’une comme l’autre, avec des moyens totalement antipodiques (deux contraires bien faits) déchirent le voile routinier des évidences communément admises. Du caractère résolument non démagogique de la connaissance objective, il est tentant de conclure que la parole du spécialiste doit faire loi.

« Que le suffrage universel soit l’objet de tant de manipulations et de détournements ne doit pas faire oublier qu’il est le fruit d’une conquête. »

À quoi l’on répondra deux choses. D’abord, que l’autorité du spécialiste est par définition locale, limitée dans les frontières strictes de son champ de compétence. Cela, Platon l’avait déjà montré dans ses dialogues de jeunesse. Une compétence locale ne peut fonder qu’une légitimité locale. Cela vaut, plus largement, pour quiconque est investi de responsabilité : en dehors du cadre défini où celle-ci s’exerce, chacun doit se considérer et être considéré comme l’égal de tous les autres, y compris de ceux qu’il dirige. Dire que ce devoir reste souvent lettre morte, c’est hélas un truisme : raison de plus pour souligner que la démocratie se conquiert. Ensuite, parce que toute compétence technique est appelée à se transmettre. La pratique se dépasse en théorie. L’image poétique surprend dans un premier temps, mais sa finalité est ailleurs : elle révèle et éclaire des choses et des rapports inaperçus. Ce qui lui ôte à la découverte son halo de magie, c’est la transmission, par l’exemple répété et le plus souvent la verbalisation. Descartes émet l’idée que les savants de l’Antiquité ont dissimulé les secrets de leur méthode pour retirer de leurs réussites un prestige politique. De la chirurgie à l’architecture en passant par toutes les formes de l’ingénierie, les tours de main réalisés avec virtuosité par un spécialiste solitaire et offerts à l’admiration du public cèdent de plus en plus la place au travail en équipe et à la formation et à l’information des étudiants, voire du public (la prévention).
Information : c’est là sans doute le mot-clé, car il y a un droit à l’information, dans lequel se joue justement la possibilité du passage du formel au réel. Je ne suis pas spontanément bon juge d’une décision médicale, économique ou même politique, pas plus que de la validité d’une image poétique. Je dois toujours pouvoir être en mesure de la comprendre, au besoin par la médiation d’institutions ou de personnes mieux informées, susceptibles de me donner accès aux raisons qui, si obscures qu’elles m’apparaissent, sont toutefois des raisons, et comme telles intelligibles. C’est la voie, nécessairement critique, de l’approbation ou de la contestation qui est ainsi ouverte, et cela s’appelle la citoyenneté.
Il n’y en a d’ailleurs pas d’autre. L’actualité montre suffisamment combien l’arrogance de supposés spécialistes cache souvent beaucoup d’incompétence voire d’irresponsabilité. Des échecs dont se nourrissent, par un choc en retour prévisible, l’irrationalisme et la démagogie populiste. Les médiations sont donc essentielles aux différents processus démocratiques, qu’il s’agisse de leur inscription dans le droit ou du mouvement jamais totalement achevé de l’appropriation et de l’enrichissement du patrimoine culturel par lequel se constitue le genre humain. n

Jean-Michel Galano est philosophe. Il est responsable de la rubrique Philosophiques de Cause commune.

Cause commune n° 18 • juillet/août 202