Oui, l’opinion publique existe. Cette notion est souvent décriée, tant elle tendrait à masquer l’hétérogénéité et les contradictions des opinions du peuple de France pour simplifier et réifier tout cela dans une seule et unique pensée dominante. Si cette critique n’est pas dénuée de pertinence, il n’en reste pas moins que des tendances générales se dégagent qui autorisent à user de cette terminologie. Et l’ignorance, volontaire ou involontaire, de cette opinion constitue incontestablement un frein à la diffusion d’une pensée alternative et communiste.
Une bonne connaissance de l’état de l’opinion publique est utile aux militants. L’opinion, en effet, est un acteur de la vie politique avec lequel il faut compter. On le voit bien lors des grandes batailles sociales. Car établir un rapport de forces, c‘est aussi gagner la bataille de l’opinion. Et l’adversaire ne s’y trompe pas. Or, nous manifestons parfois – ce « nous » désignant les militants progressistes au sens large – une certaine désinvolture à propos de cet enjeu de l’opinion. On avance nos idées sans trop se soucier de l’état de l’autre, celui à qui elles sont destinées ; on gomme ainsi l’importance, et l’autonomie, de cette opinion. Bourdieu ne disait-il pas (c’était en 1978) : « L’opinion publique n’existe pas », formule provocatrice signifiant que les questions des sondeurs sont dans la tête des sondeurs, et non des sondés…
« Établir un rapport de forces, c’est aussi gagner la bataille de l’opinion. »
On associe aussi trop souvent connaissance de l’opinion avec manipulation de l’opinion. Certes, cette pratique est courante. L’actuel pouvoir macronien est très friand d’études, d’enquêtes et autres sondages (c’était aussi le cas de Sarkozy – on se souvient du scandale du budget Sondages de l’Élysée d’alors – ou de Hollande). L’équipe Macron consacre une part importante de son énergie à connaître l’opinion pour surfer sur les thèmes porteurs, tenter d’en détourner le sens le cas échéant, et rendre plus présentable sa politique ; ou tout simplement pour être dans « l’air du temps ». Un exemple significatif : les sondés appellent les politiques à « agir » ; les macroniens vouent donc un culte à l’action (pour l’action) et le président répète qu’il a agi, qu’il agit et qu’il agira…
A contrario, « on » mythifie parfois cette opinion, on la rêve disponible, ici et maintenant, pour tout grand chambardement. Mais dans les deux cas (négliger ou fantasmer), « on » manifeste une même ignorance de ce que pense l’opinion.
Des idées de progrès peuvent devenir dominantes
Disons, pour le dire vite, que nous entendons par opinion ce que l’on appelle aussi les idées dominantes (étant entendu qu’on pourrait légitimement discuter des différences entre idées, opinions et valeurs mais cela dépasse le cadre de cet article). Demandons-nous pourquoi les idées dominantes dominent ? Marx disait (c’est du moins une citation qui lui est souvent prêtée) que les idées dominantes sont les idées de la classe dominante. Oui, mais pas que, oserons-nous suggérer. Des idées de progrès peuvent devenir dominantes, à certains moments, dans certaines conjonctures, et le rester ; et donc contrarier les intérêts des dominants. Assez systématiquement, les thématiques ayant trait aux inégalités sociales ou encore les propositions d’action contre l’accaparement (exil fiscal, paradis financiers, pouvoir des multinationales…) montrent par exemple une opinion très fortement engagée, et majoritairement progressiste. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce type de questions est le plus souvent minoré, voire exclu, dans la plupart des enquêtes.
Bref, connaître l’opinion est indispensable pour qui veut faire porter un message politique. Ici, je souhaiterais développer deux questions. La première : puisque nous nous interrogeons sur les idées de fatalisme, j’aimerais préciser ainsi la question : depuis quand les idées de fatalisme dominent ? La seconde : que peut-on dire de l’état de l’opinion française en cet été 2018 ?
L’image du PCF à travers une enquête de 1983
Ainsi, à quand remontent, de manière massive et dominante, les idées de résignation et de fatalisme ? Mon hypothèse est la suivante : il y a eu un déplacement significatif, et régressif, de l’opinion à la charnière des années 1970 et 1980. Nous sommes alors entrés dans un cycle long, dont nous ne sommes pas encore sortis (même si le panorama idéologique est en permanent remuement). Il y eut alors un moment, qu’on peut dater, où tout un panel d’idées progressistes, et dominantes, à la sortie des « trente glorieuses » a été bousculé et contrarié, jusqu’à devenir minoritaire. Sur des questions comme le rôle de l’État (providence), la place de la propriété publique, de la fonction publique et des services publics, un changement significatif opéra. Cette évolution coïncida avec l’entrée dans la crise, et l’émergence d’une idéologie de crise.
J’ai travaillé récemment sur une biographie de Georges Marchais. L’enjeu de la présidentielle de 1981 est bien sûr central dans cette histoire. Le PCF perd, au premier tour, un quart de son électorat (qu’il ne retrouvera pas). La direction communiste d’alors est sidérée par ce résultat, alors même que la campagne de son candidat (et de ses militants) avait été extrêmement dynamique et que les communistes faisaient preuve, globalement et depuis plusieurs années, d’inventivité et d’innovation (sur le socialisme et la démocratie notamment). Soucieuse de comprendre les ressorts de l’opinion, la direction communiste encourage alors une vaste étude sociologique, s’appuyant sur la SOFRES et un groupe de sociologues communistes ou apparentés, piloté par l’universitaire Michel Simon. Georges Marchais rend compte, au printemps 1983, devant le bureau politique de cette étude (à ma connaissance, elle ne sera pas transmise aux membres du comité central, ni a fortiori aux militants ; elle est disponible aux archives du parti).
L’enquête est passionnante pour ce qu’elle révèle de l’image du PCF. L’opinion lui reproche son « irréalisme ». « Le PCF fait trop de promesses qui ne tiennent pas compte de la réalité », dit l’étude. Les électeurs qui s’éloignent du PCF alors « ont pensé que nous mettions la barre trop haut par rapport au PS qui a été perçu comme raisonnable », note Georges Marchais. On retrouve ainsi tout le débat qui a traversé les années 1970 sur la nature de la crise et des mesures à prendre pour la dépasser. L’argumentaire communiste n’a pas convaincu.
« Connaître les ressorts, les tendances et contre-tendances de l’opinion publique devrait nous permettre d’intervenir plus efficacement dans le champ politique.»
L’enquête est également intéressante car elle montre l’image désormais désastreuse des pays socialistes. Mais, pour en rester au cœur de notre interrogation (opinion et fatalisme), l’étude montre que des évolutions idéologiques fortes sont à l’œuvre en ce début des années 1980. Je cite le rapport de Georges Marchais : « [On assiste à] une pénétration indiscutable, y compris dans notre électorat et dans la classe ouvrière, des thèmes découlant de la fatalité de la crise, visant à l’acceptation des sacrifices. […] On constate un très fort acquiescement à la diminution des charges des entreprises » ou à la diminution des indemnités des chômeurs (qui est alors une idée majoritaire dans l’ensemble de l’électorat et quasi majoritaire dans l’électorat communiste). On y observe encore un soutien de l’opinion à un blocage des prix et des salaires ou à une réduction du déficit de la Sécurité sociale par une réduction des remboursements. La demande de nationalisations, qui était très forte dans la décennie 1970, fléchit. « L’idée qu’il y a assez de nationalisations, qu’il ne faut pas aller plus loin » (36 % des sondés) équilibre et devance l’idée qu’« il faudra des nationalisations nouvelles » (35 %). En somme, et pour le dire vite, l’opinion publique en ce début de la décennie 1980 est – sur ces enjeux économiques et sociaux – plus à droite que celle de la décennie précédente, sous Pompidou et Giscard.
Pour le PCF, qui « rêvait » alors l’état de l’opinion, c’est une douche froide. Les communistes, pourtant, ont identifié dès 1971 la nature de la crise du capitalisme en cours : une crise structurelle, durable, profonde. Un article fameux du secrétaire général cette année-là l’atteste. Mais ils n’ont pas vu, ou pas su voir, arriver en même temps l’idéologie de crise. J’ajoute que ce retournement de l’opinion s’accompagne (et est en partie provoqué par) d’un double phénomène : une contre-offensive vigoureuse, notamment idéologique, libérale, dès l’après-Vietnam (1975) menée par les dominants (Reagan, Thatcher, l’atlantisme rénové…) et mise aussi en musique par la social-démocratie (Mitterrand et sa « pédagogie du renoncement ») ; et d’autre part le processus d’effondrement lamentable des pays de l’Est, qui commence par la Pologne où le régime communiste est mis hors jeu… par une révolte ouvrière !
Cette tendance de l’opinion identifiée dans l’étude de 1983 va être dominante durant une bonne vingtaine d’années. Il faudra attendre 1995, et le mouvement social contre les déréglementations proposées par Juppé, pour noter un début d’infléchissement important. Il n’en reste pas moins que l’approfondissement continu de la crise nourrît un double mouvement de résignation et de résistance.
Les signes d’une évolution de l’opinion
Pour suivre aujourd’hui l’évolution de l’opinion, et en dresser un état des lieux, plusieurs outils d’analyse sont à disposition. Kantar TNS (SOFRES) propose régulièrement (tous les deux ans) un Baromètre des valeurs des Français, en testant deux cent dix mots « qui structurent notre imaginaire et notre quotidien ». L’institut Elabe a produit « les mots de la France en mouvement ». IPSOS, comme SOFRES, établit également un tableau des « valeurs des Français », tous les dix ans (1981, 1990, 2000). L’association pour la recherche sur les systèmes de valeurs (ARVAL), avec Pierre Bréchon, universitaire grenoblois, multiplie (tous les neuf ans) des études similaires.
Kantar TNS observe un « tournant » en 2016. Citation : « En 2016, notre baromètre révèle une véritable prise de conscience qu’il est désormais impossible de s’en sortir tout seul face à l’ampleur et à la globalité des dysfonctionnements d’un système qui semble “s’abîmer” en termes de sécurité au sens large, de chômage, de renforcement des inégalités, des périls environnementaux, de la montée des populismes, du déferlement des affaires. » Le poids des attentats entraînerait le « besoin de se rassembler autour de valeurs communes ». Et la note de Kantar se termine ainsi : « [Existe] une aspiration mais aussi une urgence à (re)faire collectif dans tous les domaines : refaire société, refaire ensemble, se reconstruire dans un monde commun et positif ! » On considérera bien sûr cette étude, comme toutes les autres, avec le regard critique nécessaire. En même temps, difficile de ne pas prendre en compte des formulations radicalement nouvelles comme « refaire collectif », après des décennies dominés par le chacun pour-soi.
Au cours de cette même année 2016, l’étude de Pierre Bréchon, dans « les métamorphoses de la société française » insiste sur « un réagencement des valeurs » et constate : « L’une des tendances les plus fortes consiste en la valorisation de l’autonomie individuelle : cette montée de l’individualisation s’illustre par la volonté d’être libre dans ses choix de vie, en faisant fi des prescriptions morales (qu’elles soient issues de l’État, de la religion ou encore de la famille). […] Les Français plébiscitent le fait de pouvoir expérimenter les choses par eux-mêmes, en relativisant toute forme de prêt-à-penser. » Les individus s’adaptent « et réussissent à s’en sortir à peu près, à travers leur réseau », dit encore l’étude qui insiste : « Bien entendu, l’individualisation n’est pas à rapprocher de l’individualisme : l’auteur précise que l’on peut vouloir être autonome et faire des choix humanistes et solidaires ! Vis-à-vis de la sphère professionnelle, l’individualisation répond à la quête de réaliser un travail utile socialement, qui fasse sens avec la vie de celui qui le réalise et qui résonne de manière pertinente avec les mouvances sociales. La valeur travail reste un trait particulièrement saillant de la société française. » S’ils se montrent favorables à l’entrepreneuriat, les sondés marquent aussi « une volonté de plus grande égalité et de tolérance entre citoyens, sans oublier la conservation des acquis sociaux [ce qui pour Pierre Bréchon, explique leur récusation massive de la loi El Khomri] ». Une nuance cependant : « Aux côtés de ces aspects liés à l’individualisation, un regard particulièrement pessimiste semble être porté par les Français sur le fonctionnement de la société, la sphère politique et la méfiance envers autrui. Cette forme de pessimisme sociétal peut générer des effets délétères, notamment sur les espaces collectifs de co-construction du sens, instruments de dialogue social et d’innovation. »
Enfin, l’enquête d’ELABE 2018, qui prend en compte l’élection de Macron, vaut aussi d’être citée, du moins sa conclusion : « Distance face à une amélioration de la situation qui, à date, ne concernerait certains Français que de loin, peur face aux insécurités collectives et personnelles, sentiment d’injustice fortement ancré, viennent donc confronter la volonté marquée de tourner une page dépressive, de renouer avec un esprit de conquête, de retrouver un sens mobilisateur et une fierté réaffirmée. Si elle apparaît plus apaisée qu’il y a quelques mois, cette confrontation illustre bien le risque d’une France à deux vitesses : l’une affirmant avec force l’envie d’y croire, prête à se convaincre qu’elle a des atouts pour s’engager dans ce renouveau. L’autre constatant qu’à date, elle n’a pas les moyens d’y croire, qu’elle ne dispose pas des armes pour lutter contre son déclassement et qu’elle doit faire face le plus souvent seule à ses peurs et à son sentiment d’injustice. Un dernier regard sur la cartographie pour se convaincre de cette tension : les deux mots crise et espoir sont placés exactement au même niveau pour l’image que nos concitoyens se font de la France. »
L’opinion publique existe, disions-nous. En connaître les ressorts, les tendances et contre-tendances, devrait nous permettre d’intervenir plus efficacement dans le champ politique.
Gérard Streiff est journaliste. Il est responsable de la rubrique Controverse.